mardi 24 janvier 2006 - par Tahar Hamadache

Algérie : école, syndicalisme et projet national

Les 15 et 16 janvier, une coordination de syndicats autonomes de l’éducation a réussi une grève nationale unitaire de deux jours en Algérie. Et ceci, pendant qu’au sein de la centrale syndicale on assistait à la rébellion de fédérations, tous secteurs confondus.

" Nous nous battons en parallèle pour changer l’école algérienne afin de la rendre plus performante. Notre lutte sert en premier lieu l’intérêt de nos élèves ". (1) Ceci est le mot d’un syndicaliste conséquent, c’est-à-dire de gauche. Car il faut se dire désormais qu’un syndicaliste opportuniste peut se peinturlurer en rouge ou en rose, il demeurera toujours un clown ; car il faut se dire que le moment est venu de faire la différence entre les syndicalistes conséquents et, en ménageant un peu les syndicalistes naïfs ( je pourrais être l’un), ceux qui ne sont pas du tout conséquents.
Ecole et futurs Algériens

Si l’école algérienne est la pépinière des dignes citoyens de demain, il se fait alors tout à fait clair que " se battre pour une école performante, en premier lieu dans l’intérêt de nos élèves " est un synonyme stratégique de se " battre pour une nation performante, en premier lieu dans l’intérêt de nos concitoyen(ne)s ".

