mardi 6 décembre 2005 - par Euros du Village

Violences urbaines. Belgique : les bienfaits d’un urbanisme plus humain

On a craint une contagion des violences urbaines en Belgique, mais hors quelques incidents, rien de tel. Ce pays si proche de la France, par la géographie et les influences culturelles, a-t-il échappé de justesse au même type de réactions, ou a-t-il su traiter les problèmes à la source ?

Jeudi 10 novembre, la Belgique découvrait, en première page d’un quotidien national, la reproduction d’un appel publié sur internet en vue d’un rassemblement le samedi, dans le centre de Bruxelles « pour casser et tout faire flamber, comme en France ». Ce traitement quelque peu spectaculaire de l’actualité, qui a ému de nombreux responsables politiques belges, n’offrait pas, loin de là, une illustration pertinente des rares violences urbaines qui ont touché ce pays de 11 millions d’habitants depuis le début des émeutes en France. Pour l’instant, les dégâts constatés, certes non négligeables, demeurent isolés, et on est loin d’une flambée de violence. Tout au plus quelques actes, qui tiennent du mimétisme.

En tout, c’est une dizaine de voitures qui ont été incendiées à Bruxelles, plusieurs actes de dégradations dans certaines localités comme Liège, où un car scolaire a été incendié. Rien de comparable avec l’embrasement et le déchaînement de violences qu’a connu la France. On aura même pu entendre, ou lire sur deux ou trois murs d’immeubles à Bruxelles, des slogans anti-Sarkozy qui n’ont absolument rien à voir avec la situation locale.

« Cités dortoirs » contre « cités jardins »

La Belgique est un pays qui s’intéresse beaucoup à la France, et qui sait tout aussi bien s’inspirer de ses réussites que tirer d’intelligentes leçons de ses échecs, d’autant que ceux-ci apparaissent comme nombreux. En particulier en Wallonie, dans la partie francophone du pays, le débat politique est de temps à autre influencé par les grandes questions soulevées en France : le cas du foulard à l’école est ainsi apparu sur l’agenda des responsables politiques belges de ces derniers mois et a fait l’objet d’un large débat. Il y a, à l’égard de la France, un sentiment ambigu, un mélange de proximité et de recul, d’empathie et d’incompréhension, de bienveillance et d’appréhension. Aussi, lorsqu’il s’agit d’évoquer les violences dans les banlieues françaises, le regard est-il à la fois critique, plutôt lucide, et empreint d’une certaine inquiétude, chargé d’interrogations sur les failles possibles de son propre modèle. Mais rares sont, à l’exception de quelques voix marginales, les discours prédisant de telles révoltes en Belgique : la prudence et la mesure sont de mise. A juste titre, semble-t-il. En effet, les facteurs urbanisme inhumain, confinement de populations d’origine étrangère dans des banlieues coupées du reste de la société, chômage de masse et mauvaise utilisation de l’aide sociale ne trouvent pas de points de conjonction tels semblables à ceux qu’on peut retrouver en France dans les « cités  ».

Ce dernier terme évoquerait d’ailleurs plutôt les « cités-jardins » dont le pays aurait certainement de quoi s’enorgueillir. Les années 1960 n’ont pas vu, comme en France, pousser de grands ensembles urbains de barres modernistes issues des théories fonctionnalistes. Alors que la France entreprenait des travaux pharaoniques pour reconstruire de l’habitat après les destructions de la guerre, les flux massifs de migrants tel le million de pieds-noirs débarquant d’Algérie en 1962, la Belgique poursuivait à un rythme moins soutenu l’extension de ses cités-jardins et peuplait ses cités ouvrières. Le recours à la petite propriété terrienne, très développé, ainsi que le recours massif aux bailleurs privés pour combler la demande expliquent également pourquoi, alors que l’État français assumait presque seul la question du logement
- le privé étant de fait écarté avec le blocage des loyers - l’urbanisme n’a pas suivi la même voie. Il est ainsi aujourd’hui flagrant de constater que les moyennes et grandes villes belges ne sont pas ceinturées de grands ensembles sans âme, mais plutôt de maisons bien entretenues, où le calme règne et y est recherché. Le centre des villes n’est à l’opposé pas réservé aux populations bourgeoises, et revêt bien souvent un caractère « populaire ». Les Français sont ainsi généralement surpris, lorsqu’ils arrivent à Bruxelles, de constater que le centre est relativement peu mis en valeur et ne correspond pas vraiment à l’image du centre « historique », qui remplirait les fonctions de ville-musée et de centre commercial auxquelles ils sont habitués. C’est même dans les centres qu’on retrouve les populations les plus pauvres et la plus forte proportion d’immigrés et de personnes d’origine étrangère.

