jeudi 6 janvier 2022 - par Sylvain Rakotoarison

Le destin inachevé de Spiro Agnew

« Un esprit de masochisme national prévaut, encouragé par une corporation décadente de snobs impudents qui se définissent eux-mêmes comme des intellectuels. » (Spiro Agnew, le 20 octobre 1969 dans le "New York Times" pour dénoncer la manifestation du Moratorium Day contre la guerre du Vietnam).

Entre l’innovateur territorial et le gaffeur corrompu. L’ancien Vice-Président des États-Unis Spiro Agnew est mort il y a vingt-cinq ans, le 17 septembre 1996, à Berlin, pas la capitale allemande mais la ville du Maryland. Il avait 77 ans, né le 9 novembre 1918. Son nom a été synonyme de magouilles, de corruption et d’affairisme et sa postérité s’arrête surtout sur le fait qu’il a été le second Vice-Président à avoir dû donner sa démission en cours de mandat et le premier pour des raisons de scandale financier. C’était le 10 octobre 1973.

Précisons qu’un Vice-Président aux États-Unis n’est pas comme le Premier Ministre en France. Il est élu en même temps que le Président des États-Unis (ils forment ce qu’on appelle un "ticket") alors qu’en France, le Premier Ministre, bien que responsable devant le Parlement, n’est que nommé par le Président de la République dans sa totale puissance et sa légitimité émane de lui et pas du peuple.

Fils unique d’un restaurateur venu du Péloponnèse aux États-Unis en 1897 (à l’âge de 21 ans) et qui a connu la pauvreté dans les années 1930, Spiro Agnew a servi dans l’armée comme commandant d’une compagnie de la 10e Division blindée en 1942 sur le sol européen et il a fait une année de plus pour la guerre de Corée, selon le livre de Frank F. White Jr. ("The Governors of Maryland 1777-1970", 1970).

Avocat spécialisé dans le droit social et homme d’affaires, il s’est engagé au parti républicain, dans son aile centriste et progressiste. D’ailleurs, il s’est implanté électoralement dans l’État du Maryland, où il est né (à Baltimore), dont la sociologie était plutôt de tendance démocrate (un État qui a compté trente et un gouverneurs démocrates à ce jour). Spiro Agnew était donc un réformateur, républicain apprécié des démocrates (le genre de tendance aujourd’hui introuvable au sein du parti républicain où le Tea Party fait maintenant figure d’aile modérée face à Donald Trump). Côté obscur : le Maryland était un État fortement corrompu, où régnait la collusion entre la politique et le crime pendant des décennies (années 1950 à années 1970).

Après quatre ans d’implantation locale à Baltimore (il fut à l’origine de la première loi sur les logements publics avec obligation de construire des espaces verts et des parcs dans les nouveaux lotissements), Spiro Agnew a été élu le cinquante-cinquième gouverneur du Maryland, le 8 novembre 1966 (il exerça peu longtemps, à peine deux ans, du 25 janvier 1967 au 7 janvier 1969), ce qui fut une performance pour un républicain (le cinquième du Maryland). Avec cette élection, Spiro Agnew fut le premier gouverneur d’un État américain d’origine grecque (le nom de son père était Anagnostopoulos). Le deuxième fut Michael Dukakis au Massachusetts entre 1975 et 1979. Pour la famille, c’était une très forte ascension sociale.

Son élection, purement personnelle (car les républicains n’ont pas eu la majorité dans les instances législatives), il l’a eue un peu par la chance, car les démocrates (sortants) étaient très divisés et se sont autophagocytés (il a été soutenu par des dizaines de milliers de démocrates). Il s’était engagé à faire une profonde réforme fiscale, en passant de l’impôt foncier à l’impôt sur le revenu pour financer les collectivités locales, et en rendant l’impôt sur le revenu progressif. Ce fut sa principale réussite comme gouverneur.

En bonne coopération avec le législatif dominé par les démocrates, il a aussi proposé un nouveau mode de gouvernance : « Ce sera la résolution de cette administration à poursuivre une voie d’excellence dans l’exercice de ses fonctions de gouvernement. Chaque programme, chaque loi, chaque crédit sera mesuré pour s’assurer qu’il atteint des normes élevées d’excellence. Ce sera la marque distinctive de la nouvelle administration pour exiger l’excellence dans les programmes et les services… à travers ce nouveau leadership. ». Spiro Agnew a voulu aussi doter le Maryland d’une nouvelle Constitution souhaitée par les électeurs, il a fait réunir une Convention constitutionnelle à Annapolis du 12 septembre 1967 au 10 janvier 1968 pour rédiger le nouveau texte mais la nouvelle Constitution fut rejetée massivement par les électeurs. Ce fut son principal échec comme gouverneur.

