jeudi 1er novembre 2018 - par Vincent Verschoore

La Hongrie, modèle d’un futur antérieur ?

Hongrie

Une petite boutique de délicieux strüdels à deux pas d’un lieu emblématique de la night life de Budapest, le Szimpra Kert. Le tenancier, un sosie de Charlie Chaplin à vingt ans, parle aussi français et nous explique en quelques mots son point de vue sur la société hongroise actuelle : l’économie marche bien (3,5% de chômage) malgré (ou grâce à) un SMIC de 600 euros et une banque centrale indépendante, les fêtards étrangers affluent depuis des années à Budapest et font tourner une économie touristique à plein régime, et même si le pays est aujourd’hui officiellement une démocratie membre de l’Union Européenne il est l’héritier d’une longue histoire non démocratique qui ne s’est terminée qu’à la chute du Mur, en 1989, et cela se sent.

Cette histoire fait que les Hongrois s’accommodent très bien d’une démocratie de façade sous l’égide d’un parti surpuissant, le Fidesz, qu’ils s’accommodent du clientélisme et de la corruption qui ont toujours existé, qu’ils se fichent du problème migratoire et des accusations plus ou moins hypocrites venant d’ailleurs, et qu’ils cherchent tout simplement à améliorer leurs situations personnelles dans le contexte qui leur est donné.

La Hongrie moderne est construite sur une suite de catastrophes : le traité de Trianon de 1920 l’amputant de plus des deux tiers de son territoire originel, puis en 1940 elle s’allie à l’Allemagne nazie et se retrouve en 1944 sous le joug du parti nazi hongrois dit des Croix Fléchées jusqu’à l’arrivée des soviétiques en 1945. La dictature criminelle des Croix et alors remplacée par celle du régime soviétique, menant à la période aussi courte que rédemptrice du soulèvement populaire d’octobre 1956 contre ces derniers. Soulèvement amorcé par le premier ministre communiste hongrois de l’époque, Imre Nagy, puis écrasé par les Soviétiques et se terminant par le jugement et la mise à mort, par un tribunal hongrois, d’Imre Nagy en 1958.

S’ensuivit l’occupation de la Hongrie par l’Union Soviétique jusqu’en 1989 et la décision du gouvernement hongrois d’abattre le rideau de fer entre ce pays et l’Autriche, acte qui mènera à la chute du Mur et subséquemment de l’Union Soviétique en 1991. Imre Nagy fut alors réhabilité en qualité de héro national et la Hongrie se prépara à rejoindre l’Europe, mais les Hongrois n’ont pas pour autant oublié le fait que l’appel à l’aide auprès de l’ONU en 1956, par ce même Nagy, resta lettre morte. Les Hongrois ont une expérience douloureuse de la realpolitik (le Trianon en 1920, l’ONU en 1956) et de leur propre ambivalence en tant que bourreaux et victimes. Le régime pro-hitlérien de 1939 à 1945 était aux mains de Hongrois qui torturaient, déportaient et tuaient d’autres Hongrois, dont 450 000 juifs. Le régime pro-soviétique post-1945, hors la parenthèse de 1956, était également constitué de Hongrois qui tyrannisaient, torturaient et tuaient d’autres Hongrois via notamment la fameuse police d’Etat AVH.

Les leaders politiques hongrois sont à l’image de cette ambivalence. les chefs anti-fascistes sont devenus les chefs communistes imposant la même terreur. Imre Nagy fut un communiste anti-soviétique. Après la Révolution de 1956, les Soviétiques imposèrent le communiste Janos Kadar à la tête de la Hongrie, pourtant ce dernier transforma doucement le système planifié imposé par les Soviétiques en un système plus ouvert. En 1989, toujours sous l’occupation soviétique, un jeune Victor Orban, alors chef des étudiants de Budapest, demandait publiquement le retrait des troupes rouges et la réhabilitation de Imre Nagy.

Ce même Victor Orban fondait au même moment le Fidesz en tant que parti progressiste pro-européen avant de le transformer en parti nationaliste, et devenait Premier Ministre pour la première fois entre 1998 et 2002. Victor Orban, après une période où les socialistes furent au pouvoir, récupéra le poste de Premier Ministre en 2010 et il est aujourd’hui solidement installé à ce poste ainsi qu’à la tête du Fidesz, une machine de guerre électorale sans réelle opposition.

