vendredi 24 mars 2006 - par Pierre Bilger

Patriotisme économique et avenir de l’Europe

Je ne sais si, le 27 juillet 2005, au cours d’une conférence de presse, en utilisant l’expression patriotisme économique, Dominique de Villepin imaginait qu’elle deviendrait aussi rapidement l’un des termes majeurs de référence du débat économique et politique en Europe.

D’autant que la définition qu’il en donnait, dans sa banalité, pouvait difficilement justifier la controverse. Je cite :
« Je souhaite rassembler toutes nos énergies autour d’un véritable patriotisme économique. Je sais que cela ne fait pas partie du langage habituel. Mais il s’agit bien, quand la situation est difficile, quand le monde change, de rassembler nos forces. Rassembler nos forces, cela veut dire que nous valorisons le fait de défendre la France et ce qui est français. Cela s’appelle le patriotisme économique. Il y a en effet un vrai paradoxe français : nous voulons garantir un niveau de protection élevé à nos salariés, mais nous ne défendons pas suffisamment nos intérêts économiques nationaux. Or nous ne défendrons bien les intérêts des salariés que si nous protégeons les intérêts de nos entreprises »

Tout aussi banals sont les points d’application que le Premier ministre avançait pour illustrer ce nouveau concept : protection des technologies sensibles, transposition de la directive européenne sur les offres publiques d’achat dans la législation nationale, promotion de l’actionnariat des salariés, encouragement de l’investissement et des exportations... toutes orientations, au demeurant de bon aloi, qui n’annonçaient pas une révolution copernicienne dans la politique économique du pays.

Depuis lors, cependant, en raison de la force des mots qui l’emporte toujours dans le court terme sur la réalité des choses, il ne se passe pas de jour que le supposé "patriotisme économique" français, identifié par un abus sémantique pervers au protectionnisme, ne soit stigmatisé dans la presse anglo-saxonne avec à sa tête le FT, désormais suivie, phénomène nouveau, par la presse allemande, et que tel ou tel commissaire bruxellois ne se manifeste pour annoncer des investigations ou des enquêtes destinées à révéler nos multiples infractions au droit communautaire.

Et pourtant, notre Premier ministre n’avait rien dit de plus que ce qui relève du bon sens élémentaire. Aussi longtemps que l’Europe ne sera pas devenue une Union politique, dotée d’une politique économique, financière et industrielle digne de ce nom, quoi de plus naturel, pour chaque nation qui la compose, que de rassembler ses forces pour optimiser ses atouts ?

Au demeurant, peut-on citer une seule grande ou petite nation en Europe ou hors d’Europe qui n’agisse pas de cette manière ? Même les idéologues les plus acharnés renoncent désormais à l’exemple américain pour prétendre le contraire, tant la pratique quotidienne de notre grand allié leur donne tort.

Il leur reste la Grande-Bretagne, l’icône du libéralisme. Mais on oublie que ce pays de grande tradition sait mettre en oeuvre la forme la plus subtile de "patriotisme économique", celle qui résulte de l’action convergente et spontanée des acteurs qui évite au gouvernement de s’engager parce que le travail est fait en amont. Ces acteurs ne s’embarrassent pas en effet des scrupules idéologiques, imposés de l’extérieur, ou des querelles intestines qui paralysent souvent nos propres banquiers ou industriels, quand il s’agit de sauver une entreprise française, de mettre en oeuvre les alliances opportunes dans l’intérêt national et de dispenser ainsi notre Etat d’intervenir.

Cette réalité des actions plus ou moins heureuses des Etats pour soutenir leurs intérêts comporte cependant des effets pervers extrêmement préoccupants quand il s’agit des membres de l’Union européenne et alors qu’à la suite du rejet du traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas, ils s’affranchissent de plus en plus de la retenue qu’ils s’imposaient vis-à-vis de leurs partenaires à l’époque où le projet européen constituait pour eux la priorité essentielle.

