Patriotisme économique et avenir de l’Europe
Je ne sais si, le 27 juillet 2005, au cours d’une conférence de presse, en utilisant l’expression patriotisme économique, Dominique de Villepin imaginait qu’elle deviendrait aussi rapidement l’un des termes majeurs de référence du débat économique et politique en Europe.
D’autant que la définition qu’il en donnait, dans sa banalité, pouvait difficilement justifier la controverse. Je cite :
« Je souhaite rassembler toutes nos énergies autour d’un véritable patriotisme économique. Je sais que cela ne fait pas partie du langage habituel. Mais il s’agit bien, quand la situation est difficile, quand le monde change, de rassembler nos forces. Rassembler nos forces, cela veut dire que nous valorisons le fait de défendre la France et ce qui est français. Cela s’appelle le patriotisme économique. Il y a en effet un vrai paradoxe français : nous voulons garantir un niveau de protection élevé à nos salariés, mais nous ne défendons pas suffisamment nos intérêts économiques nationaux. Or nous ne défendrons bien les intérêts des salariés que si nous protégeons les intérêts de nos entreprises »
Tout aussi banals sont les points d’application que le Premier ministre avançait pour illustrer ce nouveau concept : protection des technologies sensibles, transposition de la directive européenne sur les offres publiques d’achat dans la législation nationale, promotion de l’actionnariat des salariés, encouragement de l’investissement et des exportations... toutes orientations, au demeurant de bon aloi, qui n’annonçaient pas une révolution copernicienne dans la politique économique du pays.
Depuis lors, cependant, en raison de la force des mots qui l’emporte toujours dans le court terme sur la réalité des choses, il ne se passe pas de jour que le supposé "patriotisme économique" français, identifié par un abus sémantique pervers au protectionnisme, ne soit stigmatisé dans la presse anglo-saxonne avec à sa tête le FT, désormais suivie, phénomène nouveau, par la presse allemande, et que tel ou tel commissaire bruxellois ne se manifeste pour annoncer des investigations ou des enquêtes destinées à révéler nos multiples infractions au droit communautaire.
Et pourtant, notre Premier ministre n’avait rien dit de plus que ce qui relève du bon sens élémentaire. Aussi longtemps que l’Europe ne sera pas devenue une Union politique, dotée d’une politique économique, financière et industrielle digne de ce nom, quoi de plus naturel, pour chaque nation qui la compose, que de rassembler ses forces pour optimiser ses atouts ?
Au demeurant, peut-on citer une seule grande ou petite nation en Europe ou hors d’Europe qui n’agisse pas de cette manière ? Même les idéologues les plus acharnés renoncent désormais à l’exemple américain pour prétendre le contraire, tant la pratique quotidienne de notre grand allié leur donne tort.
Il leur reste la Grande-Bretagne, l’icône du libéralisme. Mais on oublie que ce pays de grande tradition sait mettre en oeuvre la forme la plus subtile de "patriotisme économique", celle qui résulte de l’action convergente et spontanée des acteurs qui évite au gouvernement de s’engager parce que le travail est fait en amont. Ces acteurs ne s’embarrassent pas en effet des scrupules idéologiques, imposés de l’extérieur, ou des querelles intestines qui paralysent souvent nos propres banquiers ou industriels, quand il s’agit de sauver une entreprise française, de mettre en oeuvre les alliances opportunes dans l’intérêt national et de dispenser ainsi notre Etat d’intervenir.
Cette réalité des actions plus ou moins heureuses des Etats pour soutenir leurs intérêts comporte cependant des effets pervers extrêmement préoccupants quand il s’agit des membres de l’Union européenne et alors qu’à la suite du rejet du traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas, ils s’affranchissent de plus en plus de la retenue qu’ils s’imposaient vis-à-vis de leurs partenaires à l’époque où le projet européen constituait pour eux la priorité essentielle.
On le sait, même si le répéter ne fait pas pour autant avancer les choses, il y a une incompatibilité fondamentale entre, d’un côté, l’existence du marché commun et de la monnaie unique, et, de l’autre, l’absence d’intégration des règles et des politiques économiques, financières et industrielles.
Le chaos et le désordre qui prévalent actuellement en Europe résultent de cette contradiction fondamentale. A titre d’exemples, et sans prétendre être exhaustif, il est naturel que, faute d’une règle du jeu et d’une autorité de régulation au niveau européen, chaque Etat se sente fondé à se préoccuper de la structure du capital et des alliances de ses grandes entreprises. Il est naturel que, faute d’une vraie politique de l’énergie au niveau européen, chaque Etat considère comme une de ses responsabilités essentielles de stabiliser et de sécuriser son approvisionnement.
Les initiatives prises ici ou là sont-elles appropriées ? C’est une question à laquelle chacun des peuples concernés donnera une réponse à sa façon. Mais il ne faut pas se leurrer, l’arrêt de la construction européenne pour une durée indéterminée, dont nous, Français, avons pris collectivement la responsabilité, a rendu inévitable et légitime la multiplication des actions de défense des intérêts nationaux, même dans les domaines qui appellent de manière évidente l’approche commune que nous sommes désormais incapables de promouvoir.
C’est donc un processus de désintégration qui est en cours. Je partage le point de vue que formulait récemment Jacques Attali, selon lequel si un véritable projet européen n’est pas défini et mis en oeuvre à bref délai, c’est l’euro lui-même qui sera désormais menacé.
La dernière chance de l’Europe, à moins qu’il ne soit déjà trop tard, est l’élection présidentielle française de 2007. Encore faudrait-il que, dans sa sagesse, le peuple français, au milieu de la foule des prétendants qui se sentent la capacité de prendre la tête du pays, sache choisir une femme ou un homme d’Etat qui, dans le sillage des grands Européens que la France a su produire, ait la vision, la conviction et l’autorité lui permettant de rétablir notre crédit en Europe et de contribuer de manière décisive à son avenir.