jeudi 10 mai 2012 - par Bruno de Larivière

Déraison et ressentiment

L'Europe, ce grand navire sans capitaine, ne sera pas sauvé par l'austérité. Les problèmes de la Grèce sont aussi ceux de l'Allemagne et de la France... 

Trois facteurs ont produit cette impasse dans laquelle se trouve l'Europe aujourd'hui :

  1. Les conséquences de l'élargissement à l'est en 2004 ; celui-ci confirme l'Allemagne réunifiée dans son surcroît d'influence, et rend caduc le compromis de fonctionnement entre les Etats-membres.
  2. Les règles de fonctionnement d'une Union jusque là centrée sur les questions agricoles - avec la PAC que Jacques Chirac défend bec et ongles, au moment où il faudrait s'en affranchir - ; ses membres refusent de mutualiser les budgets nationaux et d'harmoniser les fiscalités, malgré l'ouverture des frontières intérieures et le choix d'une monnaie commune.
  3. Les relations internationales après 2001, et la lutte menée à fonds perdus par les Américains contre le terrorisme . George Bush, en recrutant des gouvernements ralliés pour lancer sa guerre contre l'Irak précipite une fracture dans l'UE : pro-Otan contre Franco-Allemands.

Les personnalités les plus en vue ont été piteuses : Blair et Berlusconi dépassent les bornes. Mais Schröder sauveur de l'Allemagne vieillissante, par la constitution d'un hinterland allemand en Europe centrale, et Chirac, principal responsable du non au référendum sur la Constitution européenne, méritent eux aussi les critiques. Un président du Conseil Européen donne l'impression d'une unité de commandement dans la tourmente. Van Rompuy, choisi par Sarkozy et Merkel, l'a été sur des critères brumeux. Rien ne contrebalance des chefs d'Etat sans visions [Petits conflits entre amis]

Du point de vue financier, l'Union Européenne emprunte depuis une décennie la voie de sa propre destruction. Paul Krugman dresse un tableau sombre. Je ne partageai pas à l'automne toutes ces conclusions, et en particulier l'idée d'une augmentation généralisée des déficits pour stimuler la croissance - Trou de seau et trou de mémoire -. Mais je retiens sa modération par rapport au bouc-émissaire du moment, la Grèce. Dans son post intitulé 'German adjustment'l'ancien prix Nobel d'économie retourne même les données du problème, en désignant un coupable aux apparences d'accusateur.

Il n'y a pas d'Allemagne de cocagne. Les décisions prises à l'époque du chancelier Schröder (baisse des aides sociales et assouplissement du droit du travail) ont moins pesé que la délocalisation des usines les moins rentables et l'excédent commercial des entreprises allemandes artificiellement entretenu par le rapport centre (sans inflation) et périphérie.

*

Les difficultés grecques prêtent évidemment au commentaire, en Allemagne comme en France. La Croix du 13 février a repris les principales idées du ministre des finances allemand Wolfgang Schaüble dans le 'Welt am Sonntag'...

" Les promesses de la Grèce ne nous suffisent plus. Ils doivent, lors d'un nouveau programme, d'abord mettre en oeuvre les parties de l'ancien programme et économiser. [...] Même en cas de sortie de l'euro, ils [les Grecs]resteraient dans l'Europe. [...] L'idée que l'on doit changer quelque chose, et de manière profonde, doit encore être comprise par beaucoup en Grèce. La réunification allemande est venue car les gens en RDA ne voulaient plus vivre comme avant, mais comme à l'Ouest."

Résumons les trois contre-vérités : (1) Couper dans toutes les dépenses publiques n'est pas simplement 'économiser'. Wolfgang Schaüble n'a visiblement rien suivi des évènements en Grèce. (2) La Grèce peut sortir de l'euro-zone et cesser ses remboursements : avec des conséquences certes très négatives. (3) La réunification allemande a été payée en partie par les pays partenaires de la RFA. Elle a entraîné une saignée démographique et le déclin industriel des länder de l'Est : [source]. Encore aujourd'hui, les länder de l'Est souffrent d'un taux de chômage élevé et tenace [carte]. Il est tout à fait désastreux qu'un ministre allemand utilise cet exemple pour fustiger la Grèce dont le tort principal est de se situer en périphériede l'Union européenne.

Wolfgang Schaüble a par la suite enfoncé le clou.