On le sait, même si le répéter ne fait pas pour autant avancer les choses, il y a une incompatibilité fondamentale entre, d’un côté, l’existence du marché commun et de la monnaie unique, et, de l’autre, l’absence d’intégration des règles et des politiques économiques, financières et industrielles.

Le chaos et le désordre qui prévalent actuellement en Europe résultent de cette contradiction fondamentale. A titre d’exemples, et sans prétendre être exhaustif, il est naturel que, faute d’une règle du jeu et d’une autorité de régulation au niveau européen, chaque Etat se sente fondé à se préoccuper de la structure du capital et des alliances de ses grandes entreprises. Il est naturel que, faute d’une vraie politique de l’énergie au niveau européen, chaque Etat considère comme une de ses responsabilités essentielles de stabiliser et de sécuriser son approvisionnement.

Les initiatives prises ici ou là sont-elles appropriées ? C’est une question à laquelle chacun des peuples concernés donnera une réponse à sa façon. Mais il ne faut pas se leurrer, l’arrêt de la construction européenne pour une durée indéterminée, dont nous, Français, avons pris collectivement la responsabilité, a rendu inévitable et légitime la multiplication des actions de défense des intérêts nationaux, même dans les domaines qui appellent de manière évidente l’approche commune que nous sommes désormais incapables de promouvoir.

C’est donc un processus de désintégration qui est en cours. Je partage le point de vue que formulait récemment Jacques Attali, selon lequel si un véritable projet européen n’est pas défini et mis en oeuvre à bref délai, c’est l’euro lui-même qui sera désormais menacé.

La dernière chance de l’Europe, à moins qu’il ne soit déjà trop tard, est l’élection présidentielle française de 2007. Encore faudrait-il que, dans sa sagesse, le peuple français, au milieu de la foule des prétendants qui se sentent la capacité de prendre la tête du pays, sache choisir une femme ou un homme d’Etat qui, dans le sillage des grands Européens que la France a su produire, ait la vision, la conviction et l’autorité lui permettant de rétablir notre crédit en Europe et de contribuer de manière décisive à son avenir.



6 réactions


  • Redj (---.---.125.120) 24 mars 2006 20:54

    Et oui un plan B est possible mais il devra tenir compte des aspirations des peuples. Il ne tient qu’aux hommes politiques européens de construire ce plan B avec leurs peuples...

    Pour l’instant les hommes politiques sont en panne car ils n’ont jamais pensé à explorer une autre voie que celle montrée par les anglo saxons...Et effectivement il va falloir de l’imagination et de la vonlonté politique. Car les même peuples qui ont dit NON ! juste avant qu’on les précipite dans le vide, celà même attendent qu’on leur montre un autre chemin...Et dieux sait qu’il y en a des idées chez nos concitoyens, mais la politique à les oreilles beaucoup trop hautes pour entendre la France d’en bas !


    • Antoine (---.---.248.111) 27 mars 2006 23:28

      J’applaudis à votre propos car personne ne cherche une troisiéme voie en europe, une voie originale propre à nous européens, un nouveau modèle alors que, je le pense, une nouvelle guerre larvée des valeurs est en cours et à plus long terme une guerre tout simplement. Car comme dirai le stratége, les guerres sont économique et le casus belli porte sur les valeurs et l’incident mineur.

      On est mal parti, ce n’est plus qu’une question de temps maintenant.


  • marc p (---.---.15.146) 24 mars 2006 21:45

    Bonjour, voilà un texte avec de la valeur ajoutée pour un français moyen comme votre serviteur.

    Cependant le passage :

    "Mais il ne faut pas se leurrer, l’arrêt de la construction européenne pour une durée indéterminée, dont nous, Français, avons pris collectivement la responsabilité, a rendu inévitable et légitime la multiplication des actions de défense des intérêts nationaux

    me pose problème...

