La Guerre perpétuelle
L’humanité n’en a jamais fini avec la mécanique infernale des guerres de prédation et le « carnage global » qui décime des populations n’aspirant qu’à vivre en paix et en bonne intelligence. « La guerre contre les peuples a façonné le monde contemporain » rappelle le sociologue Mathieu Ragouste. Après avoir constitué le « réacteur principal de l’expansion capitaliste », elle devient une « technologie de gouvernement » à l’heure de la « globalisation sécuritaire ».
« L’histoire des sociétés humaines forme un vaste champ de bataille » analyse le chercheur et militant Mathieu Rigouste. Pourtant, bien des bonnes volontés auraient tenté de conjurer le pire, toujours fidèle aux tragiques rendez-vous de l’Histoire.
Pour la simple raison que « le capitalisme, c’est la guerre dès son premier âge » - une guerre globale et permanente faite aux populations sans qu’elles ne veuillent, le plus souvent, prendre la mesure de l’évidence - et envisager enfin le « renversement des dominations ».
Le chercheur indépendant a documenté cette histoire-là au fil des rencontres et des réflexions collectives, en la mettant également en images (Nous sommes des champs de bataille, 2025) : « Des classes dominantes affrontent des classes dominées qui leur résistent pour pouvoir exister. Des systèmes d’oppression tentent d’écraser toute expérience de relation sociale moins inégalitaire, sans y parvenir complètement. Des régimes de propriété et d’exploitation combattent la formation de modes de vie en commun qui se reconstituent constamment. Des puissances de transformation émergent et se développent sans cesse entre les rouages du pouvoir et de l’accumulation. »
Guerre de classe et apartheid global
Dans l’actuelle « phase d’expansion capitaliste », il n’y a pas de temps de paix distinct de l’état de guerre pour la simple raison que « ce qui a été nommé « paix » par les classes dominantes dans le monde contemporain repose en permanence sur de la guerre contre des classes dominées ». Pour durer, le « capitalisme doit dévorer toujours plus de matière première et de force de travail ».
Sa folle dynamique d’accaparement, d’enrichissement accéléré et d’hyperconcentration au profit de quelques uns a pour contrepartie l’appauvrissement vertigineux de tous les autres. Elle exige le développement combiné d’une guerre permanente, d’une surveillance automatisée, d’une accumulation militarisée voire d’une « forme de néofascisme » convergeant « à travers un programme de contre-révolution préventive » et la multiplication d’ « espaces de mort » où les populations sont soumises à des « conditions matérielles d’existence évoluant entre le nécropouvoir (la vie écrasée) et le thanatopouvoir (le laisser-mourir et la mise à mort) ». La « guerre globale contre le terrorisme » coïncide avec la guerre de classe (Mark Nencleous) – elle « permet notamment au capital de s’approprier toujours plus d’argent public et de le mettre au service de l’expansion militaro-sécuritaire en approfondissant la dépossession matérielle et politique des classes dominées ».
Le plus grand transfert de richesses de l’histoire humaine dans un Système-monde structuré autour de flux d’activités et des flux informationnels mondiaux est porté autant par des outils financiers ultra-puissants que par le déploiement des machines de guerre, de contrôle et de propagande contre les populations soumises à une oppression systémique par un « impérialisme sécuritaire engendrant une nouvelle mécanique de fascisation » - partout, l’automatisation de la surveillance « s’arrime à des formes d’urbanisme militaro-policier adaptées aux configurations locales ».
La sociologue Jackie Wang décrit un « pouvoir algorithmique articulant la prédation policière prédictive et la répression cybernétique » (cf. Minority Report). L’espace-temps mondial est quadrillé par un « réseau de mégalopoles militaro-sécuritaires, au rythme des grands projets industriels (aéroports, parcs éoliens, barrages, etc.), des grands événements (Jeux olympiques, coupes du monde, etc.) et des catastrophes ».
L’humain, transformé en une « ressource » de moins en moins « productive » ou « créatrice de valeur ajoutée » n’est plus au centre d’un monde formaté par des normes techno-financières permettant à une infime minorité prédatrice de s’enrichir toujours plus et de plus en plus vite aux dépens des masses de dominés, prises en otage par « l’explosion de la dette », par les émissions de créances, le siphonnage des épargnes sous divers prétextes fallacieux et les privatisations intensives de biens communs et de ressources.
