La prochaine Banque mondiale viendra-t-elle du Sud ?
« Cette triste et navrante histoire connaîtrait un heureux dénouement si le successeur de Wolfowitz était choisi par le biais d’un processus ouvert et transparent. » Joseph E. Stiglitz
Une institution mise à mal. Un personnel démotivé. Un
président américain incapable de franchir les frontières et ses préjugés. Quel
héritage Paul Wolfowitz laissera-t-il à son successeur ?
Mon collègue Michel Monette en a parlé (voir Agoravox).
Pourquoi revenir sur la question ? Parce que les enjeux sont de taille. La
Banque mondiale disparaîtra-t-elle dans sa forme actuelle ?
Le principal intéressé se disculpe de l’issue qui l’a
mené droit à la démission. Paul Wolfowitz se sent persécuté. Par les médias et
par l’institution elle-même qui, par ses employés et autres facteurs internes,
ont envenimé le débat. Rien de moins. Dans une entrevue qu’il vient tout juste
d’accorder au Washington
Post, Wolfowitz déclare : « I
think it tells us more about the media than about the bank and I’ll leave it at
that. People were reacting to a whole string of inaccurate statements and by
the time we got to anything approximating accuracy the passions were around the
bend ».
Sur l’Irak, l’ancien numéro deux du Pentagone rejette
toute part de responsabilité et de blâme.
Paul Wolfowitz est un être complexe. Le
prédécesseur de Paul Wolfowitz, James Wolfensohn, avait affirmé que l’arrivée
de ce dernier à la Banque mondiale était une nouvelle terrifiante. « Je
comprends que je suis, pour le dire avec des gants, une personnalité
controversée. Mais quand on me connaîtra mieux, on comprendra que je crois avec
conviction et sincérité à la mission de la Banque mondiale »,
déclarait Paul Wolfowitz le 31 mars 2005. Quand il prend ses fonctions à la
présidence de l’institution financière internationale, il sait que la partie
sera difficile (Reuters - 18/05/07). Paul Wolfowitz s’entoure alors d’une
équipe de durs à cuire qui l’isoleront davantage de la base et des réalités de
la Banque mondiale. On lui en tiendra rigueur lorsque la crise le concernant éclatera
au grand jour.
Selon le Journal
du dimanche : « Désormais, à chaque fois qu’il traverse le
patio, certains fonctionnaires crachent par terre devant lui ! ».
Le personnel de la Banque s’est réjoui de cette démission. « Tout le
monde courait dans les allées, applaudissait et s’embrassait »,
raconte un employé. L’affaire a soulevé une vague d’indignation parmi les 10
000 salariés de l’institution, dont les représentants sont allés jusqu’à écrire
au conseil d’administration pour se plaindre des conséquences sur leur travail,
notamment dans la lutte contre la corruption. Si Paul Wolfowitz pensait
sincèrement faire triompher la démocratie et les droits de l’homme, il n’aura
su finalement, en idéologue agité, que déclencher des guerres destructrices,
poursuit JDD.
« Plus que six semaines, et Paul Wolfowitz sera relégué dans les
poubelles de l’histoire de la Banque mondiale », écrit le site Web
Lefaso.net.
Alison Cave, qui dirige l’association du personnel,
accuse Wolfowitz d’avoir porté atteinte à la réputation de la Banque
mondiale : « Comment pouvons-nous dire à des gouvernements ce
qu’il faut faire en faisant nous-mêmes le contraire ? »
L’animosité envers Wolfowitz au sein du personnel de l’institution financière
est plus ancienne. Plusieurs lui reprochent d’avoir amené avec lui ses
ex-collaborateurs du Pentagone et de la Maison-Blanche, reléguant au passage
nombre de hauts fonctionnaires de la banque (Reuters - 18/05/07).
C’est en ces termes que le dépeignent les
journalistes Gilles Delafon et Guillemette Faure du "Journal du dimanche" :
« La chute de ce fils d’immigré juif polonais doit beaucoup plus à sa
personnalité complexe, à ses obsessions, ses errements et ses dérives. De
petite taille, coiffé d’une tignasse poivre et sel et le visage torturé, à 63
ans, l’homme est d’abord un intello. Une “tête”, qui a enseigné à Yale et dirigé
la John Hopkins University. Puis oeuvré trente ans dans l’administration,
servant six présidents. Un engagé surtout. D’abord trotskyste, puis démocrate,
il finit républicain, néoconservateur ».
