samedi 21 septembre 2019 - par Sylvain Rakotoarison

Ben Ali ne sera jamais jugé… mais la démocratie tunisienne passe

« Les lâches meurent plusieurs fois avant leur mort ; le brave ne goûte de la mort qu’une fois. » (Shakespeare, 1623).



Si l’on suit Shakespeare dans sa pièce "Jules César", l’ancien Président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali était déjà mort lorsqu’il a expiré son dernier souffle ce jeudi 19 septembre 2019 à Djeddah, en Arabie Saoudite, où il avait trouvé un divin refuge. Il venait d’atteindre 83 ans, seize jours auparavant.

En effet, Ben Ali est mort véritablement 14 janvier 2011, le jour où il a lâchement fui le pouvoir, à Tunis, voyant les foules envahir trop densément les rues de son pays. À l’origine de ce qui fut le Printemps arabe, le suicide par le feu d’un marchand ambulant, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid parce que la police lui avait saisi ses marchandises, sa charrette et sa balance. Peu de monde imaginait que ce tragique événement allait mettre le feu dans la plupart des pays musulmans, d’abord la Tunisie, puis l’Égypte, la Syrie (plongée dans la guerre civile), le Yémen, Bahreïn, la Libye aussi. L’Algérie et le Maroc sont parvenus à éviter l’explosion populaire, du moins à court terme, et au prix de concessions avec les libertés publiques.

En France, victime collatérale, la Ministre française des Affaires étrangères Michèle Alliot-Marie n’avait pas compris qu’il était temps que la France s’arrêtât de soutenir aveuglément un tyran qui n’hésitait pas, pour maintenir un pouvoir sans partage depuis le 7 novembre 1987, à violer impunément les droits de l’homme. Elle a finalement dû quitter le gouvernement de François Fillon en février 2011 et a été battue aux élections législatives de juin 2012, puis rattrapée au Parlement Européen sur la liste UMP en mai 2014 (pour un seul mandat).

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Le 14 janvier 2011, Ben Ali a nommé un nouveau gouvernement, puis a proposé de nouvelles élections pour dans six mois, mais, ces propositions ayant été balayées, quelques heures plus tard, il s’est enfui et s’est réfugié en Arabie Saoudite, accueilli avec tous les honneurs et la sécurité qu’il pouvait espérer, avec la contrepartie de ne plus faire de politique. Malade, il se montra très rarement en public pendant ses huit années et demi d’exil.

Contrairement à Hosni Moubarak qui a été jugé et condamné dans son pays, plutôt comme Robert Mugabe qui est mort il y a deux semaines (le 6 septembre 2019) sans procès, Ben Ali n’a pas eu à se confronter à ses responsabilités face aux nombreux drames humains et politiques dont il a été l’auteur pendant des décennies. L’histoire l’a cependant déjà jugé, d’autant plus sévèrement que ses nombreux et anciens soutiens se sont retournés contre lui.

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La mort de Ben Ali est survenue en plein processus électoral. En effet, à la suite de la mort du (seul) Président élu démocratiquement en Tunisie, Béji Caïd Essebsi le 25 juillet 2019 à l’âge de 92 ans, l’élection présidentielle prévue le 17 novembre 2019 a été avancée au 15 septembre 2019, dimanche dernier (jour où, d’ailleurs, l’épouse de Béji Caïd Essebsi, Chadlia Caïd Essebsi, est morte aussi, à l’âge de 83 ans, d’un accident cardiaque).

Ce premier tour de l’élection présidentielle tunisienne a été marqué par une forte abstention, seulement 45,0% des 7 millions d’électeurs inscrits ont participé au scrutin, soit presque 18 points de moins qu’au précédent premier tour le 23 novembre 2014. Aucun des très nombreux candidats (ils étaient 25 à concourir !) ne s’est réellement distingué et le paysage politique est particulièrement éclaté. Les indications sur les résultats de ce premier tour sont à prendre avec prudence car elles concernent les premiers résultats (pas les résultats définitifs).

Les deux candidats qualifiés pour le second tour n’ont même pas atteint les 20% des voix. Ce sont deux candidats "anti-système" qui s’affronteront au second tour prévu au-delà du 29 septembre 2019 (il me semble que la date n’est pas encore fixée). Kaïs Saïed a obtenu le plus de voix avec 18,4% et Nabil Karoui le suit avec 15,6%. Les islamistes d’Ennahdha, représentés par leur candidat Abdelfattah Mourou (71 ans), Président de l’Assemblée des représentants du peuple par intérim depuis le 25 juillet 2019, n’ont obtenu que 12,9% des voix, en troisième position, et ont apporté leur soutien au second tour en faveur de Kaïs Saïed.

