mercredi 14 octobre 2020 - par karl eychenne

Rationnel un point c’est tout

 

L’investisseur masqué semble plutôt zen. En témoigne des marchés bien complaisants alors que nos économies ont un genou à terre. Y a-t-il encore une place pour la rationalité là – dedans ? Oui, comme toujours.

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Jadis, lorsque les économies trébuchaient, les marchés se cassaient la binette, l’investisseur se montrant beaucoup plus expressif que le consommateur. Mais la Covid a changé la donne. Alors que les PIB américain et européen ont perdu près de – 15 % depuis le début de l’année, les marchés d’actions en sont à peine à – 10 % en Europe, et ont même déjà tout récupéré aux Etats-Unis. Le monde à l’envers. Est-ce bien raisonnable ? Oui évidemment.

 

Une histoire de la Finance nous propose une version angélique mais cohérente des faits qui sont reprochés à l’investisseur aujourd’hui accusé d’ataraxie.

 

  • Pour que les marchés puissent réagir aussi modérément mais rationnellement à l’effondrement des PIB, il y a deux possibilités : soit ils anticipent un rebond violent et imminent des PIB ; soit ils font preuve d’une extrême légèreté face à l’adversité. Si l’on rejette la deuxième explication, il reste l’anticipation d’un retour durable des bonnes nouvelles.

 

  • Dans ce scenario, les initiés diront que les investisseurs sont fondés d’exiger des primes de risque plus faibles pour accepter de détenir des actifs risqués (actions…) plutôt que des actifs sans risque (emprunts d’Etat…), car « ils éprouvent moins le besoin de protéger leur épargne en actifs risqués d’une éventuelle rechute de l’économie ». Traduisez : si la croissance rebondit vite, les bénéfices aussi, les actions suivront, donc le moral est bon.

 

  • D’où, l’extrême sagesse des marchés qui contraste avec la nervosité des économies : tout cela reste parfaitement rationnel.

 

Mais il existe aussi une contre-histoire de la Finance, pas hérétique mais moins claironnante.

 

  • Il ne s’agit pas de remettre en question la sacro-sainte hypothèse de rationalité, cela a déjà été fait (liste de Nobels : Simon, Shiller, Tversky & Kahneman), mais de réaliser à quel point cette hypothèse au combien encombrante mais au combien éclairante a su résister tant bien que mal aux bulles, puis aux crises, puis aux bulles...

 

  • La foi en l’Homme rationnel ressemble un peu à l’histoire de ces religions ayant dû s’adapter bon an mal an aux agressions des sciences et des faits : les 3 blessures narcissiques (Darwin, Copernic, Freud), les malheurs du monde (revisités par Leibniz puis Hegel, pour une théodicée). Une contre-histoire de la Finance nous apprend alors comment la théorie a dû évoluer pour continuer de raconter l’histoire se déroulant sous ses yeux. Rien de frauduleux, la science avance ainsi. Sauf que, l’hypothèse de rationalité reste non – négociable : elle est l’hypothèse que l’on emporterait sur une île déserte si l’on devait n’en choisir qu’une.

 

  • Et dans le cas de la Covid cela donne quoi ? Imaginons que les PIB ne rebondissent pas ou si peu, et que l’avenir se mette à mal vieillir. Les marchés se retrouveraient alors si haut perchés que l’on accuserait les investisseurs de faire preuve d’un optimisme halluciné. Suffisant pour enterrer l’hypothèse de rationalité des marchés ? Non, elle finirait toujours par retomber sur ses pattes, c’est en tous les cas la thèse défendue dans cette contre-histoire de la Finance.

 

Morphogenèse d’une hypothèse encombrante

« Vous n’y arriverez jamais, c’est tout droit », répondit l’agent au jésuite qui l’interrogeait sur la direction à prendre. En effet, le jésuite n’imagine pas que les choses soient si simples, d’ailleurs cela ne l’intéresse pas. Il faut que les choses soient d’abord conformes au dogme, quitte à user de multiples contorsions intellectuelles afin de rendre les faits théorico-compatibles. Il en va de notre jésuite comme du théoricien de la finance, qui ne concevra pas facilement que les marchés puissent évoluer sans raison, que chaque mouvement ne soit pas automatiquement arbitré, que les prix n’intègrent pas déjà tout ce qu’il est bon de savoir.