Joseph E. Stiglitz, ex-économiste en chef sous la
présidence de Wolfensohn et ancien vice-président de la Banque mondiale (voir Agoravox),
est certes moins radical mais il tire les leçons
de cette expérience : « Dans ses efforts pour soutenir la
démocratie et la bonne gouvernance, la Banque mondiale doit insister sur la
qualité des systèmes : il importe de ne pas traiter les accusations de
corruption à la légère et d’utiliser les preuves transmises aux autorités dans
le cadre de procédures ouvertes, transparentes et indépendantes. Il est
indispensable que le successeur de Wolfowitz garde cela à l’esprit. Pour être
efficaces, les campagnes anticorruption doivent être justes et limpides. Il en
va de même pour le choix du président de la Banque mondiale. Cette triste et
navrante histoire connaîtrait un heureux dénouement si le successeur de
Wolfowitz était choisi par le biais d’un processus ouvert et transparent. A
quelque chose malheur est bon : espérons que ce soit le cas pour celui qui
plane sur la Banque mondiale ».
Des voix, comme celle du Comité pour l’annulation de la dette
du tiers-monde (Cadtm),
s’élèvent de par le monde pour demander l’abolition pure et simple de la Banque
mondiale pour violation régulière de ses propres statuts et de textes
internationaux comme la Déclaration universelle des droits de
l’homme : « Le passif de la Banque mondiale est bien trop
lourd pour que l’on puisse se contenter de la démission de Paul Wolfowitz. En
fait, la Banque mondiale est dotée d’un grave vice de forme : elle sert
les intérêts géostratégiques des États-Unis, de leurs grandes entreprises et de
leurs alliés, indifférente au sort des populations pauvres du tiers-monde. Dès
lors, une seule issue devient envisageable : l’abolition de la Banque
mondiale et son remplacement dans le cadre d’une nouvelle architecture
institutionnelle internationale ».
Les réactions et les remises en question
Pour les Africains
: « Le tohu-bohu soulevé par l’affaire Wolfowitz sonne plus tôt
que prévu l’heure d’une remise à plat de l’accord de Bretton Woods
(États-Unis), qui structure l’économie et la finance mondiales depuis 1944.
Trois institutions étaient alors nées : le Fonds monétaire international
(FMI), chargé de la surveillance des grands équilibres financiers ; la
Banque mondiale, qui s’est imposée comme l’outil de financement du
développement et de la lutte contre la pauvreté ; le GATT, transformé en
Organisation mondiale du commerce (OMC), s’est vu confier la mission de
libéraliser les échanges internationaux ».
Saura-t-on tirer des leçons de la crise Wolfowitz ?
Rien n’est moins sûr.
Il convient de rappeler que la Banque mondiale est
l’institution sœur du Fonds monétaire international (FMI) et toutes deux sont
issues des accords de Bretton Woods en 1944 qui visaient à stabiliser le
système financier international et éviter une répétition de la crise de 1929.
En vertu d’une règle non écrite, les pays européens désignent le
directeur-général du FMI, qui est donc un Européen, et les États-Unis le
président de la Banque mondiale, qui est donc un Américain. Les États-Unis
possèdent 16,38% des droits de vote au sein de la Banque, devant le Japon
(7,86%), l’Allemagne (4,49%), la France et la Grande-Bretagne (4,30% chacun).
Plusieurs observateurs et acteurs du développement
remettent en cause cette règle non écrite de désignation du président de la
Banque mondiale. « Est-ce qu’il ne serait pas intéressant que la
sélection d’un président se fasse sur le critère du mérite et pas forcément de
la nationalité ? » s’interroge Alexandre Polack, responsable de
l’ONG de développement ActionAid. Les ONG en appellent à un processus plus
transparent. « Il faut faire en sorte que le prochain dirigeant soit
nommé sur la base du mérite et lors d’un processus transparent. Plus
globalement, il faut une réforme globale. Car le fonctionnement actuel ne
laisse aucune voix au chapitre des pays en développement, les plus concernés
par la banque », a résumé Sébastien Fourmy, membre de l’ONG
britannique Oxfam. Même constat à la direction de Greenpeace International.
Jean de Matons, un ancien conseiller principal de la Banque mondiale, abonde
dans le même sens. « Il est temps d’élargir le choix du candidat,
surtout que le gouvernement des États-Unis n’est plus l’actionnaire principal
de la Banque puisqu’il n’a plus que 16% du capital, alors qu’à l’origine, il
avait 40% », a-t-il expliqué dans un entretien avec Camille Grosdidier.
