jeudi 31 août 2006 - par Dominique Bied

Fordisme et mobilité

Cet article explique comment nous sommes arrivés à remettre en cause la place hégémonique de l’automobile dans nos pratiques de mobilité.

L’image des agglomérations urbaines s’est fortement dégradée depuis trente ans. Cela est dû en grande partie à la manière dont nous avons organisé l’espace public, ainsi qu’à l’articulation habitat-déplacements. Petit à petit, nous avons remplacé tous les transports publics par des infrastructures routières, sans prendre conscience de certaines contraintes d’usage de la mobilité et de l’automobile. D’autre part, il y a trente ans, la prise de conscience des problèmes environnementaux était faible, nous vivions dans l’insouciance.

Le taux de motorisation des ménages augmente considérablement. Près de la moitié des ménages ont deux voitures, certains en ont plus. Les décideurs perçoivent donc cette augmentation de la demande de déplacements en automobile, et continuent à amplifier l’offre routière pour suivre, alimentant alors le système dans une fuite en avant. Le projet de contournement Est de Rouen est à ce titre une illustration de la reproduction d’un mode de pensée trentenaire. Nous sommes dans un effet d’emballement.

On peut comparer notre gestion des mobilités à la gestion de l’entreprise dans les années de fordisme. On produisait beaucoup, de façon standardisée, avec beaucoup de stocks, une qualité médiocre, une faible créativité. Le client avait une faible place, il achetait ce qu’on lui vendait, les entreprises vendaient tout ce qu’elles produisaient. La gestion actuelle de notre mobilité correspond tout à fait à ce schéma : un stock de voitures en stationnement imposant et encombrant, un flux irrégulier et non sécurisé, une qualité du cadre urbain médiocre, au point que les classes moyennes le fuient, stimulant le système automobile, des mesures coûteuses de réparation avec des résultats à la marge (peu de transfert modal de la voiture vers autre chose).

Nous sommes donc dans une logique inflationniste, d’où les notions d’efficacité et de rendement du mode de transport automobile sont absentes, contrairement aux autres modes, gérés comme des entreprises. Notre mobilité individuelle n’est ni gérée, ni organisée.

La façon de penser actuelle conduit encore à un surinvestissement routier. Un chef d’entreprise dont le volume d’activités augmente utilise toujours ces machines en deux ou trois équipes plutôt que d’investir dans des équipements supplémentaires. Il vaut mieux, de même, mieux utiliser les voitures (augmenter le taux d’occupation) plutôt que construire des 2X2 voies en surnombre.

Les chiffres de la mobilité automobile se présentent ainsi : une voiture roule en moyenne 40 km par jour sur une 1h15 en 3,3 fois, avec 1,4 personne dedans. Elle est donc peu rentable, peu efficace, réclame un espace de stockage urbain considérable. Ces chiffres montrent bien l’approche fordiste de l’usage de l’automobile, encouragée par l’urbanisme choisi depuis les années 1970.

A l’opposé, aujourd’hui, les entreprises vendent ce que les clients demandent, pas plus, avec peu de stocks, une qualité irréprochable. Ce mode de gestion fonctionne entre le client et l’entreprise, mais aussi entre les services d’une même entreprise, jusqu’en amont au niveau des achats. Chacun est le client de l’autre, et les composants sont livrés en "juste à temps". C’est même le client qui définit les innovations parfois. Nous n’avons pas encore attaqué cette révolution en matière de déplacements. La demande de mobilité n’est pas connue de façon réactive, elle est de plus en plus fluctuante, avec une fréquence plus élevée. Les systèmes de transports publics sont donc peu réactifs, ce qui conduit à avoir parfois des bus vides. Nous en sommes encore au fordisme.

Or, le contexte économique, et surtout environnemental, a changé.

