samedi 3 mars 2012 - par Robert Branche

On ne transforme pas un pays grâce à la macroéconomie

Les candidats doivent quitter la mathématisation du monde et rejoindre le réel s'ils veulent être crédibles et réellement changer les choses.

Tout le discours collectif est, sauf de rares exceptions, de nature macroéconomique : on ne parle que taux de croissance, PIB, taux d’inflation, taux de chômage, taux de création d’entreprises, taux de défaillance, pourcentage d’entreprises innovantes ou exportatrices, balance des paiements…

Or ce monde macroéconomique n’est qu’un monde fictionnel, une construction de l’esprit, une représentation du réel, une mathématisation des relations : je n’ai jamais croisé dans un café un taux de croissance, ni pris un verre avec un PIB, ni, au détour d’un carrefour, risqué d’écraser un pourcentage d’innovation quelconque, ou encore discuté avec une balance des paiements…

Le monde réel est celui des individus, de tous les êtres vivants et inanimés, de leurs relations et interrelations, de ces structures locales ou globales qui vont de la fourmilière à l’entreprise en passant par tous les écosystèmes et nos villes.

Ce monde qui est celui que nous habitons, celui qui nous rend heureux ou malheureux, autonomes ou dépendants, épanouis ou malades, a disparu du discours politique. Il n’est plus qu’une abstraction décrite par des chiffres, des statistiques et des moyennes.

De temps en temps, à l’occasion d’une crise, le monde réel émerge dans le débat public : là pour une émeute dans une banlieue, ici pour des salariés qui refusent la destruction de leur outil de travail, et ailleurs, ailleurs pour des familles ne pouvant plus se loger.

Et la vie continue... si l'on peut dire...

Mais ce construit théorique de la macroéconomie et des sciences dites sociales est de moins en moins représentatif de notre monde. Pour ceux qui en doutent, qu’ils se posent une question simple : si la macroéconomie et les sciences sociales étaient exactes, pourquoi aurions-nous des crises à répétition ? Est-ce que leur succession sans cesse renouvelée, voire même leur amplification, ne sont pas la meilleure démonstration de l’absurdité de cette mathématisation du monde ?

Cet envahissement du tout économique est récent, et a pris son essor essentiellement ces dernières années. Charles-Henri Filippi, dans son dernier livre, Les 7 péchés du capital, décrit très bien ces dangers. Il y insiste sur le danger de la "transformation de la rationalité" en une "aptitude à chiffrer toute chose. (…) La rationalité moderne par la simplicité même de sa définition, juge toutes les activités à la même aune : quel bien-être procurent-elles ? Au prix de quels moyens ? Le fait que tout devienne ainsi mesurable et comparable étend l’économique qui, de champ particulier des rapports sociaux, en devient l’interprète et la seule expression possible."
Venant d’un banquier, encore à la tête de la filiale française d’HSBC, une des plus grandes banques mondiales, le propos prend tout son poids…

Cette "maladie" a envahi non seulement les structures politiques, mais aussi bon nombre de directions générales de grandes entreprises. C’est ce que j’ai été amené à dénoncer à de multiples reprises, et singulièrement dans mon livre, Les mers de l’incertitude : on ne peut pas diriger efficacement à coup de tableurs Excel et de prévisions mathématiques !

(voir On ne change pas l’économie par incantation)

Et rien ne change, bien au contraire. Je suis frappé comme tous les programmes et les discours des principaux candidats à l’élection présidentielle restent à ce niveau macroéconomique. Leur entourage n’est constitué que des théoriciens de l’entreprise et de l’économie. Se croyant comme des grands prêtres, ils me donnent l’impression de croire que l’on peut changer le monde par incantation. 

Parfois ces incantations vont dans le bon sens, par exemple l’appel de François Bayrou à plus de rigueur et à développer la production française, mais elles restent toujours théoriques et bien éloignées de la réalité de la vie. Comment concrètement François Bayrou veut-il procéder et quel lien concret avec la vie des entreprises ?