165 spécialistes
mondiaux du développement et représentants d’organisations non
gouvernementales ont affirmé, dans une lettre ouverte, que la crise de la
Banque mondiale témoignait de la nécessité de réformer ce processus de
désignation. D’après eux, « les problèmes de Paul Wolfowitz à la Banque
mondiale viennent en partie de l’impression générale qu’il défend surtout les
intérêts américains plutôt que des objectifs devant faire l’objet d’un
consensus général ».
Écartant a priori l’hypothèse Tony Blair, le
président des États-Unis, George Bush, souhaite qu’un Américain succède à Paul
Wolfowitz à la présidence de la Banque mondiale. « Nous aimerions
beaucoup que ce soit un Américain », a dit George Bush à Reuters en
réponse à une question sur la succession de l’ex-numéro deux du Pentagone.
Une occasion que n’aura pas, une fois nouvelle
fois, su saisir au vol le président américain, aveuglé par sa bulle. Interrogé
sur l’éventualité d’une candidature du futur ex-Premier ministre britannique,
Bush a répondu : « Je n’en ai pas parlé à Tony Blair, mais je
pense qu’il serait bon qu’un Américain dirige la banque ». L’ancien
représentant américain au Commerce (USTR) et numéro 2 du département d’État,
Robert Zoellick, est cité par la presse comme le favori de l’administration,
avec l’actuel secrétaire adjoint du Trésor, Robert Kimmitt.
Pour le Japon, « il est approprié que les
États-Unis nomment un nouveau président (de la Banque mondiale) car ce pays
joue un rôle vraiment majeur dans le développement de l’économie mondiale dans
son ensemble, et des pays pauvres en particulier », a déclaré le
ministre nippon des Finances, M. Koji Omi, précisant qu’il avait
communiqué cette opinion la semaine dernière à son homologue américain Henry
Paulson.
La France n’entend pas non plus remettre en
question cette règle « ancillaire » vis-à-vis de l’Amérique.
Une nouvelle banque : « Banco del Sur »
L’expert en développement, Alexandre Polack,
responsable de l’ONG de développement ActionAid, fait remarquer que, au sein de
la Banque mondiale, cinq pays concentrent l’essentiel des pouvoirs entre leurs
mains alors que les 178 autres pays n’ont droit qu’à neuf sièges. Pendant la
crise de la Banque mondiale sur la valse hésitation de Paul Wolfowitz, les
représentants de l’Équateur, du Venezuela, de l’Argentine, du Paraguay, de la
Bolivie et du Brésil en tant qu’observateur, se sont réunis pour discuter de la
création d’une Banque du Sud en Amérique latine.
Le Venezuela a annoncé son intention de se retirer
du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. D’autres pays
pourraient suivre : le président équatorien, Rafael Correa, a demandé au
représentant de la Banque mondiale de quitter le pays, geste sans précédent. Le
13 décembre 2005, le Brésil décide de rembourser le montant total de 15,5
milliards de dollars qu’il devait au FMI. Deux jours plus tard, l’Argentine
rembourse 9,8 milliards de dollars, s’économisant ainsi... 900 millions de
dollars sur les intérêts. Le manque à gagner est considérable pour le FMI. Le
31 mars 2006, c’était au tour de la Bolivie de prendre ses distances vis-à-vis
du FMI. Après vingt ans de collaboration quasiment ininterrompue, le pays ne
cherche pas à renouveler l’accord qui vient à terme.
Pour Alain Faujas, la montée des économies
émergentes a, dans le même temps, souligné le manque de représentativité de la
Banque et du Fonds, traditionnellement dirigés par des Américains et des
Européens qui y contrôlent la majorité des voix, alors que 185 pays en sont
membres. [...] L’afflux de devises en provenance des exportations de pétrole et
de matières premières a permis, à partir de 2001, aux pays endettés de
rembourser le FMI par anticipation : ce fut le cas du Brésil (15,5
milliards de dollars) et de l’Argentine (9,6 milliards), par exemple. Moins de
prêts ont signifié pour le Fonds moins de remboursements et donc moins de
recettes, menant à un déficit de 105 millions de dollars pour l’exercice
2006-2007. L’encours de ses prêts est tombé au niveau du dixième de celui d’une
grande banque européenne, en moyenne ! ("Le Monde Économie", 22.05.07)
Denise Mendez, de la
Commission internationale d’Attac France, écrit : « La décision de
rompre avec le FMI et la Banque mondiale prise le 30 avril par Hugo Chavez,
Evo Morales et Daniel Ortega lors du Sommet de l’ALBA (Alternativa Bolivariana
para las Americas) est un acte iconoclaste, car le système de relations
financières internationales créé en 1944 à Bretton Woods destiné à assurer la
stabilité monétaire et la reconstruction puis le développement économique, paraissait
intouchable et la centralité attribuée au dollar restait au-dessus de tout
soupçon. Le système financier issu de Bretton Woods avec sa dérive néolibérale
assurait l’hégémonie du dollar, la suprématie des pays du Nord par le mécanisme
de l’endettement forcé des pays du Sud et le renforcement des corporations
transnationales par les traités de libre-échange et les traités de protection
de l’investissement [...]. Les
pays membres de l’ALBA opposent une autre logique qui inverse les priorités et
place la solidarité et la complémentarité au cœur des échanges. En annonçant
leur rupture avec le FMI et la Banque mondiale, ces pays ne tombent dans le
vide car ils amorcent la création d’une autre architecture financière avec le
Banco del Sur ».