Soutenu en 1966 par les partisans de Martin Luther King, Spiro Agnew a perdu leur soutien après l’assassinat de leader charismatique, les émeutes de Baltimore et son refus, le 11 avril 1968, de rencontrer les étudiants du Bowie State College qu’il a fait fermer pour l’évacuer. Spiro Agnew a dit un peu plus tard, le 7 janvier 1969, quand il a démissionné de son poste de gouverneur pour la Maison-Blanche : « Regarder une ville brûler, marcher à travers des blocs anéantis comme par les bombes d’une attaque aérienne ennemie est douloureux. On ne peut pas sortir indemne d’une telle expérience. ». D’ailleurs, le Maryland n’a pas voté en faveur du ticket Nixon-Agnew en novembre. Effectivement, Spiro Agnew allait avoir un "destin".

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Aux primaires républicaines de 1968, Spiro Agnew a soutenu la candidature du gouverneur de New York, Nelson Rockefeller mais après l’abandon de ce dernier en mars 1968, il s’est mis à soutenir la candidature de Richard Nixon. Il a notamment prononcé un discours très élogieux pour Richard Nixon, qui « a combattu tout au long de sa carrière politique pour des principes et qui n’a pas hésité à payer le prix de l’impopularité en défendant ces principes, un homme qui peut négocier la paix sans sacrifier la vie, la terre et la liberté, un homme qui a eu le courage de se relever des profondeurs de la défaite il y a six ans et de faire le plus grand retour politique de l’histoire américaine, le seul homme dont la vie prouve que le rêve américain n’est pas un mythe brisé et que l’esprit américain, sa force et son sens de la stabilité, restent constants ».

La désignation de Spiro Agnew comme candidat à la Vice-Présidence par l’ancien Vice-Président Richard Nixon à l’élection présidentielle du 5 novembre 1968 a étonné et avait pour but d’être complémentaire et de permettre de se concentrer sur les relations entre les territoires et Washington. Lorsqu’il a été désigné le 8 août 1968 à la Convention de Miami, il était un inconnu au niveau fédéral : « Bien sûr, je ne suis pas connu, mais je me ferai connaître. ». Et c’était vrai, il a commencé à se faire connaître… comme un gaffeur à répétition (Joe Biden l’est aussi), c’est-à-dire que dans ses interventions, il commettait souvent des maladresses. Au fil de la campagne électorale, Spiro Agnew handicapait plus que n’aidait Richard Nixon, si bien que ses conseillers ont écourté son itinéraire de campagne.

Néanmoins, Spiro Agnew représentait bien une nouvelle génération de responsables politiques : « des banlieusards majoritairement autodidactes qui ont pris de l’importance non pas dans les salles enfumées des clubs politiques à l’ancienne, mais dans l’atmosphère éclairée par des lampes fluorescentes du supermarché et le monde homogénéisé des association de parents d’élèves » (Franck F. White).

Le "ticket" a été gagnant (élu de justesse avec 43,4% face à Hubert Humphrey) et il a été réélu très largement à l’élection présidentielle du 7 novembre 1972 (avec 60,7% des voix face à George MacGovern). Spiro Agnew a donc succédé le 20 janvier 1969 à Hubert Humphrey, Vice-Président sortant et candidat malheureux à la Présidence.

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Lors de la première élection de Spiro Agnew, Jacques Amalric, dans "Le Monde" du 8 novembre 1968, a présenté le nouveau Vice-Président des États-Unis, peu connu des Français, ainsi : « Ce fils d’un immigrant grec (…), qui a travaillé dur pour se faire une place au soleil, ainsi qu’il aime à le rappeler, est un parfait prototype de l’habitant des "suburbs", ces îlots confortables aux rues bordées d’arbres (…). Leur principal contact avec le monde extérieur est alors la télévision, et c’est sur les petits écrans qu’ils assistent tous les étés à la désagrégation de cités qu’ils se félicitent, avec un effroi rétroactif [rétrospectif plutôt], d’avoir abandonnées à temps. ».

Richard Nixon a donné à Spiro Agnew un peu de pouvoir. Le Vice-Président avait même un bureau à la Maison-Blanche (normalement, il siège au Capitole comme Président du Sénat) et il était chargé des relations entre l’État fédéral et les collectivités locales, avec un bilan qui a été positif même s’il a été masqué par les affaires financières et les controverses.

Pendant son mandat, malgré ses bourdes, ou plutôt, grâce à ses bourdes, Spiro Agnew était populaire car il avait un franc-parler qui l’honorait, à la limite du populisme, porte-parole de la majorité silencieuse, de l’Américain moyen, un peu comme bien plus tard Donald Trump (mais il n’y avait pas d’Internet). Ses saillies contre les pacifistes opposés à la guerre du Vietnam, contre les médias, etc. sont connues et étaient à l’époque très appréciées dans les milieux populaires. En 1972, Richard Nixon aurait voulu l’évincer de son second mandat, mais il n’y est pas parvenu. Spiro Agnew fut l’un des hommes les plus contrastés du moment, admiré par certains (il a su collecter les fonds républicains pour les élections) et détesté par d’autres, méprisé par les intellectuels, la jeunesse américaine, etc. Bref, un homme qui ne laissait pas indifférent.