Victor Orban est un mini Charles de Gaulle version hongroise : il a participé à la dynamique de l’indépendance hongroise vis-à-vis des Soviétiques, il contrôle un parti politique tout entier dévoué à sa personne et a compris la puissance électorale de la posture nationaliste. Tout comme de Gaulle ne voulait pas de l’Otan et traitait l’Europe de « machin » au nom de la souveraineté française, Orban fait appel au sentiment victimaire hongrois face à l’Europe et à l’ONU, joue la carte nationaliste au nom de la souveraineté hongroise, et promet l’amélioration des conditions de vie des Hongrois si on le laisse faire.

Cette petite plongée dans l’histoire contemporaine hongroise permet, me semble t’il, de mieux comprendre l’émergence d’une des têtes de file de la mouvance « démocrature », ce mélange d’autoritarisme (et son cortège de corruption, de privilèges, d’instrumentalisation des institutions au profit du pouvoir) et de façade démocratique où un changement de régime reste toujours théoriquement possible. Mais la terrible histoire hongroise du XXème siècle me semble également éclairer certains autres phénomènes associés aux dictatures que l’on retrouve désormais dans nos propres démocraties, notamment le contrôle judiciaire du politique et la gestion de la paysannerie.

Imre Nagy fut jugé et condamné par un tribunal civil hongrois dans un contexte de domination soviétique. Le juge hongrois, Ferenc Vida (mort après la chute du Mur), a toujours nié avoir présidé un tribunal politique mais tout ce que l’on sait sur ce procès, y compris le film de propagande communiste tourné à l’époque, montre que Vida était plus un procureur politique qu’un juge. Ce phénomène d’instrumentalisation du judiciaire et du policier par le pouvoir politique est (re)devenu un enjeu fondamental chez nous, dont la récente affaire Mélenchon n’est qu’une petite partie très médiatiquement visible (1).

L’affaire Tarnac, récemment jugée dans un mélange de farce et de remise en cause politique, monte que la tendance ne date pas d’aujourd’hui (2). L’arme judiciaire et policière est quotidiennement utilisée par le pouvoir politique contre les opposants à la poubelle nucléaire de Bure (3). La gestion politique des actions policières, notamment lors de manifestations, vise avant tout à créer l’image d’un ennemi intérieur dangereux et justifiant l’arsenal anti-terroriste à l’encontre de la population (4). La jurisprudence imposant la déclaration préalable en Préfecture de toute distribution de tracts politiques (5) est emblématique : demander au pouvoir la permission de proclamer son opposition à ce même pouvoir a quelque chose de parfaitement… dictatorial.

Sous le régime communiste, en Hongrie comme ailleurs, la paysannerie a toujours été politiquement suspecte et la volonté du pouvoir de la supprimer au profit d’exploitations industrielles. En 1945 les paysans hongrois bénéficièrent d’une redistribution des terres leur permettant d’en tirer de quoi vivre tout en participant à des quotas de production au bénéfice de la population. La production d’une ferme se répartissait en trois : une part pour le fermier, une part pour assurer la récolte suivante, une part pour l’Etat. Mais dès 1948 les Soviétiques durcirent considérablement ces conditions, imposants aux « kulaks » (terme russe désignant les petits paysans et plus généralement les opposants politiques) de plus en plus de taxes et de barrières bureaucratiques visant à les éliminer.

La police d’Etat AVH, la Stazi hongroise, organisait des tournées anti-paysans, torturant et jetant en prison 400 000 paysans au nom de « crimes de production publique ». La population paysanne périclita au cours des années 1950, et la paysannerie fut définitivement éliminée dans les années 1960 au profit des systèmes collectivistes forcés.

Nous connaissons le même phénomène aujourd’hui, notamment en France, où ce n’est plus le collectivisme communiste mais l’efficience capitaliste qui incite (achète ?) le pouvoir politique à éliminer les petits paysans. Le personnel de la DDPP et les gendarmes ont pris le rôle des AVH, la bureaucratie a été transformée en une arme de destruction massive de la paysannerie à force de règlements, de contrôles, de directives débiles. Ceux qui résistent, tel Gabriel Dufils (6), ne sont pas (encore) systématiquement torturés dans les commissariats mais par contre le tir à vue n’est plus seulement une option théorique, comme on l’a vu dans l’affaire Jérôme Laronze (7).

La manière dont un système politique tente de s’approprier le contrôle de la terre, donc de la vie des populations qui dépendent de cette terre, en dit long sur sa conception de la société idéale. L’histoire de la Hongrie moderne, une suite de catastrophes ponctuée de deux sursauts en 1956 et 1989 aboutissant aujourd’hui à une « démocrature » matérialiste et nationaliste, doit nous faire réfléchir sur la facilité avec laquelle un pays, un système, peut basculer dès qu’existe une conjonction entre une dynamique interne victimaire et des circonstances externes qui impactent les populations sans qu’elles puissent les contrôler.