Avec plus de « 110 milliards d’euros de
réserves internationales », Hugo Chávez se dit persuadé que le Banco
del Sur dispose d’une marge de manœuvre appréciable. « Avec cette
mesure, Chavez cherche une plus grande autonomie dans ses politiques
macroéconomiques et dans les programmes sociaux. Il essaie de consolider aussi
les marchés financiers alternatifs, comme celui qu’il vient de former en
Amérique du Sud et ses relations avec des pays comme la Chine », a
expliqué l’économiste Manuel Lopez.
Pour Mark Weisbrot,
codirecteur du Center for Economic and Policy Research : « La
Banque du Sud sera d’une grande utilité, parce que l’une de ses missions sera
de garantir la stabilité dans la région en venant en aide financièrement aux
pays en cas de coup dur. La Banque mondiale ne fait pas cela ». Selon
toujours Mark Weisbrot :
« La création de cette institution est très positive, parce que la
Banque mondiale et le FMI font partie d’un cartel contrôlé par le département
du Trésor américain, qui ne prend pas en compte les intérêts des autres pays
lorsqu’il prend ses décisions ».
Comme l’indique Renaud Lambert,
du Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL) :
« La première conséquence de l’émancipation économique des pays
latino-américains est la possibilité pour eux d’expérimenter d’autres
politiques macro-économiques que celles imposées par Washington. Rien ne dit
qu’ils réussiront et l’émancipation économique n’est pas une fin en soi.
Toutefois, tout laisse à penser qu’elle permettra de remettre en cause la
vulgate libérale, martelée depuis 25 ans « qu’il n’y a pas
d’alternative ».
Pour Stéphane Garelli, de
l’Institute for Management Development (IMD) de Lausanne, le monde en
développement est en train de déployer une puissance financière inédite :
« Si vous additionnez la Chine, l’Inde, la Russie et les pays du Golfe,
vous dépassez les 2.000 milliards de dollars de réserves, ce qui est absolument
considérable ». L’auteur poursuit : « De plus en
plus de pays créent donc des fonds publics d’investissement, à l’image de
Temasek, à Singapour. La Chine vient d’annoncer la création du sien. Dubaï en a
déjà deux. Avec de telles sommes, on peut imaginer que les acquisitions de
sociétés occidentales se multiplieront, confirmant la tendance esquissée ces
dernières années ».
Les pays industrialisés auront également de plus en
plus de mal à tolérer la perte de joyaux économiques aux mains de pays
émergents, comme on a pu le voir déjà avec la polémique provoquée par le rachat
du métallurgiste européen Arcelor par l’indien Mittal ("Le Devoir",
Montréal).
Il semble que George W. Bush et
les Européens ignorent ces nouvelles donnes et qu’ils préfèrent se cantonner
dans leurs nominations partisanes, sans aucune vision des réalités en Amérique
latine : « D’Evo Morales en Bolivie à Daniel Ortega au Nicaragua,
des dirigeants semblent vouloir s’aligner sur l’exemple du Vénézuela. Un tel
réalignement politique en Amérique latine permet à des initiatives régionales
de coopération de voir le jour. L’ALBA (l’Alternative bolivarienne pour les
Amériques), une alternative à la ZLEA, plaide pour une organisation commerciale
à vocation sociale plutôt que fondée sur la maximisation incontrôlée des
profits ».
En conclusion, force est de
constater que les pays en émergence, qu’ils soient d’Amérique latine ou d’Asie,
sont déterminés à faire entendre leur voix et à refuser toute tribune au sein
de laquelle ils n’auraient plus droit au chapitre. Le Banco Del Sur
pourra-t-il et pourrait-il faire mieux que l’actuelle Banque mondiale qui
est sous la gouverne des États-Unis d’Amérique ?
Pierre R.