Et que l’on ne prenne que la performance de l’élite sportive nationale et sa formation, monsieur Berraf vient de soutenir (sans le savoir ? Il vaudrait mieux qu’il le sache : ce serait tout à son honneur !) (2) le syndicaliste conséquent du haut de sa présidence du Comité olympique algérien. Probablement au prix d’un constat suggéré qui soulève mille regrets sur l’état de préparation de nos élèves aux épreuves de haut niveau (toutes disciplines confondues), M. Berraf assène que ‘l’élite sportive se prépare depuis l’école. Le jeune sportif doit être orienté selon son profil et ses capacités. La formation d’une élite exige la disponibilité des techniciens nationaux ou étrangers compétents et des moyens matériels, notamment les infrastructures pour les entraînements, la récupération et le suivi médical ".
Et le syndicaliste conséquent et le responsable olympique se rejoignent-ils aussi, lorsque l’un dit que " le département de M. Ben Bouzid [...] méprise et redoute les syndicats autonomes qui peuvent se battre et gêner la stratégie du pouvoir ", tandis que l’autre trouve que " la stratégie basée sur les conflits entravera le mouvement sportif national " ? On ne saurait le dire.
Stratégies de changement social
Pour savoir s’ils se rejoignent aussi sur ce dernier point, il aurait fallu déterminer la nature d’une stratégie qui se base sur les conflits ou sur le mépris des interlocuteurs conséquents, issus des réalités et des aspirations sociales largement partagées. Quand on cherche à entrer en " dialogue " avec des syndicats " légaux " pour mieux dédaigner les travailleurs, on ne devrait pas oublier que les syndicats autonomes n’auraient pas pu pousser les pouvoirs publics centraux à reconnaître la constitutionnalité de la liberté syndicale avant que les personnels ne se décident à soutenir la protestation quasi permanente, sans même se soucier ni de cette fichue carotte que constitue l’agrément, ni de ce fichu bâton que constitue la menace du retrait dudit agrément, depuis notamment 2003. A quoi rimerait une stratégie basée sur l’incompatibilité entre gouvernants et gouvernés, entre responsables et subalternes, entre " si " toyen et " simple citoyen " ? Quel serait l’objectif axial d’une stratégie dont l’engrenage horrifiant se constituerait de chaînes de dysfonctionnements et d’appareils de délitement social et de paupérisation ?
Je trouve excellentes certaines positions du Parti des travailleurs de Mme Louiza Hanoune. Mais j’ignore toujours si l’on peut pousser l’analyse jusqu’à entrevoir, derrière les supposées pressions des multinationales et de leurs instruments (FMI, OMC, etc.), ou derrière certaines crises névrotiques néocolonialistes, quelque chose comme des alibis... Je ne sais pas si l’on peut aller jusqu’à deviner un enjeu " grandiose " qui consisterait, derrière une telle supposée stratégie, à opérer un changement social radical, total et irréversible. Si c’est le cas, une telle stratégie ne peut réussir qu’en réduisant chaque fois et là où c’est possible ce qui pourrait donner lieu à une stratégie adverse, consciente, structurée et opérante. On ne peut le savoir que si on a conscience que l’école prépare des élites dans tous les domaines, si on prend en compte, dans son analyse, l’évolution de l’école, le profil algérien de l’écolier, et tous les domaines pour lesquels il y a (eu) école depuis l’indépendance mais aussi à l’ère du chaos colonial, " initiale " de la nation algérienne moderne. Ceci pourrait nous renseigner sur la teneur des changements souhaitables -et nous permettre d’œuvrer dans leur direction, sur celle des changements recherchés par ailleurs, et pourrait nous montrer en quoi et comment il faudrait s’y opposer ou non.
Une nouvelle société
L’école a sans doute produit l’indépendance au point qu’on a parfois parlé de " Dien-Bien-Phu " politique en Algérie, en 1962. Les changements en cours ou d’autres détermineront si l’école continuera à produire de la souveraineté et, à terme, de l’autosuffisance. Ce qui est certain, c’est que les changements touchent à tous les domaines de la vie, y compris à la réalité (pas seulement symbole) de l’unité et de l’identité nationale : la terre. Sous la plume de Amine Esseghir, on peut à ce propos lire ce qui suit, dans l’hebdomadaire Les Débats, n° 218 : " On en vient à se demander si les plans de relance et de développement, les réformes ne sont pas en train de miser sur une reconstruction de l’agriculture par le chaos. Un désordre qui finira, à terme, par s’organiser et donner à l’Algérie sa politique agricole, tout en construisant une nouvelle paysannerie plus technique et économique, et [...] avec de nouvelles mœurs peut-être ". (3)
Faire école n’est pas un acte anodin. En ouvrir une non plus. Encore moins en fermer ou en déplacer. L’école a produit l’indépendance. il faut peut-être préciser qu’il ne s’agit pas seulement de l’école coloniale, même si la présence de celle-ci a souvent aidé le plus grand nombre, celles et ceux qui n’ont jamais pu y mettre les pieds, à saisir avec une conscience aiguë l’importance de l’école, ce qui a facilité la tâche à celle-ci ainsi qu’à ceux qui ont tenu à construire autant d’écoles primaires qu’il y avait de mosquées dans nos villes comme dans nos montagnes. Les mêmes bâtisseurs ont sagement procédé en pourvoyant presque chaque collège et chaque lycée d’un internat, soit pour les filles, soit pour les garçons, et, parfois, pour les uns et les autres, lorsque cela était suffisant ou nécessaire, tandis que les cités universitaires n’étaient pas en manque ni en déficit.
La gestion des terres et l’industrie ont suivi tant bien que mal cet effort pour le développement et la modernité jusque dans les zones rurales les plus reculées : le changement social, quoique boiteux du côté culturel, identitaire et historique, continuait tout de même sur la lancée de novembre 1954, réglée en août 1956.
Changement de changement ?
Ce qui se laisse observer à l’heure actuelle est que l’exode et la dislocation des zones rurales fait ravage. Il y a quelques années, un leader algérien bien connu, Hocine Ait Ahmed, reprenait dans l’un de ses discours un proverbe ancien : celui qui dispose de la montagne n’a pas à craindre la plaine ; on peut très bien voir que la montagne se transforme aussi significativement que ses habitants. La dépréciation du dinar (et la montée du " franc de retraite "), le bradage des terres agricoles publiques, l’arrêt de l’industrie (surtout en zones rurales), l’insécurité absolue ont fait fuir qui rit et qui pleure de la montagne au point que, dans des villages de plus en plus nombreux, des enfants voient leur école fermée par manque d’effectifs.
Au même moment, des cités difformes défient le bon sens de penser un style " anti-urbanistique " ; on ferme des internats au moment où on peut percevoir un stressant besoin dans les toute prochaines années du côté de ceux qui ne peuvent quitter leur " roche " ou leur " hamada " pour le plus superflu des prétextes : manque de surveillants d’internat (voir, pour illustration, liberte-algerie.com, p.o9, 18 01 2005) pendant qu’on pousse d’autres adjoints d’éducation (surveillants) d’internat à changer de régime (c’est à peu près mon cas) pour procéder à sa suppression.
S’agissant des cités universitaires, il suffit de visiter des cités disposant de châteaux mais pas d’eau, dans les toilettes, de noter la progression des agressions au sein même des cités, et de remarquer le développement de ce phénomène d’exploitation honteux qu’est le recours à des travailleurs recrutés selon la formule de l’IAIG (indemnité de l’activité d’intérêt général) et payés au tiers du SNMG (Salaire national minimal garanti) qui, dit-on, est le plus faible de tout le pourtour méditerranéen.
Perspective
Il est clair que lorsqu’on lutte " pour une école publique de qualité pour toutes et tous " (slogan du Syndicat autonome des travailleurs de l’éducation et de la formation -SATEF) , on doit veiller à ne pas pénaliser ses propres soutiens immédiats que sont les travailleurs et leurs réels défenseurs. " Nous devons trouver une stratégie de confrontation qui ne sanctionnera pas les élèves " (4). Il suffit de bien noter que les élèves sont des partenaires de l’école, autant que les parents -qui sont aussi des travailleurs, y compris d’autres secteurs, affiliés à d’autres syndicats -, autant que les élèves et les éducateurs eux-mêmes. La seule stratégie qui ne sanctionnera véritablement aucun des acteurs réels de l’école consiste à les impliquer dans leur lutte. Le terrain de lutte est là où les acteurs de l’école ont mal ; la voie à emprunter est celle qui conduit à la réalisation des promesses qu’on se fait ; la manière idoine de tout concilier est de s’associer pour l’allégement des soucis des uns et de se mettre tous ensemble pour les ambitions collectives ou en garde contre les menaces générales.
Les étudiants de Relizane qui s’associent à la grève (qu’ils supportent) des travailleurs de leur cité " affiliés au filet social " en montre la faisabilité (5) autant que " la compréhension des parents d’élèves qui n’ont pas été, cette fois-ci, virulents et ont été, au contraire, solidaires avec les enseignants " (6). Les élèves filles, internes, du lycée des Ouacifs (7) et, partout ailleurs dans notre ignorance, y appellent, encore silencieusement mais désespérément.

Notes :
(2) Berraf au forum d’El Moudjahid :
(5) Débrayage illimité à Relizane :
(7) OUACIFS Suspension de l’internat au lycée :
http://www.liberte-algerie.com/edit.php?id=50992



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