Géorgie : les dessous de l’échiquier
L’armée géorgienne a lancé vendredi 8 août une offensive d’envergure contre une de ses provinces sécessionniste, l’Ossétie du Sud. Cette attaque, qui a surpris plus d’un observateur, intervient dans le contexte tourmenté post-URSS de la Géorgie. Quels sont les enjeux derrière cette guerre ?
Le conflit de la Géorgie avec des provinces rebelles ne date pas d’hier. Remontons dans l’Histoire : depuis la chute de l’URSS, les États-Unis cherchent à imposer leur influence dans le Caucase et l’Asie centrale. La région est devenue « le grand échiquier », selon l’expression de l’ancien conseiller national de sécurité états-unien, Zbigniew Brzezinski. Un État de cinq millions d’habitants, coincé entre la Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Turquie, est au centre de ces enjeux, la Géorgie. Il s’agit notamment de contrôler les ressources énergétiques du bassin de la Caspienne, et spécialement certains oléoducs, existants ou à venir.
Quand Edouard Chevardnadzé, un proche de Gorbatchev, ancien dignitaire de l’URSS, accède à la présidence de la Géorgie devenue indépendante, les États-Unis de Bill Clinton le voient plutôt d’un bon œil. Ils accordent une aide massive à la Géorgie pour développer leur projet de construction d’un oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), qui doit relier l’Azerbaïdjan à la Turquie. Cet État devient alors le second bénéficiaire de l’aide américaine après Israël. L’intérêt principal du BTC est d’éviter soigneusement la Russie en passant par la Tchétchénie et de contourner l’Iran et l’Arménie.
A ce moment, les États-unis ne se contentent plus de contenir l’influence russe, mais cherchent à faire progresser leurs intérêts dans les Républiques de l’ex-URSS, en avançant leurs pions successivement (Ukraine, Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Moldavie). En Géorgie, la Russie tente de contrecarrer ces plans en encourageant la résistance dans deux provinces : l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie.
En 2003, Chevardnadzé infléchit sa politique jusqu’ici tournée entièrement vers les États-Unis, en faveur de la Russie de Poutine, ce qui peut lui permettre de résoudre certaines difficultés avec ses provinces pro-russes.
Il envisage de signer un accord sur des approvisionnements de gaz. Steven Mann, l’envoyé spécial américain pour les affaires de la Caspienne, s’envole pour Tbilissi et avertit Chevardnadzé de ne pas aller plus avant (le même Mann sera présent à l’inauguration du BTC en 2005). Le gouvernement américain est furieux. L’ambassadeur américain, Richard Miles, un drôle de bonhomme, se plaint que "Washington doit être informé de tels accords à l’avance".
Ancien chouchou de l’administration américaine, y compris sous Bush, Chevardnadzé est lâché. Fortement contesté par des manifestations qui expriment la lassitude de la population notamment envers la corruption endémique, Chevardnadzé démissionne en novembre 2003.
C’est là que nous voyons apparaître Mikhail Saakachvili, leader du Parti national. Lors de ce qui sera appelé "La révolution des roses", il sera porté au pouvoir par un véritable raz-de-marée électoral (plus de 95 %). Saakachvili a d’emblée invité la Russie à ne plus s’immiscer dans les affaires intérieures de son pays. Chevardnadzé, qui dit avoir voté pour Saakachvili qui lui a promis l’immunité, accuse un milliardaire américain, Soros, d’avoir fomenté un coup d’État et manipulé Saakachvili et sa bande.
En effet, Saakachvili annonce rapidement les futures alliances de son pays en soulignant le « rôle central » de la collaboration avec l’Otan, dans l’extension des « capacités de défense » de la Géorgie. Avant même que les résultats de l’élection présidentielle ne soient annoncés officiellement, Saakachvili a réitéré l’engagement de faire de la Géorgie un pays « pacifique et prospère » intégré à l’Europe, de lutter contre la corruption et le séparatisme qui sont les principaux maux dont souffre son pays. Cette transformation est guidée par un objectif : l’« occidentalisation ». La Géorgie veut non seulement ressembler aux pays de l’Ouest, mais jouer un rôle central dans ce groupe de nations : « Pour les Occidentaux, nous sommes un partenaire en puissance, et non un petit pays qui quémande leur protection. » Mais la gestion de la Géorgie n’est pas devenue simple pour autant (une centaine d’ethnies sont recensées dont certaines se sont transformées en nationalismes).
