samedi 14 février 2009 - par Tristan Valmour

De l’évaluation à la domination (fin) - la méritocratie

De l’examen scolaire à l’évaluation des ministres sans oublier les tests d’été dans les magazines féminins, l’évaluation quantitative s’est imposée partout. Cette emprise a pour conséquences d’établir des normes mais aussi de sélectionner, donc se priver de l’apport de ce qui est hors normes. Les individus qui répondent aux critères de sélection en viennent à constituer une élite avec ses règles, ses codes, son langage. Le groupe initial composé, les critères se durcissent toujours plus, écartant les membres du groupe qui ne s’y adapteraient pas, tout en éliminant davantage de nouveaux candidats. Nos sociétés, basées sur ce modèle, se sont certainement passées de l’apport d’individus, de groupes et d’idées révolutionnaires. Combien d’Einstein, de Léonard de Vinci, ou de Chateaubriand n’ont pu éclore ? Si cette question n’emporte aucune réponse, nous découvrirons en revanche comment s’est construite la méritocratie américaine sous l’impulsion de quelques hommes ; modèle que nous importons progressivement !

Nous sommes le 28 octobre 1813. Alors qu’il n’est plus Président des Etats-Unis d’Amérique, Thomas Jefferson écrit une lettre à son prédécesseur, John Adams, dans laquelle il pose les bases d’une aristocratie naturelle fondée sur des gens talentueux et vertueux, qui s’opposerait à une aristocratie artificielle établie sur la naissance et la richesse. Les deux hommes se vouent un respect mutuel, une franche amitié, et leur correspondance fourmille de références érudites en latin et grec ancien.

Une centaine d’années plus tard, James Bryant Conant - président d’Harvard de 1933 à 1953 - trouve la lettre de Jefferson. Il partage avec ce dernier l’idée d’une méritocratie américaine, et cela le conforte dans son rejet d’une société aristocratique à l’anglaise, incarnée par les descendants des puritains. Pour Conant qui rêvait d’une société sans classe, l’aristocratie conduit inéluctablement au marxisme. L’Amérique doit être gouvernée par une élite vertueuse et méritante au service de l’Etat : tel était son projet !

Au début des années 30, Harvard n’est qu’un bon établissement parmi d’autres. La démocratisation de l’enseignement est en marche, ce qui contrarie Conant. L’homme souhaite restreindre l’accès aux universités. Il lui faut pour cela un outil capable de trier le bon grain de l’ivraie. Alfred Binet allait le lui donner !

Le Français Alfred Binet et son assistant Simon inventent le fameux test de Qi, en 1905. Une dizaine d’années plus tard, Lewis Terman, professeur de psychologie à Stanford, reprend le test en le modifiant. Ainsi dit-il sur la base de son test : « the average negro is vastly inferior to that of the average white man. ... The intelligence of the American Indian has also been over-rated, for mental tests indicate that it is not greatly superior to that of the average negro. Our Mexican population, which is largely of Indian extraction, makes little if any better showing. ». Bref, le test Binet-Stanford sera employé pour la première fois à grande échelle en 1917 pour évaluer les recrues, c’est-à-dire pour déterminer ceux qui méritaient d’être officiers. On leur demandait par exemple si Christy Mathewson était un écrivain, un joueur de baseball, un artiste ou un acteur. L’amateur de baseball était jugé intelligent et digne de devenir officier ; quant aux autres, on leur promettait le front.

Terman est aussi connu comme membre actif de la sympathique American Eugenic Society ; une association qui prônait la stérilisation de 2.5 millions d’Américains et le ségrégation de 5 autres millions. D’ailleurs, près d’une trentaine d’Etats adoptèrent des lois en faveur de la stérilisation dans les années 20-30. En 1929, rien qu’en Californie, environ 6000 personnes ont ainsi été stérilisées. D’après le sociologue Stefan Kuhl et l’historien Barry Mehler , l’American Eugenic Society et les lois sur la stérilisation ont directement inspiré Hitler et les Nazis. La responsabilité des familles Rockefeller (via la Rockefeller for Medical Research qui assurait la promotion de l’eugénisme) et Bush (Prescott Bush était le banquier de Fritz Thyssen, l’homme qui acheta Hitler) était aussi engagée dans le mouvement eugéniste. Les tests de Qi ont donc donné la caution « scientifique » nécessaire.