 

L’homo œconomicus est rationnel, plus ou moins certes, mais dans l’ensemble il fait preuve de bon sens : s’il voit un billet par terre, il le ramassera ; s’il connait les numéros du loto à l’avance, il les jouera ; s’il voit toujours le même cheval gagner la course, il pariera sur lui à la prochaine. C’est cela que l’on appelle cela être rationnel, ou plus exactement faire des anticipations rationnelles (nuance : je peux faire l’anticipation rationnelle que je ne serai plus rationnel demain). Fort de cet axiome, l’homo œconomicus se voit ainsi signifier la feuille de route à suivre. Mais, le chemin sera parsemé d’embûches, et l’hypothèse de rationalité devra résister à de multiples défis, en fait 3 : 

 

  • La finance fixiste : jadis, la religion en vigueur vendait l’idée que tout était déjà là et n’avait pas de raison de changer ; en ce qui nous concerne c’était la constance des primes de risque, ce qui se traduisait le plus souvent en imprévisibilité des marchés financiers. Et pour cause, il était inconcevable que nous soyons irrationnels, que toute l’information disponible et utile ne soit pas déjà intégrée dans les prix des actifs, sinon on l’aurait su. Et si l’information est déjà intégrée dans les prix, alors pas la peine d’essayer de prévoir le prix de demain, l’autre l’a déjà fait pour moi. De cette évidence naquit l’idée d’une certaine efficience des marchés. 

 

  • La finance romantique : problème, on s’aperçut que les marchés bougeaient quand même un peu trop pour des rendements réputés figés. On se mit alors à concevoir un investisseur toujours aussi rationnel, mais qui vivrait bien dans un monde où les primes de risque puissent bouger. Toute l’information resterait bien intégrée dans les prix des actifs (rationalité oblige), mais ne serait pas vécue de la même façon (romantisme oblige). Illustration : lorsque le PIB s’effondre, l’investisseur sait qu’il ne peut rien contre la perte de son emploi, par contre il peut faire quelque chose contre la perte de son épargne, il peut vendre ses actions afin de ne pas subir de double peine. Et il en vendra autant qu’il en faudra, jusqu’à ce que les marchés atteignent des niveaux permettant de « restaurer un potentiel d’appréciation suffisant, afin de compenser son extrême aversion à détenir ce genre d’actif à cet instant précis ».

 

  • La finance prédictive : il y avait encore un problème. On s’aperçut que les primes de risque bougeaient, mais avaient tendance à revenir là où elles étaient parties. Autrement dit, les primes de risque étaient prévisibles. Comment concilier cette prévisibilité des marchés avec la rationalité ? Très simple : tout le monde sait bien que le cycle économique est… cyclique, et s’il est cyclique alors il doit bien être un peu prévisible puisqu’un cycle repasse toujours au même endroit (le problème c’est quand). Donc, si d’un côté le cycle économique est prévisible, et si d’un autre côté les marchés varient avec le cycle économique, alors les marchés doivent aussi être prévisibles (Modus Ponens). Dans le même genre, le syllogisme d’école : « tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». 

 

Finalement, cette contre-histoire de la Finance nous apprend que l’on a toujours trouvé une porte de sortie à l’hypothèse de rationalité. Même à l’agonie elle se métamorphose alors en rationalité 2.0, la même que la rationalité 1.0, sauf qu’on lui a mis des moustaches comme dirait l’autre : elle fait plus snob habillée d’un formalisme plus raffiné.

 

Condamné à être rationnel

La rationalité semble donc indestructible. Et pour cause, comment imaginer que l’on puisse s’en séparer : sans elle tout serait permis, imaginons tout ce que pourrait faire l’Homme irrationnel. En fait, on finit par démontrer la rationalité par l’absurde, en supposant l’hypothèse inverse : un genre de théologie négative (apophatisme), où l’on insiste davantage sur ce que l’Homme n’est pas plutôt que ce qu’il est : il ne peut pas être irrationnel, donc il est forcément rationnel. Et entre les deux ? Un peu rationnel mais pas trop ? Oui, c’est intéressant, et a déjà été dit, mais les mathématiciens savent bien que si on se met à chercher entre 0 et 1, alors on finit vite par bailler. Disons-le carrément, on interdit à l’irrationalité d’exister en tant que telle, et on préfère la définir comme une absence ponctuelle de rationalité, un genre de privation de bon sens du genre Humain coupable de bêtise, tout comme le mal fut défini par une privation volontaire de la grâce de Dieu au premier concile de Braga

 



6 réactions


  • Clark Kent Séraphin Lampion 14 octobre 2020 15:28

    La rationalité, c’est ce qu’on apprend dans les écoles de commerce pour avoir le vocabulaire nécessaire et pouvoir alimenter les pisseurs de copies rémunérés par les propriétaires de médias, autrement dit les journalopes.