Au fil du temps, les réformes s’inspirent de plus en plus d’un modèle néolibéral, et plus particulièrement du modèle américain : déréglementation, réduction de l’administration et des impôts. Par exemple, le pouvoir prévoit de privatiser massivement les universités d’ici à 2010, et de créer des liens plus étroits avec les entreprises et les donateurs privés susceptibles de financer ces établissements. Le secteur de la santé devrait lui aussi passer aux mains de capitaux privés. Plus de 1 800 entreprises ont été privatisées entre 2004 et l’année 2008.
Mais qui est Mikhail Saakachvili ?
- Saakashvili est diplômé en droit de l’université américaine de Columbia (1994) et titulaire d’un doctorat de sciences juridiques de l’université George Washington (1995). C’est à cette époque qu’il développe de nombreux contacts dans la classe politique américaine ;
- 80% des membres du nouveau gouvernement formé par Saakashvili après son élection triomphale à la présidence de la République en janvier 2004 ont étudié et/ou travaillé aux États-Unis ; la plupart d’entre eux pour la Fondation Soros et l’agence américaine d’aide au développement USAID, notoirement très liée au Département d’Etat ;
- six mois passés en Yougoslavie ont permis à Saakashvili de se familiariser avec la méthodologie de la Révolution de velours ; lui et d’autres jeunes politiciens d’Ukraine, de Moldavie, d’Arménie, d’Azerbaïdjan, etc., ont été formés à la « transition démocratique accélérée » dans un centre situé à 70 km de Belgrade.
A ce propos, Thierry Meyssan a montré comment agissait une organisation bien mal nommée "Albert Einstein Institute" dans une analyse dénommée : "La non-violence façon CIA". Cette institution conseillera les manifestants en 2003, contre Chevardnadzé.
Un homme paraît détenir une influence particulière en Géorgie : George Soros. Écoutons Danielle Bleitrach : "George Soros a soutenu financièrement les mouvements étudiants géorgiens et le parti de Saakachvili. Il a financé la carrière politique de Saakachvili depuis le début. Son influence continue aujourd’hui à être grande sur le nouveau gouvernement géorgien. Des ministres de l’actuel gouvernement sont des anciens collaborateurs du financier américain au sein de sa fondation. Un certain nombre de jeunes conseillers de Saakachvili ont également été formés aux États-Unis dans le cadre des échanges universitaires mis en place et gérés par la Fondation privée de Soros. Le gouvernement américain, quant à lui, a doublé son aide économique bilatérale à la Géorgie depuis la révolution. Cette aide annuelle atteint donc aujourd’hui 185 millions de dollars. De plus, la Maison-Blanche est engagée dans un programme de formation des forces spéciales de l’armée géorgienne dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste dans la région avec l’aide d’Israël. Les États-Unis ont également débloqué de l’argent pour régler la facture énergétique de la Géorgie au lendemain de la révolution de novembre 2003. Il est évident que Soros qui y trouve ses propres intérêts financiers a joué en lien étroit avec la CIA un rôle dans la mainmise directe des États-Unis sur cette zone stratégique d’abord sur un plan énergétique, mais pas seulement."
Georges Soros et de grandes sociétés privées américaines vont même financer les salaires de Saakashvili et d’autres dignitaires, sous prétexte de lutter contre la corruption.
Mais, assez rapidement, les Géorgiens sont déçus. Une fois en place, Saakachvili a passé des compromis avec des forces politiques qui avaient exercé le pouvoir dans la Géorgie des années précédentes. La politique du gouvernement suscite un désenchantement croissant, sur fond d’abus de pouvoirs, de scandales judiciaires et de grogne sociale. Des opposants politiques sont assassinés. La croissance et les investissements étrangers ont certes connu une accélération notable en 2004, notamment grâce à la construction du gazoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, mais la population, dont la plupart est au chômage ou sous-employée, n’en a globalement pas senti les effets, d’où un sentiment croissant d’injustice sociale.
Sur ces entrefaites, arrivent les élections fin 2007. Saakashvili est réélu, mais de manière extrêmement douteuse. L’opposition conteste énergiquement les résultats. Les manifestations s’accentuent, réprimées sans ménagement.