Aujourd’hui, nous avons à nous donner les moyens de tenir des objectifs environnementaux ambitieux (diviser les émissions de gaz à effet de serre par 4 d’ici 2050, cela implique une baisse du trafic automobile de 3% par an), diminuer la consommation d’énergie de façon importante, maîtriser la fiscalité et la dette publique, préparer la révolution de l’économie de la connaissance, mieux partager l’espace public pour améliorer le cadre de vie, limiter la périurbanisation afin de rendre la qualité et le cadre de vie urbain homogènes dans une agglomération, ce qui permettrait, en couplant cela à une densification de l’habitat, de maîtriser la spéculation immobilière.

Les revenus nets des ménages sont en stagnation dans un monde très concurrentiel, et le prix de l’énergie ne cessera d’augmenter en raison de la rareté et de la prise en compte des contraintes environnementales. Un ouvrage comme le contournement Est tel qu’il est prévu dans la version actuelle coûte huit fois le budget annuel de l’université de Rouen. Les ménages ouvriers dépensent 60 fois plus d’argent dans les transports que dans l’enseignement, les cadres 20 fois plus.

En ce qui concerne les territoires, leur compétitivité dépendra plus de leur capacité à exercer les fonctions de base de la vie (se loger, se déplacer, s’alimenter, etc.) avec une intensité énergétique faible, des émissions faibles, un cadre de vie attractif. En effet, un territoire géré efficacement avec optimisation des ressources sera plus attractif. C’est le cas de Fribourg en Brisgau, par exemple, ou des agglomérations suédoises, ou même de Chalon-sur-Saône.

Analyser les problèmes environnementaux liés à l’automobile par la seule voie des moteurs est plus qu’insuffisant. Cela ne règle pas les problèmes de gestion d’espace urbain (170 mètres carrés d’espace public de voirie à mettre à disposition par voiture), ni les problèmes énergétiques (1kWh consommé par véhicule-km), ni les problèmes économiques, car l’usage individuel de l’automobile rend ce mode de transport le plus cher de tous. On ne prépare pas la révolution de l’économie des savoirs et de la connaissance. On ne règle pas les problèmes de cadre de vie.

On voit encore que la gestion des déplacements automobiles en reste à des concepts de production archaïques, peu réactifs, peu productifs, de qualité faible. Une gestion en temps réel s’impose (voir l’article "Changer les usages de l’automobile") pour éviter un surinvestissement routier, un désastre environnemental et économique. Finalement, cela revient à introduire la notion de "juste à temps" dans le domaine de la mobilité.



10 réactions


  • Fabrice Fabrice Duplaquet 31 août 2006 12:34

    je pense que nous devrions nous attaquer au vrai problème : l’énergie et surtout le combustible fossile qui est le principal carburant utilisé par les véhicules. Nous ne devons pas diminuer nos déplacements car la mobilité est un droit et est vecteur de qualité de vie. PAr contre nous devons utiliser les modes de déplacement propres : la marche, le vélo. Ensuite nous devons favoriser les carburants les moins polluants ou les véhicules les moins énergivores pous enfin attirer l’attention de nos instututions. Cela entraînera immanquablement le refinancement des recherches en énergies propres. Si nous injectons dans ces fillières de recherche le montant utilisé pour développer le nucléaire nous trouverions en quelques années les solutions qui nous manques encore en 2006.


    • Dominique Bied Dominique Bied 31 août 2006 22:41

      Nous sommes bien d’accord. Ce n’est pas l’automobile qu’il faut revoir, mais son hégémonie, son usage. C’est pourquoi je suis engagé en politique aux côtés de Corinne Lepage, car nous avons, dans tous les domaines, les solutions pour conserver nos espaces de liberté en optimisant la consommation de nos ressources. Il ne faut pas restreindre la mobilité mais trouver les moyens et les outils pour l’exercer au minimum de consommations de ressources.

      Je mène actuellement, et entre autres, un projet de gestion automatisée d’une organisation d’une flotte de taxis collectifs où on met en adéquation et en temps réel l’offre et la demande de transports, ceci afin d’augmenter le taux d’occupation moyen des voitures dans tout milieu, rural et urbain. Nous avons obtenu des fonds et un thésard commence à travailler dessus.