"" “Toutes les mesures envisagées par le gouvernement grec et la troïka ne sont pas proposées par plaisir de faire du mal. Leur but est simplement d'aider la Grèce à prendre le chemin vers une économie compétitive croissante" ["All the measures that are envisaged between the Greek government and the troika are not meant to torment anyone. Their aim is just to help Greece reach a path towards a competitively growing economy,” / source] ""

Le paternalisme n'améliore en rien la situation des Grecs, et abîme durablement l'image des grands pays de l'UE. Angela Merkel veut flatter son électorat à l'approche d'un scrutin général... Elle risque à la fois la défaite et l'opprobre. Ces derniers temps, les retombées attendues se font attendre. Après les élections générales en Grèce qui donnent aux deux principaux partis de gouvernement un peu plus d'un tiers des voix, le SPD s'en prend au 'diktat économique' que la chancelière et le président français défait dans les urnes imposent aux Grecs [source]. Le SPD ne parvient néanmoins pas à convaincre les électeurs allemands [source]

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En France, la faible part prise par la question européenne dans la campagne électorale signifie que la situation grecque est jugée lointaine, voire pour certains réglée [source]. François Hollande a certes séduit une majorité d'électeurs en prônant - entre autres choses - une remise à plat du pacte budgétaire (illustration) signé par les chefs d'Etat en mars. Au premier tour des présidentielles, un tiers des électeurs (aux extrêmes gauche et droite) ont toutefois manifesté un désaccord avec les politiques menées à Bruxelles ; beaucoup souhaitent tout simplement une sortie de l'euro. Le ressentiment naît de la déraison...

Car sur son principe même, l'austérité n'est pas remise en question par le futur président de la République, pas plus que les rapports de force dans l'Union. En France même, il sera difficile de concilier équité fiscale - elle implique d'imposer davantage les foyers les plus aisés - et relance de la croissance. De la même façon que le bouclier fiscal mis en place par le gouvernement Fillon diminuait les ressources de l'Etat et alourdissait son déficit. C'était en contradiction avec les slogans du candidat Sarkozy en 2007.

Contrairement aux Allemands, les inégalités entre Français se sont creusées davantage à cause du patrimoine qu'à cause des revenus. Le patrimoine médian en France est de 150.000 euros et le niveau de vie médian (revenus + aides) est de 1.600 euros [Philippe Villemus ('Le patron, le footballeur et le smicard') source]. Les Prolos bleu marine oubliés de la prospérité enragent dans les urnes comme les Grecs séduits à plus de la moitié par des partis opposés aux deux partis qui ont gouverné le pays depuis trente ans.

Déraison et ressentiment...



3 réactions


  • Le taulier Le taulier 10 mai 2012 12:59

    L’élargissement à l’Est (avec une majuscule c’est mieux) n’a rien à voir avec les problèmes que l’Union rencontre aujourd’hui. Sur 5 pays à problème (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Italie et Hongrie) un seul est issue de l’Europe de l’Est.

    Par ailleurs il y a toujours eu des problèmes de gouvernance. C’est même la France avec De Gaule qui en est à l’origine.


  • Daniel Roux Daniel Roux 11 mai 2012 07:59

    La déraison n’est pas le mot juste, cupidité, conviendrait mieux.

    L’illusion politique d’une Europe Unie est entretenue par les politiques et les médias. La réalité est que ce la seule Europe qui existe est celle voulue par les gros actionnaires des multinationales, c’est à dire de l’oligarchie financière avec comme but ultime, l’Union Transatlantique prévue dès l’origine par des « pères fondateurs » rétribués par les USA.

    http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-veritable-enjeu-politique-de-83855

    Sous cet angle, il est facile de comprendre pourquoi l’harmonisation commerciale et financière transatlantique, avec ses normes et règlements contraignants favorisant les grandes entreprises avance à grand pas alors que l’harmonisation fiscale et sociale est systématiquement remise aux calendes..grecques.

    Le ressentiment des citoyens éclairés est fondé sur la constatation de la trahison des élites, complices et salariés de l’oligarchie.


  • Bruno de Larivière Bruno de Larivière 11 mai 2012 09:16

    Que de propos sombres... Je fête aujourd’hui mes 40 ans : je ne peux donc que vous remercier de vos commentaires, mais sans rien ajouter au pessimisme ambiant !
    A bientôt,
    BL


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