Après l’élection, Saakachvili louait les « nouveaux visages » de l’équipe. Pourtant, à l’annonce de la liste des nouveaux venus et du jeu de chaises musicales en cours, on ne pouvait que chercher ce qu’il y avait de bien nouveau dans le gouvernement de Lado Gourguenidzé. "Il est inquiétant que ces ministres gardent leur poste. Ils sont au cœur de la politique non démocratique que conduit Mikhaïl Saakachvili", estime Salomé Zourabichvili, ancienne ministre. Très contesté, y compris dans sa légitimité, Saakashvili va alors axer sa politique sur la mise aux pas des provinces rebelles ou sécessionnistes.
Deux provinces revendiquent leur indépendance en Géorgie :
L’Abkhazie, 250 000 habitants sur un territoire de 8 900 km2. Il y a des enjeux stratégiques : l’Abkhazie est le débouché du Nord-Caucase sur la mer Noire, et elle est toute proche de la ville russe de Sotchi où se tiendront les jeux Olympiques d’hiver de 2014, dont Moscou veut faire une vitrine.
Et l’Ossétie. Suite au conflit géorgiano-ossète entre 1989-1992, on estime qu’il reste encore 70 000 habitants dans la région, dont 35 000 à 40 000 Ossètes et 20 000 à 22 000 Géorgiens. En juin 92, les dirigeants russes, géorgiens et ossètes signent un armistice et conviennent de la création d’une « force de paix » tripartite composée de 500 hommes. En janvier 2005, la Russie approuve avec des réserves le projet de la Géorgie d’accorder une large autonomie à l’Ossétie du Sud si celle-ci renonce à l’indépendance. Mais, en mars 2008, en réaction à la demande – infructueuse – d’adhésion de la Géorgie à l’Otan, le Parlement russe exhorte le Kremlin à reconnaître l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Moscou envoie ensuite des troupes supplémentaires en Ossétie du Sud. A noter qu’il n’y a guère de richesses en Ossétie et pas de passage d’oléoduc, par exemple.
Remarquons également que l’Adjarie est une République autonome de Géorgie, et la province la plus riche du pays. Une grave crise en 2004 s’était terminée par le départ du leader Aslan Abachidze, avec l’aide d’une médiation russe.
Et la Russie dans tout cela. La politique menée en Géorgie a du mal à passer : "Tbilissi passe en effet un accord avec le Pentagone, qui décide de privatiser sa présence militaire en Géorgie en passant un contrat avec des officiers militaires états-uniens à la retraite, afin qu’ils équipent et conseillent l’armée géorgienne. C’est la société états-unienne Cubic qui obtient le contrat de trois ans, pour un montant de 15 millions de dollars. Ce programme prend le relais de la collaboration avec Washington entamée sous Chevardnadzé en 2002, sous couvert de lutte contre le terrorisme. Les conseillers militaires états-uniens se voient également confier comme mission d’améliorer la sécurité du pipeline du BTC. En contrepartie, la Géorgie envoie 500 hommes soutenir les forces d’occupation états-uniennes en Irak." Powell parle alors d’implanter des bases militaires en Géorgie, ce qui provoque la fureur du Kremlin. Cependant, les négociations continuent, en vue d’évacuer les bases russes en Géorgie.
Tout bascule en septembre 2006 : quatre officiers russes accusés d’espionnage sont arrêtés. Tbilissi voulait-il attirer ainsi l’attention des pays occidentaux afin d’accélérer son intégration à l’Otan ? « Le résultat est inverse, explique Mme Zourabichvili. Si l’on veut intégrer l’Alliance [atlantique], il n’est pas nécessaire de s’opposer à la Russie ; cela peut même refroidir l’enthousiasme de certains pays envers l’adhésion de la Géorgie. » La diplomate qualifie même certains actes du régime de « néobolchéviques » : « La manière dont le MND (parti au pouvoir) conçoit son rôle dans la société, l’"éducation" de la jeunesse dans des camps patriotiques, l’instrumentalisation idéologique, tout cela ressemble à un régime totalitaire plutôt que démocratique.
Dès lors, la mauvaise volonté russe va s’accentuer.
