Toutes ces heures qui partent en fumée
Une contribution décisive pour l'économie nationale
La compétitivité à tous prix…
Observateur attentif et néanmoins sourcilleux de nos mœurs quotidiennes, je n'ai de cesse de m'interroger sur le phénomène de plus en plus croissant des heures de travail qui partent en fumée. J'entends de-ci de-là, nos bons responsables de la politique et de l'entrepreneuriat se navrer du manque de compétitivité de nos entreprises, des dégâts de la loi inique des trente cinq heures, des journées perdues en congés de maladie de complaisance et en absences inexpliquées. Je vais de ce pas leur apporter ma nécessaire contribution pour remédier, si faire se peut, à ce fléau qui nous conduit à la ruine.
Les plus intransigeants vont jusqu'à réclamer le retour aux quarante cinq heures, la disparition de la cinquième semaine de congé, la suppression des droits du travailleur, la fin de la médecine du travail et l'abrogation des charges patronales. J'aimerais ici pointer d'un doigt vengeur d'autres travers. Dans le souci légitime de faire du monde du travail un enfer d'autant plus douloureux que les salaires fondent désormais eux aussi comme neige au soleil, je compte jouer de ma petite partition, pourfendre nos vices et ainsi rendre un fier service à cette France qui espère se redresser.
Pour nous préparer en douceur à notre futur statut d'esclave quand la réaction aura repris le pouvoir avec cette main de fer qui la caractérise, je brûle, si je puis m'exprimer ainsi , d'apporter un peu d'eau au moulin de la régression sociale et du management moderne car je crois qu'ils en ont bien besoin. Je les devine à court d'idées et vais m'empresser de leur en donner quelques-unes.
La Loi Évin tout d'abord est une véritable catastrophe. En interdisant de fumer sur le lieu de travail, cette loi inique et scélérate a poussé sur le trottoir bien des cols blancs ou des bleus de travail. En voilà des heures sottement perdues à faire le pied de grue sous la pluie et dans le froid pour avaler ce délicieux poison ! Non seulement, ces pauvres intoxiqués vont coûter plus tard très cher à la sécurité sociale, mais chaque jour, ils font perdre des milliers d'heures de travail aux entreprises qui les voient partir en fumée. C'est navrant !
Ce maudit téléphone portable est lui aussi cause de bien de débrayages quotidiens, de pauses interminables, de conversations qui s'éternisent, loin des nécessaires préoccupations laborieuses. Qui n'a pas croisé un ouvrier, une secrétaire, un livreur, immobilisés dans un coin avec son maudit chronophage à l'oreille, ne doit jamais être sorti de chez lui. Curieusement, les gens de l'encadrement sont tout aussi coutumiers de cette détestable habitude que le petit personnel. Il serait grand temps que l'industrie se munisse de brouilleurs pour augmenter les cadences.
Pénétrons dans les bureaux feutrés de nos services, des banques ou autres sociétés. L'ordinateur trône désormais en prince des lieux, en incontournable maître du temps et des gens, fournissant à tous les employés de France et de Navarre rien de moins que le monde entier en guise de terrain de jeu. En dehors de l'immense vague rien ne passe et, comme le travailleur est tout aussi sournois que fourbe, il en profite bien souvent pour s'adonner à des vices privés, des jeux en lignes, des clavardages plus ou moins avouables. Que d'heures évaporées sur ces flots incontrôlables ! Il faut revenir bien vite à la surveillance rigoureuse de tous ces gens.
Je pense avoir fait le tour des plus importants gisements de temps perdu mais nous restent encore quelques peccadilles qui ne doivent pas être négligées non plus. Le miracle allemand est passé par cette exigence de sévérité ; nous ne devons pas manquer de nous en inspirer. Le passage aux toilettes est de ces instants volés à la cadence qui ne saurait être toléré plus longtemps. Le travailleur teuton se retient, que l'hexagonal en fasse autant, que diable, et nous éviterions ainsi la fuite constante de nos cerveaux vers des pays plus tendus vers l'excellence ! Seule difficulté à cette révolution sanitaire, il faudrait intégrer la défaillance prostatique comme motif de licenciement. Un détail sans doute quand on veut couper de manière drastique dans les effectifs des inutiles et des débordés.
Nous devrions encore interdire la distribution des journaux gratuits. Non seulement, ils sont eux aussi sources de perte de temps au travail, mais pire encore, ils alimentent encore les conversations malgré les lois interdisant désormais aux travailleurs de parler à leurs collègues en dehors des nécessités du service. À ce propos, si je puis oser ce raccourci un peu facile, l'interdiction des grandes épreuves sportives serait là encore, un gisement considérable de productivité. Les malheureux n'auraient plus à disserter à longueur d'année sur les exploits ou les mérites comparés de leurs champions. Ah ça mais, une grande et belle industrie à la française exige de petits sacrifices. Certes, celui-ci ne chagrinera pas grand monde mais mettra hélas, au chômage des journalistes sportifs pour lesquels, il faut bien le reconnaître, il sera particulièrement difficile de trouver une reconversion.
Bien sûr, il vous faudra, et c'est bien là, la plus terrible concession qui vous sera demandée, renoncer à la lecture de ce billet quotidien car j'en sais quelques-uns qui me lisent sur leur lieu de travail. J'avoue que je ne suis pas peu fier de ce sacrifice car je sais que c'est pour le bien de notre économie. Que les neuf dixièmes des ressources dues à cet effort aillent exclusivement dans la poche des investisseurs et non au service de l'investissement, n'est malencontreusement qu'une conséquence du système économique. Si j'ai pu apporter ma pierre à l'optimisation des ressources humaines dans l'entreprise, je l'ai fait avec plaisir. Quant à s'aventurer à parfaire le système économique, j'avoue là mon impuissance ! En effet, non seulement il n'est pas raisonnable d'envisager de le rendre plus humain mais il serait coupable de s'en prendre aux bienfaiteurs reconnus de notre humanité.
Expertisement vôtre.