    En effet le terme « collectivement » renvoie sans doute au choix de procéder à un référendum populaire...

    Or, le fait que le choix soit confié au parlement le rend il moins « collectif », je me le demande... et surtout moins « responsable », autant ou plus... ???

    Je n’ai pas voté : je côtoie trop de souffrance ou de recherche aveugle et presque pavlovienne du bien être individuel par un zèle sans réel questionnement de nos conditions et delurs tenants et aboutissants, pour comprendre comment une telle question peut être posée au peuple. Je pense que ceux qui ont voté « non » ont exprimé une défiance, voire une peur légitime, ils ont le sentiment à tord ou à raison (le premier m’étonnerait) que les décideurs politiques ou économiques ne prêtent pas sincèrement attention à leur condition de plus en plus précaire. En outre ce référendum a démontré un degré de politisation partagé par peu de pays européens... si, la construction européenne est bloquée alors profitons de cette « suspension » pour nous attaquer aux causes de cette peur.... car avancer dans la peur est-ce vraiment pire que de reculer dans la confiance.... ? bien sur que recouvrent les termes reculer, avancer..., on pense au revenu d’existence universel (même la Franc-Maçonnerie s’y est attelée), à plûtot « vivre mieux » que vivre « plus »... des utopies banales mais qui considèrent les masses subissantes..

    Et actuellement ne peut on pas craindre que de plus en plus quelques uns avancent au prix et dans l’ignorance active du recul des d’autres... Pardon je ne sais pas faire court...

    Cordialement.. Marc P


  • PJ-BR (---.---.59.106) 24 mars 2006 22:34

    @ Redj
    Non !! Pas le Plan B !!
    Où est-il ce plan B ? Quelles sont les propositions des politiciens qui l’ont soutenu ?
    Aucune, si ce n’est essayer de s’appuyer sur la partie III du TCE pour tenter de protéger les services publics dans le débat sur la directive Bolkestein (amendements 372-373 déposés par Francis Wurtz au nom du PCF).
    Il n’y avait pas de plan B, juste des ambitions personnelles de certains au PS. Le PCF Lui a toujours lutté contre la construction européenne (cf Communauté Européenne de Défense bloquée par les communistes et les gaulistes réunis). Et les trotskystes ont toujours proné la politique du pire, indispensable prélude à la Révolution et au Grand Soir qui en découlera

    Les parlements ont TOUS ratifiés le TCE.
    Quant aux peuples qui ont répondu par referendum (Espagne, France, Pays-Bas, Luxembourg) ils ont majoritairement voté pour le Oui au TCE. 2 pays Oui vs 2 pays Non, mais 55% Oui vs 45% Non en nombre de voix.

    Donc au niveau Européen la démocratie c’est Oui au TCE.

    Les français ont fait comme d’habitude. On crée une crise. Et on négocie après. Sauf qu’ailleurs on négocie d’abord (d’où la Convention Européenne) et on s’entend sur un compromis. Bref maintenant que les français ont ouvert une crise ils sont enfin prêts à négocier. Mais les autres ont tourné la page.

    Et au lieu de se plaindre sans arrêt de nos élus les français ferais mieux d’aller voter. Et si les partis ne les représentent pas il n’ont qu’à y entrer pour les changer de l’intérieur.


  • www.jean-brice.fr (---.---.9.140) 25 mars 2006 10:47

    En utilisant le mot PATRIOTISME, M. VILLEPIN deforme son sens : PATRIOTISME s’adresse à l’ENSEMBLE des Français et non à une catégorie. Pour M.VILLEPIN , l’adjectif « economique » ne s’adresse qu’aux patrons et à la rigueur aux cadres, par contre, il oublie le reste de la nation : le CNE et le CPE en sont les vivants exemples...


    • Antoine (---.---.248.111) 27 mars 2006 23:30

      Je crois que vous ne voyez pas les vrais enjeux à un niveau plus élevé.


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