    La réalité (comment gérer la fortune de Papa et la faire fructifier sans s’encombrer de trop de scrupules), ça s’apprend dans les familles, de père en fils. Les nouveaux riches ne sont tolérés que comme exceptions confirmant la règle.


  • Étirév 14 octobre 2020 15:41

    Le rationalisme
    Pour que l’homme puisse prendre sa raison pour guide il faut que la raison de l’homme soit droite.
    Or, il y autant de degrés dans la justesse de raisonnement des hommes qu’il y a d’individus.
    La raison n’est pas une entité, une et absolue, que l’on puisse consulter avec assurance, c’est l’expression d’une somme intellectuelle qui varie suivant l’individu qui parle.
    Et les esprits qui voient faux étant les plus nombreux, le nombre ne fait pas l’autorité. C’est au contraire, dans ce cas, la minorité qui l’emporte, les raisons droites étant plus rares.
    « Ce n’est pas le nombre qui compte, dit Gandhi, mais la qualité... Je ne conçois pas le nombre, ajoute t-il, comme une force nécessaire dans une cause juste. »
    Et René Guénon de confirmer : « L’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompétence. »
    Il ne faut donc pas invoquer comme une preuve de vérité la vulgarisation d’une idée et le nombre d’adepte qui la défendent, les idées fausses étant les plus faciles à propager, puisque les esprits faux sont les plus nombreux.
    Quant aux idées justes, comme elles ne sont accessibles qu’à la minorité dont l’esprit est droit, elles ne peuvent être comprises « à priori » que par un petit nombre de personnes.
    Mais comme ce qui est vrai peut être démontré par la science, cette démonstration faite, il faut imposer la vérité démontrée à la raison des masses. Sans une autorité scientifique qui impose une croyance, la vérité serait, presque toujours, niée puisqu’elle ne répond pas à l’état d’esprit de la multitude des hommes.
    Prenez le rationaliste le mieux doué, mais étranger à la science et dites-lui, par exemple, que l’eau est formée de deux gaz, que l’air n’est pas un tout homogène mais un mélange de divers éléments, que l’être humain a été formé la tête en bas et les pieds en haut, cet homme vous répondra que tout cela « est absurde », attendu que sa raison lui fait voir l’eau sous un autre état que les gaz, que sa raison lui montre l’air comme un milieu transparent dans lequel il n’aperçoit aucun élément, que, habitué à voir marcher l’homme sur ses pieds, il ne peut pas concevoir qu’il ait occupé une autre station dans laquelle la marche est impossible.
    Et cependant, il est bien vrai que l’eau est un composé de deux gaz, que l’air n’est pas un tout homogène, que pendant toute l’évolution humaine le fœtus a la tête en bas et les pieds en haut. Et vous qui êtes « savant », qui avez acquis la connaissance de ces choses et les propagez avec conviction, vous mettrez, certainement, dans la discussion avec ceux qui nieront ce que vous affirmez, l’obstination de celui qui est arrivé à la certitude, vous mettrez, dans votre désir de les convaincre, l’ardeur du prosélytisme.
    Mais, supposez qu’il arrive, dans l’avenir, un moment où la science obscurcie, perdue, n’explique plus aux nouvelles générations le comment et le pourquoi des phénomènes, supposez qu’on leur donne à croire des conclusions sans préliminaires, des faits non démontrés, quoique vrais, il se trouvera, certainement, parmi nos descendants, des esprits forts, des « rationalistes », qui diront : Je ne crois pas tout cela, parce que « c’est absurde », je ne veux pas de mystère et je n’admets que ce que ma raison explique.
    Et cet homme semblera avoir raison, et, cependant, celui qui enseignera tous ces faits, démontrés aujourd’hui, n’aura pas tort, puisqu’il propagera la vérité. Et la lutte naîtra entre ces deux hommes remplis de bonne volonté l’un et l’autre.