La France est du sud, la Belgique du nord

Cela ne signifie pourtant pas que la Belgique n’ait pas succombé çà et là à la mode des tours et barres d’immeubles dans les années 1960 et 1970. Mais celles-ci ont été construites dans les villes, et non à leur périphérie, et leurs habitants ne sont par conséquent pas tenus à l’écart des centres ; ils sont physiquement intégrés à la diversité urbaine.

Comme le souligne Christian Lasserre, consultant en immobilier belge (dans La Libre Belgique du 11 novembre 2005), les Français sont du sud, et les Belges du nord, différence intéressante, qui peut notamment aider à comprendre pourquoi les situations des deux pays face à l’intégration des populations d’origine étrangère, des politiques sociales et de logement sont d’inspiration différente. Libre de toute référence à de lourds principes nationaux, tels ceux du modèle républicain, la Belgique est bien plus marquée par le pragmatisme que la France, et ne tend pas à s’arc-bouter sur des principes érigés en idéaux collectifs (laïcité, égalité, refus catégorique de la discrimination positive, méritocratie...). En tant que pays du nord, la Belgique attache beaucoup d’importance à l’univers familial et à sa responsabilisation, qui passe notamment par la propriété, la France étant plus ancrée dans une tradition où le collectif prime. En outre, l’esprit de consensus, le souci de la paix sociale, s’ils impliquent des complications très problématiques au niveau fédéral entre Flamands et francophones, dont les relations sont très tendues, sont généralement une marque de la vie politique belge.

Ces différences culturelles et politiques ne sauraient pour autant tout expliquer, ni laisser croire que la Belgique n’a pas aussi ses propres problèmes d’intégration et de discrimination. Mais il importe, en la matière, de faire une distinction profonde entre les deux Belgique, la flamande d’un côté, la francophone de l’autre. Voire les trois Belgique, si l’on considère le cas de la région de Bruxelles à part.

En Flandre, le danger de la surenchère communautariste

C’est certainement en Flandre qu’on peut retrouver les manifestations les plus visibles de tensions sociales ayant pour terreau les différences d’origines. La montée irrésistible et continue du parti xénophobe Vlaams Belang (ex Vlaams Blok), en particulier dans la région d’Anvers, est un symptôme inquiétant des ressentiments que peut exprimer une partie de la population flamande à l’égard des immigrés et de leurs descendants. Ce parti, qui, à côté de la rupture avec la partie wallonne de la Belgique, francophone et économiquement défavorisée, a fait du « grand nettoyage » un de ses chevaux de bataille, a recueilli 24 % des voix lors des élections du Parlement flamand du 13 juin 2004, et ne cesse d’inquiéter l’équilibre politique - fragile - du pays. Surtout, le discours caricatural de ce mouvement, deuxième force politique de la Flandre, a eu tendance à attiser une certaine surenchère communautariste, accompagnée de relents racistes. C’est ainsi qu’un groupuscule né en 2000, la Ligue arabe européenne (LAE), dont le discours, radical sous couvert d’anti-racisme, est axé sur la reconnaissance de droits spécifiques aux populations arabo-musulmanes (elle revendique l’arabe comme quatrième langue officielle de Belgique, par exemple, et pratique un certain prosélytisme religieux), se retrouve régulièrement accusée de nourrir un climat de tension. La LAE avait d’ailleurs été accusée d’avoir provoqué des émeutes raciales à Anvers, en 2002, en réaction au meurtre d’un enseignant marocain assassiné par un malade mental dans la banlieue d’Anvers. La même année, la création d’une milice prétendument anti-raciste de surveillance de la police par cette même organisation avait lancé une autre polémique. De son côté, la police n’est d’ailleurs pas non plus exempte de reproches quant à la proximité de certains de ses agents avec le Vlaams Belang et en raison de son attitude parfois discriminatoire, voire violente, envers certains types de faciès.