Parmi les autres candidats, Moncef Marzouki (74 ans), l’ancien Président de la République du 13 décembre 2011 au 31 décembre 2014, n’a obtenu que 3,0% des voix, onzième dans le classement, alors qu’il avait été le concurrent de Béji Caïd Essebsi au second tour de la précédente élection présidentielle, le 21 décembre 2014, avec 44,3% des voix (33,4% des voix au premier tour du 23 novembre 2014).



Youssef Chahed (qui vient d’avoir 44 ans), chef du gouvernement depuis le 27 août 2016, n’a obtenu que 7,4% des voix, en cinquième position (dans les sondages, en février 2019, il était pourtant monté jusque vers 30% d’intentions de vote). Par ailleurs, Abdelkarim Zbidi (69 ans), actuel Ministre de la Défense, a recuilli 10,7% des voix (quatrième place) et Mohamed Abbou (53 ans), ancien ministre, 3,6% des voix (dixième place).

Attardons-nous avec les deux candidats du second tour. Tout les oppose : l’un est rigoriste, légaliste, incorruptible, pédagogue, et l’autre homme d’affaires, d’influences, publicitaire, très communiquant …et en prison ! Un Robert Badinter de droite face à un Bernard Tapie …de droite aussi (j’ai conscience que cette comparaison est très simplificatrice, très osée, d’autant plus osée que la situation politique tunisienne est bien plus compliquée qu’en France où il faudrait rajouter une dimension supplémentaire, celle de l’islam politique).

Kaïs Saïed (61 ans) est un constitutionnaliste distingué, parlant un arabe littéraire sur une diction parfaite et un ton monocorde (il est surnommé "Robocob", et qualifié par l’hebdomadaire "Le Point" de "Robespierre mais sans guillotines"), apprécié surtout des diplômés pour ses thèmes de campagne qui sont basés sur la justice, le droit, la lutte contre la corruption. Candidat indépendant aux moyens limités, il est arrivé en tête du premier tour contre toutes les prévisions.

Favorable (néanmoins) à la peine de mort et à la révocabilité des mandats électifs, il a prôné un mode de scrutin indirect pour la désignation des députés. Kaïs Saïed ne s’est engagé dans la politique que depuis moins d’un an, mais il est très connu depuis une dizaine d’années car il intervient très régulièrement à la télévision comme expert sur les institutions.

Le journal tunisien "Leaders" du 15 septembre 2019 explique aussi à propos de Kaïs Saïed : « Les coulisses rapportent faussement que c’est un homme sensible aux thèses islamistes, il n’en est rien. Si c’est un musulman qui s’assume sans détour, il n’est pas non plus connu pour être un militant de l’islam politique. C’est plutôt un militant du droit, de la loi, de l’ordre pour tous et pour chacun à commencer par lui-même. ».

Dans une longue interview à l’hebdomadaire français "L’Obs" du 20 septembre 2019, Kaïs Saïed, considéré comme le favori du second tour, a posé la question : « Ai-je l’air d’un salafiste ? ». Il a revendiqué une campagne originale : « La campagne que je mène n’est pas une campagne électorale. Elle est atypique à tous les niveaux. C’est plutôt une campagne explicative, une campagne pour expliquer, surtout aux jeunes, mais pas seulement, comment le peuple souverain peut avec d’autres instruments juridiques, être le principal acteur en Tunisie. (…) Nous sommes entrés, je crois, dans une nouvelle phase de l’histoire et les concepts classiques tels que la société civile, les partis politiques, la démocratie elle-même sont dépassés par les idées nouvelles. » ("L’Obs").

Son concurrent du second tour, Nabil Karoui (56 ans) est un homme d’affaires dans le domaine de la communication et de la publicité. Le 30 décembre 2010, c’est-à-dire treize jours après le suicide de Mohamed Bouazizi, il a diffusé sur sa chaîne de télévision (de divertissement) les premières informations sur la situation réelle du pays (en état d’insurrection contre le régime Ben Ali). Le 9 octobre 2011, il a eu le courage de diffuser le film d’animation "Persépolis" issu de l’excellente bande dessinée de Marjane Satrapi sur sa vie quotidienne en Iran, ce qui a provoqué des réactions violentes de salafistes contre lui et un procès et une condamnation le 3 mai 2012 pour blasphème (son avocat Chokri Belaïd a été assassiné le 6 février 2013 et le chef du gouvernement Hamadi Jebali a dû démissionner le 13 mars 2013).