      Je vous renvoie par exemple à mon article sur le blog « changer l’usage de l’automobile ».


  • paul (---.---.207.241) 31 août 2006 16:57

    developpons l’automobile électrique qui est non polluante. il suffit de mettre en place un réseau de station d’échange de batteries (comme pour la location de cassettes vidéo) qui seraient sous forme de caisse tiroir dans la voiture, ces stations étant elles mêmes équipées de moyens d’énergies renouvellables pour la recharge des dites batteries. les batteries ont fait d’énormes progrès et vont encore en faire. elles sont plus légères, sans acide, vite rechargées, etc... arrêtons de parler de coût, au début la voiture coutait très cher et la fabrication en série et de masse a fait chuter les coûts pour la rendre accessible au plus grand nombre. il faut de toute façon en passer par là il n’y aura pas assez de pétrole pour les nouveaux marchés comme la chine, l’inde et l’amérique latine, et heureusement ne serait ce que pour endiguer l’effet de serre. à part les compagnies pétrolières et les dirigeants de certains pays du moyen orient personne n’a intéret à ce que cette situation dure.


    • Dominique Bied Dominique Bied 31 août 2006 22:46

      Les solutions, comme bien souvent, ne sont pas techniques, mais organisationnels. STMICROELECTRONICS à Grenoble a divisé par plus de 2 l’usage de l’automobile sur le déplacement domicile travail en travaillant avec ses salariés sur un plan de déplacements entreprises.

      Ce n’est pas avec des zorro, les zorros étant l’hydrogène où les biocarburants, ou autre, que nous règlerons les problèmes liés à l’hégémonie de l’automobile.


  • faxtronic (---.---.183.158) 31 août 2006 20:05

    L’auteur a parfaitement raison. Si le transport est un droit certes, il faut aussi savoir que l’investissement ne resoud pas le probleme du transport. Plus il y a de route, plus il y a de voitures, et les routes sont inoccupes la plupart du temps, et quand elles sont occupées, elles sont encombrés. Il y a plusieurs possibilités :
    - Voitures a proprietes partagées
    - Horaires de travail plus souples, teletravail
    - Transport de masse (bus d’entreprises par exemple, comme cela est courant au japon)

    Les energies ne sont qu’une part du probleme, car pour faire rouler une voiture, il ne faut que du petrole, il faut aussi une voiture, et les matieres premieres se rarefie. Pour l’instant les voitures electriques ne peuvent etre produit en masse car elles utilisent des metaux plutot rares dans leur systemes electriques. Il faut mieux penser le systeme de façon globale.

    Quand au nucleaire, il ne faut pas s’en passer. C’est une energie disponible dont la pollution est moins urgente que le CO2, et le combustible est encore abondant (un peu plus que le petrole).


    • Dominique Bied Dominique Bied 31 août 2006 23:05

      En ce qui concerne le nucléaire, il faut clarifier les choses. En France, le nucléaire représente 80% de notre fourniture d’électricité. (15% d’hydraulique, et 5% le reste). Le nucléaire français émet peu de gaz à effet de serre, contrairement aux Etats-unis par exemple, parce que l’énergie pour enrichir l’uranium est fournie par l’électricité nucléaire elle-même, alors qu’aux Etats-unis, elle est fournie par des centrales à charbon.

      Attention, on ne peut pas dire que le nucléaire règlera les problèmes de gaz à effet de serre car elle ne correspond pas aux mêmes usages. C’est d’autant plus vrai pour le transport.

      Ensuite, le temps que nous avons pour réagir sur le problème du réchauffement climatique est d’une vingtaine d’années, temps qu’il faut pour finir la mise au point de la pile à combustible, et il faut encore 20 ans pour la diffusion dans l’ensemble d’un parc automobile.

      Il faut aussi 10 ans pour finir une centrale nucléaire à partir du top de départ de la décision. On ne pourra jamais monter en cadence dans les temps.

      On trompe les gens en opposant le nucléaire au pétrole à cause de cette confusion des usages.