Les incidents français ont d’ailleurs été l’occasion pour la LAE, présente également aux Pays-Bas et en voie d’implanter des antennes en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, d’avertir, via son site internet, qu’en Belgique « un incident pourrait mettre le feu », dont les « les conséquences seront incommensurables ». Ce type de récupération et de menaces voilées ne représente très certainement qu’un phénomène isolé, mais inquiète des autorités qui tentent, tant bien que mal, de contenir le phénomène de repli communautariste, en encourageant par exemple la représentation citoyenne et politique des minorités ethniques ou religieuses. La Flandre a ainsi fait ce choix au début des années 1990, un peu à l’instar des Pays-Bas, où l’intégration passe par une reconnaissance du phénomène communautaire. Un décret de 1995 sur les minorités ethnoculturelles finance ainsi ouvertement l’auto-organisation des associations issues de l’immigration, offre des subsides publics pour l’apprentissage et la transmission de la langue et de la culture d’origine. La Flandre s’est ainsi dotée d’un « Forum des minorités » qui regroupe 16 associations, représentant au total 700 organisations de réfugiés, d’immigrés et de gens du voyage, interlocuteur privilégié des pouvoirs publics.

Des initiatives exemplaires ?
La Communauté française de Belgique, autre entité fédérée, a, elle, fait le choix d’une conception « républicaine » de l’intégration qui tend à nier les spécificités culturelles d’origine des immigrés et de leurs descendants par, entre autres, un consensus sur l’apprentissage nécessaire de la langue française et le refus de promouvoir la langue et la culture d’origine dans le cadre de politiques publiques. Aussi le cas de la Communauté française est-il davantage comparable au cas français en termes de politiques d’intégration et de lutte contre l’exclusion, n’adoptant pas dans les faits d’approche différenciée, bien qu’en 1996 un décret ait formellement autorisé le recours à certaines formes de discrimination positive. Comme en France, l’idée selon laquelle la discrimination ne se pose pas par principe a longtemps prévalu, et c’est davantage par le biais des politiques sociales que la question de l’intégration et de la lutte contre les discriminations a longtemps été menée, dans une région (la Wallonie), qui comprend de nombreuses zones affectées par un chômage de grande ampleur.

Mais la Région qui comporte proportionnellement le plus d’étrangers, Bruxelles-Capitale, qui recouvre plus ou moins la ville de Bruxelles et son agglomération, ne dispose paradoxalement d’aucune politique cohérente, d’aucun dispositif législatif en la matière. C’est principalement le réseau associatif, très dense, qui joue le rôle le plus important dans ce domaine.

Au niveau fédéral, la Belgique dispose cependant de structures exemplaires en matière de lutte contre les discriminations, en particulier un organisme indépendant de lutte contre les discriminations raciales : le Centre pour l’égalité des chances. Soutien juridique, appui psychologique, études et formation, médiation, actions en justice, cette structure n’hésite pas, notamment, à poursuivre les pouvoirs publics lorsqu’ils sont impliqués dans des affaires de discrimination raciale. Les plaintes y sont de plus en plus fréquentes, tant dans le domaine de la discrimination à l’embauche, de la vie sociale qu’au sujet des pratiques racistes des forces de l’ordre. Tout comme de la police de proximité, il s’agit là d’une initiative dont les pouvoirs publics français peuvent s’inspirer.

La Belgique, centre important d’immigration, ne connaît donc pas d’effet « ghetto » d’une ampleur aussi criante qu’en France. L’intégration des personnes d’origine étrangère y est moins problématique, et - surtout ? - l’urbanisme inhumain des cités françaises n’y a aucun équivalent. Certes, la Belgique n’échappe pas au phénomène des discriminations raciales, à tous les niveaux. Mais ce pays, où le ministre de la culture est une femme d’origine marocaine, devrait probablement inspirer davantage.

Illustration  : fresque sur un mur du quartier africain de Bruxelles (Ixelles), «  Matongué ». Illustrant la diversité culturelle de la ville, celle-ci se trouve proche de la porte de Namur, et accueille le visiteur à la «  porte de l’amour »

Auteur : Mathieu COLLET, Euros du Village



1 réactions


  • µPerceval (---.---.224.95) 5 février 2006 23:08

    analyse très complète d’un pays complexe mais bon à vivre Merci


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