Les tenants de systèmes autoritaires en appellent souvent à l’efficacité politique pour justifier l’imposition de limites au système démocratique. Emmanuel Macron ne dit pas autre chose, tout comme Vladimir Poutine, Victor Orban ou encore Xi Jinping parmi d’autres. En quelques années les Hongrois ont fait l’expérience de l’efficacité nazie puis de l’efficacité communiste, avant de se jeter dans les bras de l’efficacité capitaliste. Pourtant une certaine inefficacité est sans doute le prix à payer pour la garantie de certaines libertés dites fondamentales. Le genre de choses dont on se soucie vraiment le jour où on les perd.

 

Notes :

(1) http://www.vududroit.com/2018/10/melenchongate-demandez-programme/

(2) https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/justice-proces/affaire-tarnac/proces-tarnac-le-tribunal-correctionnel-de-paris-prononce-la-relaxe-de-julien-coupat-et-yildune-levy_2702218.html

(3) https://zerhubarbeblog.net/2018/03/08/retour-a-bure-mars-2018/

(4) https://zerhubarbeblog.net/2018/09/14/kolbsheim-de-la-legitimite-de-la-violence-detat/

(5) http://www.revolutionpermanente.fr/Etat-d-urgence-et-loi-Travail-Bientot-la-distribution-de-tracts-interdite-sans-declaration?fbclid=IwAR1M7diaPwtnZSjqhF2JEvNX83YDbd851syc_5ZV5_KqI04JQxa_2kqN5aA

(6) https://zerhubarbeblog.net/2018/10/20/le-combat-de-gabriel-dufils-petit-paysan/

(7) https://zerhubarbeblog.net/2018/10/02/avis-de-mort-par-bureaucratie/



6 réactions


  • Clark Kent NEMO 1er novembre 2018 11:05

    « S’ensuivit l’occupation de la Hongrie par l’Union Soviétique jusqu’en 1989 et la décision du gouvernement hongrois d’abattre le rideau de fer entre ce pays et l’Autriche, acte qui mènera à la chute du Mur et subséquemment de l’Union Soviétique en 1991. »


    Faudrait savoir, c’étai la Hongrie qui était un satellite de l’URSS ou le contraire ?

    Faurisson est mort le 21 octobre 2018 à Vichy, mais il a des héritiers, appremment.


  • Samy Levrai samy Levrai 1er novembre 2018 11:12

    Article euro atlantiste qui laisse de coté le fait que l’UE n’a rien à voir avec une democratie et qu’Orban est très très bien élu par son peuple ( pas comme le maquillé...) qui le soutient, je n’ai aucun amour pour les larbins europeistes comme Orban mais je trouve l’UE encore et toujours dictatoriale.


  • rogal 1er novembre 2018 11:15

    Intéressant sur la Hongrie. Un peu méli-mélo pour le reste ; un second article aurait été préférable au sujet de la présumée dictature française.


  • leypanou 1er novembre 2018 12:28

    l’économie marche bien (3,5% de chômage) malgré (ou grâce à) un SMIC de 600 euros et une banque centrale indépendante 

     : qui est le plus avantageux : toucher un SMIC de 600€ en Hongrie et payer 50€ de loyer -je ne sais pas si c’est le cas ou toucher 1400€ en France et payer 500€ pour se loger ?

    Ces chiffres bruts ne veulent pas dire grand-chose. C’est le coût de la vie qui est important.


    • foufouille foufouille 1er novembre 2018 12:39

      @leypanou
      comme pour l’allemagne, les étrangers sont moins bien payer : 300€ mensuel. donc ça peut faire baisser le nombre de sans emplois locaux ..........


  • hdelafonte 2 novembre 2018 00:28

    Article intéressant, et qui m’éclaire sur ce que j’avais observé lors d’un voyage à Budapest il y a 2/3 ans : ville très paisible, voire nonchalante, absolument aucune aggressivité ni dans les transports ni dans les regards ou les attitudes.

    Par rapport aux visages de papier mâché que je croise souvent en France, j’avais trouvé ça très reposant.

    Je précise que j’avais également visité Budapest en 1992, alors que le pays sortait du joug soviétique, et la ville était très grise, avec une tout autre physionomie.. c’est fou comme de rafraichir les façades, de rajouter de l’éclairage, etc., ça change tout à la physionomie d’une ville...


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