Les recettes de la mortifère « gestion néolibérale et sécuritaire » sont bien éprouvées : phagocytage de l’outil de production économique, sabordage des bases constitutives des Etats de droit, flexibilisation du statut de salarié, réduction des dépenses dans la santé publique et dans « la protection des vies des classes considérées comme surnuméraires tout en maintenant l’ordre sociopolitique » - l’IA écocidaire constitue le « support techno-industriel » de cet impérialisme ultrasécuritaire.
La source et l’horizon
En théorie, les dominés peuvent « faire peuple » lorsqu’ils s’entraident ou parviennent à s’unir face à l’actuel « régime global de guerre et de contrôle » - il s’agit bien de l’emballement d’un « régime moteur » contre des vies décrétées « sans valeur », corvéables et sacrifiables à merci...
Alors que l’ensemble des ressources et des activités de l’humanité sont devenues objet de haute spéculation à « profits » décrétés illimités, le droit élémentaire à disposer d’un accès à l’eau potable, à un air respirable, à des terres habitables et à des vies dignes est dénié à des populations tenues pour moins que rien, passées par pertes et profits. Celles-ci n’auront jamais que ce qu’elles pourront, non pas revendiquer, mais défendre par elles-mêmes ou arracher de haute lutte à la prédation qui menace leur subsistance et leur survie dans un monde confisqué...
Au cours de cette guerre menée par un système de prédation sans précédent qui transforme la planète « privatisée à un niveau global » en lignes de crédit et de « profit », les consciences peuvent et doivent s’éveiller à une nouvelle réalité de possibilités. Celles-ci restent à écrire pour chaque huit milliardième d’humanité dont la vie ne retrouvera d’avenir que par le refus de la grande spoliation en cours. Comment ? Par le "sabordage" de la machine de guerre lancée contre elle comme par le sabotage de la « fabrique du désespoir », le « renversement des dominations » voire le « démantèlement complet et définitif du capitalisme »... Aucune communauté d’entraide, aucune forme de solidarité populaire ne seront épargnés par cette guerre préventive que la « globalisation sécuritaire » livre aux opprimés tant que ceux-ci ne parviennent pas à « construire l’autodéfense populaire ».
Les gestes et actes de foi de chacun au quotidien contribueront-ils à resserrer l’étau de « l’ordre établi » au détriment des dominés ou à son démantèlement, à la libération de « devenirs communs » dans cet intervalle respirant où le pire-toujours-trop-certain ferait place enfin au désirable ?
Fondées par Eric Hazan (1936-2024) en 1998, désormais dirigées par Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot, les éditions de La Fabrique publient, dans un contexte difficile (législation sur « l’apologie du terrorisme », etc.) des ouvrages exigeants, souvent sur de brûlantes lignes de faille ou de fracture. Pourvoyeurs tant de bases théoriques pour ceux qui veulent comprendre leur époque que de "perspectives émancipatrices" et de pistes d’action pour ceux qui aspireraient à un avenir précisément désirable, ils ne participent pas de l’hyperinflation éditoriale d’une industrie du divertissement flattant le tout-à-l'ego mais s’inscrivent dans cette urgence réparatrice rappellée par celui de Mathieu Rigouste : « Nous n’auront jamais que ce que nous saurons prendre, créer et défendre par nous-mêmes. Nous sommes la source et l’horizon ».
Et si un « ordre des choses » enfin juste commençait à la source, par le plus bas et le plus intime, pour s’accomplir et se perpétuer par le plus haut, vers un horizon commun qui cesserait de reculer au fil d’aléatoires avancées aussitôt suivies de régressions et de répressions ? Et si, sans se faire illusion sur « le fond des choses », le seul devoir et devenir incombant à chacun était de contribuer au quotidien à améliorer « le règne humain » ?
Alors, celui-ci ne se déchirerait plus en monstrueuse tumeur belliqueuse du vivant - et en métastases d’un univers aussi invincible que fondamentalement inexploitable et inaccaparable en son perpétuel devenir.
Mathieu Rigouste, La guerre globale contre les peuples – mécanique impériale de l’ordre sécuritaire, La Fabrique, 324 pages, 17 euros.