Pendant la révolution de 2011, Nabil Karoui a fait de sa chaîne le média d’information par excellence et en remettant en selle à la télévision Béji Caïd Essebsi, ancien ministre de Bourguiba, il a montré beaucoup d’influence sur la vie politique : Béji Caïd Essebsi fut effectivement choisi comme Premier Ministre de transition du 27 février 2011 au 24 décembre 2011, jusqu’à la victoire des islamistes à l’élection de l’Assemblée constituante. Nabil Karoui a contribué à la formation du parti d’opposition Nidaa Tounes lancé le 20 avril 2012 par Béji Caïd Essebsi, parti qui a gagné les élections législatives du 26 octobre 2014 (37,6% des voix et 86 sièges sur 217) et l’élection présidentielle du 21 décembre 2014.

Exemple de son influence, ce fut grâce à Nabil Karoui que Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha depuis novembre 1991, et Béji Caïd Essebsi se sont rencontrés le 14 août 2013 dans un hôtel à Paris pour se rapprocher politiquement (« l’unique issue à ce moment-là pour que le pays ne bascule pas dans la guerre civile », selon lui cité par Frida Dahmani de "Jeune Afrique" le 9 mai 2017).

En avril 2017, il s’éloigna du parti au pouvoir et créa par la suite son propre parti. Lorsqu’en mai 2019, Nabil Karoui a annoncé sa candidature à l’élection présidentielle, il fut rapidement le favori tant pour la présidentielle (autour de 20-25% d’intentions de vote) que son parti pour les législatives (autour de 30% d’intentions de vote). Sa popularité n’est pas étonnante. Depuis la mort d’un de ses fils, en août 2016, Nabil Karoui sillonne en effet le pays et fait des dons pour de la nourriture ou des soins médicaux aux populations qui en ont besoin. Le gouvernement a alors cherché à l’exclure de l’éligibilité en proposant le 18 juin 2019 l’interdiction de candidature pour les donateurs. Mais Béji Caïd Essebsi a finalement refusé de promulguer cette réforme juste avant de mourir.

Nabil Karoui fut inculpé le 8 juillet 2019 pour blanchiment d’argent (avec gel de ses biens) et incarcéré depuis le 23 août 2019. Malgré tout, il a pu rester candidat à l’élection présidentielle et se retrouve ainsi parmi les deux candidats qualifiés pour le second tour, malgré son absence dans la campagne. Par trois fois sa demande de remise en liberté a été rejetée le 3 septembre 2019, le 13 septembre 2019 et le 18 septembre 2019 (après le premier tour).

Là, pour le coup, au contraire de la situation concernant Jean-Luc Mélenchon en France, on pourrait envisager qu’il y ait eu une action politique de la justice pour l’empêcher de faire campagne. Beaucoup d’associations et d’ONG défendant les droits de l’homme ont dénoncé cette incarcération qui a faussé la campagne électorale.


Au moment où l’autocrate Ben Ali vient de mourir sans être retourné dans son pays, la Tunisie vit un moment historique, cette ligne de crête qui pourra la faire pencher du côté de la démocratie ou de l’autre versant… Tout reste possible, jusqu’à l’invalidation de l’élection présidentielle en raison de l’incarcération d’un des principaux candidats. Les jeunes démocraties sont toujours fragiles dans leurs démarrages.

Mais il faut noter cet élément très prometteur et encourageant : malgré les très graves attentats islamistes qui ont endeuillé les Tunisiens et ceux qui viennent séjourner en Tunisie, la Tunisie est le seul pays à n’avoir pas refermé sa "parenthèse démocratique", où la bonne volonté d’une évolution démocratique trouve son chemin coincé entre une Algérie sans pouvoir et une Libye sans nation, sans compter une Égypte revenue à l’ère Moubarak avec l'avènement de Sissi. Légalistes et démocrates, les Tunisiens ont tout intérêt à poursuivre leur processus démocratique, malgré les grandes difficultés…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 septembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Ben Ali ne sera jamais jugé… mais la démocratie tunisienne passe.
Le premier tour de l’élection présidentielle tunisienne du 15 septembre 2019.
Béji Caïd Essebsi.
Interview de Béji Caïd Essebsi diffusée sur France Inter le 3 décembre 2016 (à télécharger).
Daech.
Les révolutions arabes de 2011.
Ben Ali a 80 ans.
La fuite de Ben Ali.