En mars 2008, la Russie a levé toutes les restrictions commerciales contre le territoire séparatiste d’Abkhazie. Sous prétexte humanitaire, la Russie a attribué des passeports russes aux Ossètes et aux Abkhazes (ceux-ci ne voulaient pas du passeport géorgien et n’avaient donc plus de passeports pour voyager). Une grande majorité d’habitants de ces provinces sont donc des citoyens russes. « Aujourd’hui, la Russie n’a pas le choix : elle est obligée d’intervenir militairement », estime aussi Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs, affirmant que « refuser de soutenir les Ossètes au moment où ils en ont plus besoin que jamais serait une monstrueuse rupture de confiance ».
A noter que pour le "ministre" des Affaires étrangères d’Abkhazie, Sergueï Chamba, c’est bel et bien "la déclaration d’indépendance du Kosovo qui a tout changé". Et c’est en référence directe à ce précédent kosovar que la région séparatiste a voté cette année officiellement une motion réclamant la reconnaissance de son indépendance. Cette déclaration unilatérale du Kosovo, soutenue par les États-unis, apparaît bien comme une "boîte de Pandore".
En juillet 2008, l’armée russe a organisé de grandes manœuvres dans le Caucase russe, non loin de la Géorgie. "En raison de l’aggravation de la situation dans les zones de conflit de Géorgie-Abkhazie et de Géorgie-Ossétie du Sud", les forces armées russes vont s’entraîner en vue d’une éventuelle participation à "des opérations spéciales de maintien de la paix dans des zones de conflit armé", souligne un responsable.
La présence de conseillers… israéliens pose aussi problème : l’année dernière, le président géorgien a mandaté plusieurs centaines de conseillers militaires travaillant pour des compagnies privées israéliennes de sécurité – un nombre que l’on estime à plus d’un millier – pour entraîner les forces armées géorgiennes. Tbilissi a également acheté à l’État hébreu des systèmes de renseignement et de sécurité électronique. Ces dernières semaines, Moscou a demandé de façon répétée à Israël de cesser son aide militaire à la Géorgie. Jérusalem a rétorqué que celle-ci était essentiellement « défensive ».
Ces conflits de territoire constituent un facteur de déstabilisation évident. Mais un autre facteur est le rôle que les États-Unis et leur allié Israël prétendent faire jouer à la Géorgie. La Géorgie, en effet, pourrait constituer une des pièces du dispositif contre l’Iran autant qu’un des facteurs de démantèlement de l’ex-Union soviétique, voire de la Russie elle-même.
Cependant, derrière ces conflits ethniques, il y a le grand jeu pour le contrôle des gazéoducs et oléoducs. Cela concerne le gaz du Turkménistan et les réserves pétrolières d’Azerbaïdjan. Selon Debka File, citant des sources militaires israéliennes, « d’intenses négociations ont lieu entre Israël, la Turquie, la Géorgie, le Turkménistan et l’Azerbaïdjan pour que les pipelines atteignent la Turquie puis, de là, le terminal pétrolier d’Ashkelon et enfin le port d’Eilat, sur la mer Rouge. A partir de là, les supertankers pourront acheminer le gaz vers l’Extrême-Orient à travers l’océan Indien ». Les Américains eux sont actifs depuis longtemps dans cette région en raison des ressources énergétiques de la Caspienne. Ils sont également en train de déplacer leurs bases militaires de l’Europe de l’Ouest vers l’Europe de l’Est et l’Asie centrale, officiellement dans le cadre de leur stratégie de "lutte contre le terrorisme". Washington envisage notamment d’installer de nouvelles bases en Géorgie ou en Azerbaïdjan. La Géorgie est le véritable verrou stratégique du Caucase car c’est le seul pays qui a un accès à une mer ouverte et qui a une frontière très longue avec le Caucase russe. La Géorgie est un pays-clé pour la stabilité régionale dans le Caucase, dit Danielle Bleitrach.
Après avoir décrété un cessez-le-feu unilatéral ce jeudi, accompagné de fortes déclarations apaisantes et proposition de paix, Saakachvili lance une offensive d’envergure, préparée et organisée, le lendemain. Après que les Géorgiens eurent atteint Tskhinvali, la capitale ossète, les troupes russes contre-attaquent, et rejettent les forces géorgiennes en dehors de l’Ossétie. La fuite en avant vient sans doute de se terminer.