  • Forest Ent Forest Ent 31 août 2006 23:53

    Si tout cela est vrai, il me semble qu’il faut alors rendre plus coûteuse l’utilisation des infrastructures publiques. Ne peut-on s’inspirer du péage urbain anglais, ou de la taxe allemande sur les poids lourds ?


    • gem (---.---.117.249) 1er septembre 2006 13:00

      +1

      Comme d’habitude, la « gratuité » (apparente) se paye très, très cher. D’un coté on gaspille, de l’autre il faut quand même financer donc on met en place des taxations aveugles.

      Si on veut être efficace, il faut connecter les redevances directes (« vignette ») et indirectes (TIPP) et l’usage automobile. Concretement il faut un système inspiré des agences de l’eau, qui collecte l’argent et en décide de l’usage (construction / entretien du réseau, paiement de redevance à l’état pour les « permission de voirie » c’est-à-dire le droit dusage, sans oublier les pénalités pour toutes sortes d’atteinte à l’environnement) ; en plus démocratique, que les agences de l’eau, bien sur ...

      Au fait : bon article, posé, chiffré ; ça change de la logghorrée haineuse des Pastèques.


  • rollot (---.---.43.121) 9 septembre 2006 13:39

    Le co-voiturage, car optimiser l’usage de l’automobile c’est ça, est une illusion. Les voitures ont un taux d’occupation très bas mais il est intrasèque. Le co-voiturage est contraignant, compliqué. A quoi ca sert de se payer une voiture, si c’est pour ne plus bénéficier de la liberté qu’elle procure ? Dans ce cas, un système de transports publics développé offre une liberté plus importante. Il faut arriver à penser autrement qu’en voiture, y compris en en torturant l’usage pour rester dans les clous écologiques. Mais c’est politiquement compliqué à CAP 21 comme ailleurs. Par contre, le système de voiture partagées, genre caisse commune, est beaucoup plus intéressant. Il n’a pas les contraintes du covoiturage. Les villes devraient faire campagne massivement pour démotoriser des urbains qui occupent bêtement l’espace public et se ruinent avec des bagnoles dont ils ne se servent pas. Corinne Lepage avait lancé un grand projet de véloroutes nationales, poursuivi timidement par ses successeurs. Domage qu’elle n’ait pas suivi ce dossier pour pousser les successeurs à l’action.


    • Dominique Bied (---.---.105.244) 10 septembre 2006 00:54

      Le système que j’ai proposé, très innovant et jamais regardé aujourd’hui n’est pas du tout du covoiturage. C’est un système de transports à la demande temps réel avec une réponse sur mesure et quasi immédiate de l’offre. C’est donc un système où vous êtes plus libre qu’en voiture individuelle (pas de congestion, pas de problème de stationnement), où l’industrie automobile devient acceptable écologiquement. Ce projet a reçu le soutien massif de la région Haute-Normandie, de 5 labos de recherche, de 2 sociétés, 2 anciens coureurs automobiles passionnés d’écologie et ayant intégré qu’il fallait réduire le trafic global. Nous commençons par un travail de recherche sur le logiciel qui devra gérer tout cela. L’étudiant en thèse sur ce sujet est d’ailleurs chinois, ce qui est encore plus motivant car nous pourrons développer ces idées dans le monde entier. A terme, et ce terme est 10 ans si nous sommes collectivement performants et si les politiques suivent, 20 ans si nous sommes dans une synergie molle, c’est toute l’industrie automobile qui profitera d’un nouvel outil organisationnel des transports, de nouveaux véhicules adaptés à créer, c’est plusiers centaines de milliers d’emplois de chauffeurs de taxi collectifs à créer au niveau national. L’enjeu est de diviser le trafic par 4 au moins, en milieu urbain, et de diminuer les trafics interurbains. De toute façon, si nous ne prenons pas le taureau par les cornes, l’urgence écologique nous rappelera à l’ordre. Soyons dans l’action et bâtissons ensemble des solutions efficaces et surtout à la hauteur des enjeux.


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