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3 réactions


  • Mohammed MADJOUR (Dit Arezki MADJOUR) Mohammed MADJOUR 23 septembre 2019 13:51

    Ce que vous écrivez est très mauvais, très nuisible, polluant et détestable ! 

    L’ancien président tunisien avait fait ce qu’il avait fait : On ne peut pas résumer dans un quelconque brouillon. Mais « lui » seul (ou n’importe quel président d’au autre pays) ne peut être tenu totalement responsable d’un échec ou d’une faillite totale sociale ou politique... 

    Un Etat ou un régime politique est l’ensemble de la hiérarchie, c’est l’ensemble de l’Administration mais aussi et en plus tous les satellites qui gravitent autour comme des VAUTOURS ! 

    Avait-il essayé de faire du « bien à son pays » mais avait échoué, avait-il fait « du mal » consciemment ? Ne posons ps trop de questions inutilement. Disons que l’échec de ben ALI était l’échec de la Tunisie et sa destitution n’avait pas entraîné la réussite du pays.

    Voilà pourquoi : Parce que les humains aujourd’hui, je veux dire les plus malins, les plus pourris, les plus perfides continuent toujours dans l’idéologie du bouc-émissaire, cette pratique Yahoud ancienne qui consistait à reporter le mal sur un « pauvre animal... »

    Presque dix ans après la destitution de Ben ALI, les choses n’ont fait que s’aggraver, comprenez-vous pourquoi ? Parce que la racaille qui avait fait échouer Ben ALI, ses faux successeurs et fera échouer celui qui sera désigné prochainement est toujours en place : LA RÉVOLUTION TUNISIENNE A LAMENTABLEMENT ÉCHOUÉ, même si « Marianne la bénévole accompagnatrice des contre-révolutions sous-développées » veut faire croire... 

    Les « Défilés de Mode », les « concours des Miss... », la « Réclame de la Grande Consommation par le corps nu des femmes », « l’industrie des Multinationales de la pornographie », « les accouplements insolites... » « la culture de fin du Monde » et surtout l’idéologie des pieds droits de l’homme, ont définitivement détruit la moitié de l’humain qui est la femme ! 

    Du temps où l’esprit français produisait ce qui était utile quelqu’un avait décrété : « Il n y a rien dans la Nature qui n’ait été d’abord dans les esprits » 

    Ne pas s’étonner alors de la destruction de la Nature et de la vie sur Terre, ne pas s’étonner de l’aberration occidentale qui veut dissimuler ses fautes et même les mettre sur le dos des Indiens et des Indigènes ... Je n’ai jamais séparé les deux fléaux qui sont un seul et même fléau : La pollution des esprits et la pollution de la Nature, l’un enclenche l’autre, l’un reproduit l’autre, l’un renforce l’autre...

    S’il n y avait que l’échec tunisien... L’ensemble des pays sont sur le seuil de l’anarchie et la plus grande responsabilité est celle des journalistes et des médias perfides qui n’informent pas mais manipulent dangereusement l’opinion publique...


    • Jonas 23 septembre 2019 17:00

      @Mohammed MADJOUR
      Je n’aime pas les dictatures , ni le manque de liberté ,mais il faut reconnaitre , que sous Ben Ali , les réfrigérateurs n’étaient pas vides , comme sous Ennahda et leurs successeurs. Qu’est-ce que la liberté lorsque le ventre crie famine et que depuis la chute de Ben Ali plus de 100 000 à 150 000 personnes ont fui le pays et parmi elles, des gens bien formés dont le pays aura besoin en cette époque du numérique de de l’IA. 


    • Mohammed MADJOUR (Dit Arezki MADJOUR) Mohammed MADJOUR 24 septembre 2019 13:57

      @Jonas

      Pourquoi vous me racontez ça puisque j’avais dit que les élections étaient inutiles dans un pays où tout le monde ne trouve pas un morceau de pain. 

      Je ne cite ni x ni y, je dis qu’avant le désordre encouragé par la France, la Tunisie était un pays vivant et bien que pauvre la misère n’a jamais été ni une honte ni insurmontable : Les humains travaillent pour améliorer leur condition. 

      Mais depuis le grand désordre de la contre-révolution, la Tunisie s’est retrouvée totalement appauvrie et encombrée de la nouvelle mentalité importée qui investit dans les « Défilés de Mode », « l’égalitude mariannesque étant la principale revendication... » 

      Quand il n y a rien, il n y a rien ... Il faut attendre d’autres initiatives, d’autres secousses qui remettraient la Tunisie au travail comme jadis.


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