Carl Campbell Brigham, professeur de psychologie à l’université de Princeton en 1923 fut l’adjoint de Robert Yerkes, celui qui administra le test Binet-Stanford aux recrues durant la Première Guerre Mondiale. Lui aussi pense qu’il y a des degrés d’intelligence entre les différentes populations, les Noirs se positionnant en bas de l’échelle, et les Blancs du Nord tout en haut (les Blancs de l’Europe de l’Est et de l’Europe Méditerranéenne n’arrivent qu’en 2è position). Ces degrés d’intelligence étant bien entendu mesurés par le test. Brigham était un raciste avéré, mais en 1930 il revint sur ses déclarations en rejetant l’hypothèse raciale. Le mal était néanmoins fait puisque de nombreux Juifs qui anticipèrent l’Holocauste en souhaitant émigrer aux Etats-Unis furent refoulés en raison des tests, comme le démontre Stephen Jay Gould .

Brigham adapte donc le test Binet-Stanford aux lycéens en 1926 ; celui-ci devient alors le SAT (Scholastic Aptitude Test), une sorte de QCM. Durant les années 30, le SAT évolue pour devenir un outil de sélection des étudiants à l’entrée de la fameuse Ivy League, un groupe de 8 universités privées dont Harvard.

En 1948, devant le refus des universités publiques américaines d’adopter le SAT comme outil de sélection, Conant et son adjoint Chauncey créent ETS (Educational Testing Service), une association qui élabore et vend des tests (entre 1 et 1.5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2008). En France, elle commercialise aujourd’hui le TOEIC et le TOEFL en attendant l’adaptation d’autres produits.

Mais tous les idéaux de Conant (société sans classe, sans privilège, au service du public, indifférente à l’argent et sélectionnée selon des critères scientifiques) ont été balayés. Le SAT, toujours employé comme outil de sélection, n’est qu’un simple test psychométrique auquel préparent des établissements privés aux coûts exorbitants. C’est devenu un outil de reproduction de l’élite sociale au lieu d’être un outil de détection du potentiel intellectuel indifférent à la classe sociale, comme le démontre Nicholas Lemann dans son livre The Big Test : The Secret History of the American Meritocracy. Une association américaine a étudié en détail les biais méthodologiques de différents tests, et leur rôle profondément néfaste sur la société américaine. Tout test psychométrique (PISA, SAT, tests de langue, tests d’embauche, etc.) appliqué à l’évaluation des compétences ou du savoir ne mesure que l’aptitude à passer un test, pas l’aptitude elle-même. On peut à la limite mesurer quelques compétences verbales par ce biais. Et ce type de test conduit toujours à des solutions eugéniques puisqu’il a pour objet de trouver des différences. C’est d’ailleurs son seul objet.



6 réactions


  • Tristan Valmour 14 février 2009 10:42

    Bonjour à tous

     

    Je demande à Agoravox de bien vouloir retirer le dernier paragraphe parce que je me suis trompé dans les références. La lettre de John Adams du 2 septembre 1813, mentionnée en lien, n’est pas celle que j’avais voulu faire figurer. Et je ne retrouve plus les références sur mon serveur. John Adams a bien tenu ce discours, mais dans d’autres circonstances, et cela est d’autant plus étrange qu’il était pessimiste sur la démocratie.

     

    Merci encore de retirer ledit paragraphe.