Il est d’ailleurs surprenant voire amusant de lire un sondege réalisé par Gallup en 1970 sur la perception que le peuple avait du Vice-Président. Il montrait la réputation de Spiro Agnew dans le pays : « un Vice-Président courageux, honnête, intègre et franc, un élu qui n’est pas un homme de main présidentiel, mais plutôt la voix de l’Amérique profonde, qui personnifie toutes les belles qualités et caractéristiques enrichissantes qui ont fait la grandeur du pays ». C’était sans savoir le niveau d’affairisme dont il serait redevable trois ans plus tard.

Les Américains sont plus lucides qu’en France sur les failles du système. Lorsqu’une personnalité politique est prise la main dans le sac, elle le reconnaît, elle s’efface honorablement et elle paie les pots cassés. En France, à de très rares exceptions près (comme Jérôme Cahuzac, eh oui !), quasiment aucune personnalité politique, même condamnée définitivement, même ayant purgé sa peine en prison, ne reconnaît quoi que ce fût de ses actes répréhensibles et certains sont même prêts à repartir à la bataille pour laver l’affront judiciaire (par exemple, le plus éloquent, Alain Carignon à Grenoble en 2020).

Les premières affaires de pots-de-vin furent révélées par les journaux en 1973. Les accusations contre lui concernaient tant des actes commis comme ancien gouverneur (on parlait d’argent caché au fisc) que comme Vice-Président (on parlait de corruption, ce qui était beaucoup plus grave).

Dans un premier temps, Spiro Agnew a nié en bloc, et dénoncé la calomnie. Il est même allé rencontrer Elliott Richardson, le procureur général des États-Unis (une sorte de super ministre de la justice, indépendant du gouvernement), mais ce dernier a courageusement refusé de l’aider. Les preuves contre lui étaient accablantes et le procureur du Maryland, Georg Beall, a annoncé à Spiro Agnew le 1er août 1973 qu’il poursuivrait l’enquête judiciaire.

Cherchant à bénéficier du vide juridique (la Constitution des États-Unis n’indiquait rien sur l’éventualité de poursuivre un Président ou un Vice-Président s’ils avaient commis un crime ou un délit au cours de leur mandat), Spiro Agnew a mis au défi le Speaker (Président) de la Chambre des Représentants Carl Albert de lancer une procédure d’impeachment (destitution) contre lui.

La politologue canadienne Karine Prémont a expliqué l’objectif de cette démarche sur Radio-Canada le 27 mars 2019 : « [Spiro Agnew] sait bien que les chances d’être destitué sont à peu près nulles. L’histoire l’a démontré. Et c’est la seule façon pour lui de prendre connaissance des actes d’accusation qui pèsent réellement sur lui. Et il joue aussi sur l’idée de peut-être gagner l’opinion publique à son égard. ».

Mais Carl Albert a refusé et l’inculpation allait suivre. Donc, dans un second temps, Spiro Agnew a reconnu les faits, du moins, il n’a pas contesté les accusations mais il n’a pas non plus plaidé coupable. Il a seulement négocié son départ immédiat de la Vice-Présidence en échange de ne pas aller en prison. C’est toujours troublant, ces négociations avec la loi.

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Gerald Ford a été désigné Vice-Président par Richard Nixon, désignation confirmée par le Congrès, ce qui, ici, pourrait sembler se rapprocher du mode de désignation d’un Premier Ministre en France. Mais comment aurait-il pu en être autrement quelques mois après une élection présidentielle ? On n’allait pas non plus proposer un poste de suppléant au Vice-Président alors que ce dernier est avant tout le suppléant du Président. Comme la démission de Richard Nixon a suivi d’assez près de celle de Spiro Agnew, Gerald Ford fut le (seul) Président des États-Unis à n’avoir jamais été soumis aux suffrages populaires (d’autant plus qu’il a échoué lors de sa tentative de réélection en 1976).

Bien plus tard, Spiro Agnew a laissé entendre dans ses Mémoires que Richard Nixon aurait été à l’origine des accusations qui l’ont fait tomber afin de défocaliser l’attention des médias sur le scandale du Watergate, scandale bien plus grave qui a finalement balayé Richard Nixon. Il aurait même reçu des menaces d’assassinat de la part du futur chef de la diplomatie américaine Alexander Haig (alors dircab de Nixon) s’il ne démissionnait pas.

Objet de sarcasmes ou de mépris de la part des journaux, Spiro Agnew avait depuis longtemps une dent contre la presse américaine, bien avant que le scandale sur ses affaires n’éclatât : « Il y a des journaux qu’on croirait seulement destinés à protéger le fond des cages à oiseaux. ». Une belle tournure pour exprimer la chienlit d’une certaine presse…


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (12 septembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
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Bill Clinton.
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L’exploit de Blue Origin, la fabrique du tourisme spatial écolo-compatible.
John Glenn.
George W. Bush (fils).
Il y a 20 ans : George W. Bush vs Al Gore.
George H. W. Bush (père).
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Louis Armstrong.
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George Floyd : la vie d’un homme, l’honneur d’un pays.
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Walter Mondale.
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