Quand comprendront-ils que la macroéconomie n’est ni un outil d’explication, ni un outil de pilotage, puisque la réalité se situe ailleurs, et qu’au mieux, elle ne fait que constater, a posteriori, les évolutions en agglomérant les données locales ?

Quand descendront-ils de leur piédestal pour se pencher sur des sujets concrets comme les délais de paiement et les modalités de transfert de propriété ?

Quand reparleront-ils du territoire réel dans lequel se déroule l’économie, de nos villes, nos banlieues et nos campagnes ?

Le Général de Gaulle, lors de son retour au pouvoir en 1958, ne s’était pas contenté de discours. Il avait lancé une politique nouvelle d’aménagement du territoire. Il avait agi concrètement et physiquement en modifiant la géographie de nos villes. Il avait lancé des actions industrielles structurantes.

En 2012, à l’ère de l’incertitude et de la globalisation, il serait illusoire et dangereux de vouloir copier à l’identique ce qui avait été fait plus de cinquante plus tôt. Notamment, imaginer que c’est l’État central qui peut inventer une stratégie industrielle est une illusion.

Mais ce sont bien ces questions concrètes qu’il faut se poser, et auxquelles il faut apporter des réponses contemporaines : quelle nouvelle politique d’aménagement du territoire compte tenu de la position de la France, de nos ressources et de la multiplicité des acteurs ? Quel rôle concret peut jouer un État central et comment le mettre en œuvre ?



8 réactions


  • zelectron zelectron 3 mars 2012 10:56

    Ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières, en économie comme dans d’autres champs : petit à petit l’oiseau qui fait son nid. Les maquereaux* économistes sont des tueurs d’économie, la preuve en est faite définitivement avec la crise que nous sommes en train de subir et on continue comme si rien n’était arrivé ...
    *ai-je fait une faute d’orthographe ?


  • daryn daryn 3 mars 2012 21:45

    Au contraire un état stratège pourrait être moteur pour certaines filières qui perdent dramatiquement en gamme par rapport à nos voisins. Exemple : la filière bois. La France a beaucoup de forêts, mais ne parvient pas à transformer son bois en produit technique d’excellence, alors qu’il y a un réel besoin. Le bois français de qualité est surtout consommé brut à l’étranger (il est parfois même acheté sur pieds et coupé par des équipes spécialisées qui viennent exprès). 30% des temples japonais sont construits avec des chênes français... En fait la France exporte soit du bois brut soit des produits dérivés de faible technicité (plaquettes de chauffage). Elle importe des produits dérivés techniques (poutres, panneaux,...).

    Une très grande partie des bois utilisés dans le mobilier ou la construction proviennent de l’étranger (Suède, Allemagne, Autriche...), essentiellement pour des raisons de qualité (par exemple maîtrise — et garantie — du taux d’hygrométrie, qui est très important pour la construction, traitements, etc).

    Les problèmes sont divers :

    • atomisation du parcellaire et manque de syndication pour l’entretien et l’exploitation
    • qualité médiocre de certains massifs, par manque d’entretien des forêts naturelles (par exemple élagage régulier pour réduire/éliminer les noeuds dans les bois résineux)
    • la filière française est plus manufacturière qu’industrielle, et les produits français sont, à qualité égale ou inférieure, significativement plus chers que les produits importés (prévoir 30% de déchets / bois non utilisable car non conforme...), en particulier pour la construction.

    Par contre ce n’est pas un problème de formation, de technique ou d’innovation : de très nombreux brevets sont d’origine française mais rachetés par des étrangers qui les exploitent.

    A noter que dans les pays où la filière fonctionne bien (Allemagne, Autriche, Grèce, Slovénie) c’est essentiellement sous la forme de PME, la Finlande (Finnforest) étant l’inévitable exception qui confirme la règle...

    Cela semble un secteur ou une stratégie nationale pourrait avoir un impact réel. Par exemple la construction bois pourrait tirer la filière : elle est en augmentation constante mais accuse un retard important par rapport à d’autres pays européens. Or c’est sans doute un passage obligé pour atteindre les objectifs 2010 (à atteindre en 2020) de haute qualité environnementale en terme d’isolation et de bilan carbone des constructions neuves.

