L’Europe en panne de locomotive et de chef de gare
Oui à l’Europe du rail. Elle vient de progresser... mais le fond de l’affaire est politique..
Pourquoi, diable, avons-nous rompu, au nom de la modernité,
avec les belles entreprises qui avaient pour nom : Trans-Europe-Express
(Londres-Istanbul : quel voyage !), avec les Transibériens, avec les TEE
(Milan-Londres, ou Amsterdam via Genève, Bâle, Strasbourg, Luxembourg,
Bruxelles) ?
Pourquoi a-t-on perdu autant de temps, d’énergie et d’argent
en renonçant à des grands projets complémentaires (« l’aérotrain Bertin »
Genève-Bruxelles via Strasbourg, les grandes liaisons ferroviaires à grande
vitesse NORD-SUD, de Stockholm à Valence via le Massif central, ou Est -Ouest de
Paris à la Mer noire via Strasbourg et le Danube) ?
Dans les années 1970, à une époque où le Conseil de l’Europe
avait encore des compétences en matière d’aménagement du territoire (sacrifiées
sur l’autel des restrictions budgétaires et du règne des politiques à court
terme), nombre de projets ont été fusillés bêtement...
Dans les « années Delors », toutes les propositions
(réalistes) de « grands travaux » ont été, dans l’Union européenne, rangées au fond des caves des espérances déçues, ces « oubliettes » d’un futur pensé,
construit, maîtrisé...
Ce que l’on appelle depuis 1974 « la crise » vient de là
aussi. Des politiques qui ont trop « le nez dans le guidon ». Des lobbies
(pétrolier, aériens et ...écologistes) trop puissants et trop mal
contre-balancés. Du renoncement à cette politique prévisionniste du « plan »,
dans le sens que Jean Monnet et Charles de Gaulle donnaient à ce mot. De
l’imbécillité crasse, qui fait sacrifier l’avenir au présent.
L’Europe unie a été construite à partir du charbon et de
l’acier, denrées stratégiques bien choisies par Monnet, Schuman, Adenauer, de
Gaspéri, Spaak et d’autres. Elle impliquait aussi l’énergie et les transport,
ces autres armes de guerre (et d’une paix réussie). L’EURATOM a été cassé, par
de Gaulle, au nom de l’arme nucléaire , et par l’Italie, au nom de cette loi du
juste retour qui nous fait encore si mal. Et les transports ont été ignorés par
bêtise collective. Avec deux victimes : le rail et les canaux.
Curieuse alliance objective de deux bourreaux : les lobbies
(de l’air et du pétrole, du ciel et de la route) et des écologistes... Ceux-ci
dénoncent la pollution, les camions, le bruit, les nuisances en tous genres,
mais s’opposent aussi aux TGV, aux liaisons fluviales à grand gabarit (comme le
Rhin-Rhône), à tout ce qui peut contribuer à réduire les productions de CO2 et
l’inconfort général...
Incohérence ? Évidemment. Mais il faut se replonger dans les
textes publiés par les écolos à l’époque des débuts du rail. Les trains ? Ils
allaient faire tourner le lait des vaches dans les champs... Les tunnels ? Ils
allaient provoquer des maladies mentales chez les passagers... La fumée des
locos ? Elle allait asphyxier le monde... Le bruit des trains ? Il allait rendre
sourdes les populations.... Cassandre de tous les pays, unissez-vous... Le
rail, c’était le paysage génétiquement modifié, en quelque sorte. Les
pétroliers, les industriels de la route et du ciel, bref, les vrais pollueurs
en ont tiré parti : il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions pour faire le
bien. Retour à Faust.
Aujourd’hui, l’Union européenne tente de relancer une Europe
du rail. Modestement. Avec un mot d’ordre chargé d’ambiguïtés : libéralisation.
Les ministres européens des transports ont trouvé lundi, à Bruxelles, un accord
pour libéraliser dès 2010 le trafic ferroviaire international de passagers en
Europe. Outre la libéralisation, l’accord dégagé prévoit également des
remboursements partiels pour les passagers en cas de retards importants sur les
lignes internationales : au-delà d’une heure de retard, l’indemnité sera de 25
pc ; au-delà de deux heures, de 50 pc. Conformément à la procédure législative
européenne, le texte va à présent retourner auprès du Parlement européen pour
une seconde lecture.
Le Parlement, lui, veut une « libéralisation » plus proche
(2008). Il souhaite surtout une organisation des grands réseaux plus intégrée,
dans une politique d’aménagement du territoire avec une harmonisation technique
(largeur des rails et compatibilité des matériels, notamment). Les frontières
sont supprimées, mais les obstacles à une libre-circulation restent
techniques...
Dans ce contexte, pourquoi ne pas suggérer la création d’une
SECF, d’une Société européenne des chemins de fer ? Peu importe son statut,
public, privé ou mixte : cela fera débat. C’est la mission de service public
qui importe, donc les services rendus au public. À la Commission, qui a pouvoir
d’initiative, aux gouvernements qui restent les vrais acteurs et les vrais
non-acteurs de l’Europe, à l‘opinion , aux différentes sociétés ferroviaires de
se faire entendre...
Une SECF replacerait aussi les débats sur les « services
publics » en Europe dans une optique moins dogmatique et plus réaliste. Mais
qui va mettre le train sur les rails ? C’est d’une vraie locomotive que
manque l’Europe... Allô Junker ? Ce n’est plus le mot de Kissinger :
"L’Europe, quel numéro ? ". C’est : « L’Europe ? Je fais le bon numéro,
mais qui décroche ? ». Qui peut remettre l’Europe sur ses rails ? Là est le
vrai défi... L’Union est en panne de locomotive. Et de chef de gare.