  • Olga Olga 14 février 2009 16:01

    Tristan,
    Article et sujet très intéressants.
    On en viendrait à se demander comment des hommes lucides et brillants comme Jefferson et Lincoln ont pu avoir comme lointains successeurs des guignols de la trempe de Clinton et G. W. Bush (entre autres). Puis on apprend que des Rockefeller et des Prescott Bush sont passés par là entre temps et on comprend tout de suite mieux cette "décadence" présidentielle. smiley 


  • ZEN ZEN 14 février 2009 18:58

    Merci , Tristan pour ce dernier "épisode"

    Il resterait à définir ce que mesure les tests :l’intelligence multiforme et culturellement déterminée. Binet ne se comprettait pas : l’intelligence, c’est ce que mesurent mes tests, mais c’est lui qui en définissait les critères
    Resterait aussi à s’interroger sur l’intelligence de ceux qui les fabriquent et les utilisent...
    Vaste programme !


  • Tristan Valmour 14 février 2009 20:36

    Salut Olga

     

    Tu as tout à fait raison. Ces grandes familles qui dirigent le monde ne sont qu’un ramassis de bandits, directs héritiers des nobles du haut Moyen-Age. Je rappelle que ces derniers n’étaient à l’origine que des aigrefins qui se sont attribués de force les terres des paisibles paysans. Concernant Prescott Bush, j’ai trouvé des documents qui prouvent qu’il était lié à la mouvance nazie jusqu’en 1951 !!! Je me demande parfois si la crise actuelle n’est pas la conséquence d’un eugénisme social programmé de longue date. C’est mon côté parano qui ressort.

     

    Salut mon pt’it Zen

     

    Quel est le poids du conscient ? Cette question est aussi insensée que la mesure de l’intelligence. Les cognitivistes les plus sérieux ne donnent aucun crédit à la mesure de l’intelligence. Le plus grand spécialiste en la matière est l’immense Howard Gardner ; un homme avec lequel j’ai eu la chance de converser à plusieurs reprises. Gardner, le découvreur des intelligence multiples (il y en a 8) a donné la meilleure définition actuelle des intelligences. Et il déplore que des psychologues aigrefins se soient lancés sur le marché de la mesure (la psychométrie). La  psychométrie est à la psychologie ce que l’astrologie est à l’astronomie. Ca vaut peanuts, sauf en médecine.

    A plus


  • arobas arobas 16 février 2009 04:48

    cet article soulève une bonne question. Seulement il me semble essentiel de rappeler qu’un grand nombre d’enfants dits précoces échouent lamentablement dans le système scolaire français (on parle de plus des 2/3). Ces enfants sont désigns comme tels en fonction de leur QI... celui-ci à l’inverse de ce qu’on pense est loin d’être un critère de réussite si évident. D’autre part, cet article occulte dans le cas français la sélection tradtionnelle par le latin, le grec et la culture générale critiqué à juste titre par Bourdieu comme culture de classe et remplacé depuis par une sélection scientifique ? Nombre de sociologues ont alors constaté que l’on en avait cepednat pas fini avec les inégalités notamment parce que les enfants issues des classes dites défavorisés ont plus de mal à s’intéresser à des problèmes abstraits. Enfin, toute personne qui connait les modes d’accessions aux écoles françaises les plus prestigieuses sait que pour y entrer c’est à dire pour se rapprocher du pouvoir il faut avoir des compétences non enseignés à l’école (culture générale et actualité à science po, littérature et langue à polytechnique...). A ce niveau il faut montrer patte blanche. De même à l’université c’est par la cooptatoin que l’on entre... les critères y sont souvent idéologiques notamment dans les sciences humaines... On est bien loin d’une sélection par leu seul QI. 
    En résumé je dirais que les individus à gros QI réussissent très bien dans notre système s’ils sont émotionnellement stables et adhèrent au système ce qui est très loin d’être le cas de la majorité d’entre eux. Bien plus pertinenet me semble à ce suejt une analyse de la reproduction des élites sous forme d’héritiers. Il suffit de penser à Bush père et fils... pour voir que le QI n’est pas la meilleur problématique.
    Par contre je suis d’accord que domine dans notre société une intelligence instrumentale peu compréhensive,.. mais ceci est un autre débat celui de la forme que prend la connaissance... 


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