    Que faire ? On pourrait attendre que les champions nationaux (Bouygues et autres) se réveillent, ou tenter de les réveiller. Ou bien on pourrait aider les acteurs locaux à se développer en créant des marchés de construction stables. Dans les deux cas — mais surtout le second — les collectivités locales auraient un rôle prédominant pour garantir une certaine continuité dans la demande pour le collectif. Ceci pour assurer un carnet de commande aux entreprises qui investissent dans le secteur leur permettant de l’amortir. Une évolution de la politique sylvicole pourrait quand à elle améliorer la qualité et la disponibilité de la matière première.

    Je ne suis pas persuadé que la filière bois française puisse combler son retard si on la laisse à elle même. Et il serait dommage que la situation tiers-mondiste de la France en ce domaine (exportation de matières premières et importation de produits manufacturés) persiste. Je ne vois pas d’autre solution qu’une certaine dose d’interventionnisme stratégique dans ce secteur de la part de l’état et des collectivités locales.

    Ce n’est qu’un exemple, il y en a d’autres.


    • Robert Branche Robert Branche 3 mars 2012 22:27

      Certes, mais ce que vous présentez est précisément une approche micro-économique (partant d’actions concrètes et locales), et non pas macroéconomique..


    • daryn daryn 3 mars 2012 23:03

      Non, les pistes que je donne sont clairement un mélange de micro et de macro. Je réagissais principalement à votre phrase Imaginer que c’est l’État central qui peut inventer une stratégie industrielle est une illusion. Il faut selon moi au minimum une impulsion stratégique et un engagement fort de l’état (sous forme d’incitations fiscales ou règlementaires, et des garanties de pérennité de la politique engagée) pour que les collectivités s’impliquent et que le système démarre. 


    • lulupipistrelle 3 mars 2012 23:41

      J’habite un département qui a été le premier département forestier de France (si, si personne ne s’en souvient, c’était avant le tourisme de masse)... Quand j’ai voulu acheter des fenêtres sur mesure pour réaménager une dépendance... , le menuisier n’avait que du bois exotique... le bois de pays ça n’existe plus... et pourtant les autres fenêtresont 80 ans..


  • gogoRat gogoRat 5 mars 2012 14:18

    Ok pour :

    «  imaginer que c’est l’État central qui peut inventer une stratégie industrielle est une illusion ».

    Toutefois, j’approuverais plutôt un le titre : « On ne transforme pas un pays seulement grâce la macroéconomie » ...

    « Il y a une limite à ce que nous pouvons faire avec les nombres, ainsi qu’il y a une limite à ce que nous pouvons faire sans eux ».  - Nicholas Georgescu-Roegen

  • Mycroft 8 mars 2012 11:24

    Je rencontre assez peu souvent des « être vivants [ou] inanimés » au café du commerce. Je rencontre plus souvent Fred, Robert et Raymond.

    Tout ça pour dire que la conceptualisation est une nécessité pour appréhender le monde et le rendre prévisible. Sous réserve que les choix effectués sur pour réaliser le modèle reposent sur des bases saines et non pas sur les élucubration de certains « spécialistes » qui ont pignon sur rue et qui sont glorifiés.

    Non, l’économie n’est pas une science exacte. Ce n’est même pas une science, à proprement parlé. C’est plutôt une version plus modernisée et plus « respectable » de la divination.

    Est ce que ça implique qu’il faut décentraliser et regarder par le petit bout de la lorgnette, cas particulier par cas particulier, comme le fait, justement, le gouvernement actuel qui saute sur le moindre petit bout de fais divers pour en faire des lois, toutes plus idiotes les unes que les autres, car globalement coûteuse et inefficaces ?

    Non, justement. Il est important de modéliser le monde, tout en reconnaissant que ce modèle n’est pas une affaire de spécialiste, mais bien une affaire de citoyen. La pertinence de tel ou tel statistique n’incombe pas à tel ou tel haut dirigeant dans sa tour dorée. Elle nous incombe à tous. En fonction de la méthode de calcul concrète.

    Il faut d’urgence mettre en place une macro-économie démocratique.


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