    Nous nous trompons quand nous disons que le missionnaire de ces vérités n’aura pas tort ; il aura, au contraire, un immense tort, c’est d’avoir perdu « la science », d’être tombé lui-même, dans l’ignorance des choses qu’il enseigne et de ne pouvoir plus les appliquer, d’être obligé de les présenter sous la forme de vérités acquises à une époque reculée, mais devenue « mystères » par l’ignorance des générations dégénérées.
    Il aura le tort de baser son enseignement, non plus sur la science, mais sur la tradition. Ce qui arriverait en pareil cas c’est ce qui arrive aux prêtres actuels de tous les cultes. Ils propagent des vérités fondamentales, devenues des mystères pour eux, des idées qu’ils sont incapables d’expliquer scientifiquement et qu’ils veulent imposer en vertu de leur propre autorité, et le rationalisme des masses ignorantes leur jette à la tête une négation qu’ils ne peuvent plus combattre.
    C’est ainsi qu’ils imposent la croyance en Dieu, sans connaître, eux-mêmes, l’essence de ce Dieu qu’ils ordonnent au peuple d’adorer, sans penser que leur affirmation ne suffit pas et que, pour que la foi soit inébranlable il faut qu’elle soit basée sur l’évidence des faits.
    C’est cette foi là que la science vient rétablir, c’est elle qui vient mettre dans les esprits des choses compréhensibles là où la tradition mettait des choses qui semblaient absurdes parce qu’elles étaient incompréhensibles.
    Donc, avant de dire : Je ne crois pas cela parce que « c’est absurde », dites-vous : la tradition me donne telle idée à croire, examinons, « par la science », la valeur de cette idée, mais ne faites pas appel à la raison pour croire ou nier, attendu que la raison n’explique rien et ne juge que les apparences qui sont, presque toujours trompeuses. La raison ne nous dit pas que la terre tourne, ni que les premières formes traversées par l’homme pendant son développement à la surface terrestre, ou pendant sa vie embryonnaire, ne ressemblaient en rien à sa forme actuelle, c’est la « science » qui nous dit cela.
    Donc, la vérité ne peut pas être trouvée par les hommes qui n’ont d’autre guide que leur raison. Elle est le privilège de ceux qui sont en possession de connaissances acquises.
    Et ceux-là ont pour mission l’enseignement. Ce sont des ministres chargés de propager les vérités démontrées en les faisant connaitre à ceux qui ont les moyens intellectuels nécessaires pour les comprendre, en « les imposant » aux autres.
    Car, « la science ne se propose pas, elle s’impose. »
    Vous n’allez pas proposer à un enfant d’examiner si la terre tourne, vous lui enseignerez cette vérité comme un fait acquis, vous lui en imposerez la croyance.
    Proposer l’examen des vérités aux ignorants, c’est livrer la science à ses ennemis, c’est retourner à la barbarie, au chaos intellectuel, c’est perdre tout le bénéfice acquis par les hommes de génie qui nous ont précédé.
    Donc, le libre examen, que nous avons cru si longtemps être le dernier mot du progrès, est, au contraire, une cause de désordre et de discorde si on le donne à ceux qui ne savent pas s’en servir.
    Il faut une autorité dogmatique, et la « Science » porte en elle ses droits à cette autorité.


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 14 octobre 2020 15:58

    Freud était tellement rationnel qu’il n’écoutait jamais l’avis des médecins se fiant à son intuition et côtoyant longtemps Jung...


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 14 octobre 2020 16:03

    Remplaçons rationnel par objectif. Cela me semble plus adapté. Le rationnel ne se fiant qu’à ce qui est visible (cerveau gauche)...


  • amiaplacidus amiaplacidus 14 octobre 2020 18:26

    La bourse-casino, rationnelle ?


  • Bob2 16 octobre 2020 20:22

    Tout bon joueur de Monopoly sait que pour gagner la partie il lui faut le plus rapidement acquérir les terrains de couleur orange en s’assurant au préalable que les autres joueurs ne connaissent pas le tuyau


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