Le Kremlin publie l’entrevue complète entre Poutine et Megan Kelly - Analyse de ce que NBC a coupé
Comme promis lorsque j’ai traduit en français la première et la deuxième partie de cette entrevue, j’ai décidé d’analyser ce qui a été supprimé par NBC et essayé d’en déduire la ou les raisons qui ont poussé la chaîne télévisée à agir ainsi.
Après avoir regardé les six vidéos de NBC sur YouTube et comparé ces vidéos avec la totalité de l’entrevue accordée par Vladimir Poutine à Megan Kelly, la première chose qui saute aux yeux c’est la faible proportion de contenu qui a été conservée. À peine 30 % ! L’importance du nettoyage opéré par NBC est ahurissant, et il est important d’examiner de près ce qui a été enlevé pour comprendre quel message la chaîne voulait faire passer.
La première vidéo commence par un échange entre la journaliste et Vladimir Poutine, puis une voix hors champ qui dit que la démocratie américaine est attaquée. Voilà le spectateur plongé dans l’ambiance. Difficile de faire plus mélodramatique et cela permet à NBC de placer les États-Unis dès le départ comme étant dans le « camp du bien ».
Ensuite un méli-mélo de questions et réponses issues de l’entrevue est jeté en pâture aux spectateurs afin de leur donner envie de regarder la totalité des vidéos. Et là, stupeur pour ceux qui ont lu la totalité de l’entrevue, l’une des questions est couplée avec la réponse donnée à une autre question, pour faire dire à Vladimir Poutine ce qu’il n’a pas dit.
Très exactement, lorsque Megan Kelly demande « Donc vous n'avez pas pour but d'arrêter cela [c.-à-d. l’ingérence]. Qu'est-ce que cela signifie pour nos élections de 2018 et 2020 ? On peut s'attendre à plus de la même chose ? », au lieu d’y accoler la réponse que Vladimir Poutine lui a faite (« Je n'ai pas dit que ce n'était pas un but »), le montage y met sa réponse à la question précédente qui concernait la volonté ou non des autorités russes d’arrêter les personnes désignées comme coupables par les États-Unis, à savoir : « nous n'avons pas un tel objectif ».
Mises ensemble, cette question et cette réponse donnent au spectateur l’idée que Vladimir Poutine, et donc la Russie, ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, et va s’ingérer de nouveau dans les prochaines élections américaines. Ce qui n’est absolument pas ce que le président russe a dit.
Devant un tel montage grossier qui tient de la « fausse nouvelle » pour ne pas parler ouvertement de diffamation, on comprend mieux la volonté des autorités russes de publier l’intégralité de l’entrevue afin de contrecarrer ne serait-ce qu’un peu les mensonges diffusés par cette version tronquée, déformée et manipulée de l’entrevue accordée.
Il semble d’ailleurs que cette stratégie se soit avérée payante, car sous chacune des six vidéos postées sur YouTube, le nombre de pouces vers le bas est égal plus ou moins au triple du nombre de pouces vers le haut. Ce qui signifie que presque les trois quarts des personnes ayant visionné ces vidéos sont conscientes qu’il s’agit d’une œuvre de propagande et non d’un vrai reportage objectif et étayé.
Beaucoup ont d’ailleurs vivement critiqué cette version de l’entretien dans les commentaires, rappelant que Russia Insider avait publié l’intégralité de l’entrevue et que les gens feraient mieux d’aller voir cette version-là, plutôt que la version de NBC.
Une version dans laquelle les erreurs/approximations de traduction et les coupes en plein milieu de phrase se multiplient, changeant ainsi le sens précis des propos du président russe.
Avant d’aborder l’analyse à proprement parler du contenu, et de ce qui a été retiré par NBC, il est aussi bon de se pencher sur les « experts » interrogés par Megan Kelly tout au long de ces six vidéos. Car se contenter des réponses de Vladimir Poutine ne semblait pas suffisant pour faire de l’audience, alors la journaliste a invité des « experts » pour commenter les réponses du président russe.
Et ce qui interpelle c’est que l’on retrouve parmi ces « experts » John Brennan, ex-chef de la CIA, que l’on ne peut guère qualifier d’expert neutre au vu de son ancien poste, et James Stavridis, ex-commandant suprême des forces alliées (OTAN) en Europe. Là aussi on a déjà vu plus neutre, surtout lorsqu’il s’agit de donner un avis prétendument objectif sur la Russie et Vladimir Poutine.
Le biais idéologique évident de ces deux « experts » transparaît dans leurs déclarations appelant à être très accusateur envers la Russie, à la punir pour ce qu’elle aurait fait, ou qu’elle est co-responsable des nombreux morts en Syrie avec Bachar el-Assad (monsieur Brennan oubliant d’ailleurs fort à propos de mentionner que son pays est responsable d’une bonne partie de ces morts de par la déstabilisation que les États-Unis ont initiée en Syrie, ainsi que du soutien et de l’armement qu’ils ont fournis aux « rebelles »).
L’expert économique appelé à s’exprimer sur la fortune personnelle de Vladimir Poutine n’est guère mieux, lorsqu’il parle d’estimations allant de 40 à 200 milliards de dollars sans l’ombre d’une preuve avancée pour étayer ce chiffre fantaisiste qui placerait le président de la fédération de Russie entre la 1ère et la 20e place du classement mondial des hommes les plus riches sans que Forbes ne soit au courant.
Ce biais des « experts » de NBC se reflète aussi dans leur affirmation conjointe selon laquelle Vladimir Poutine contrôle tout en Russie, des médias jusqu’aux simples citoyens et que personne ne ferait rien sans son aval (en citant l’affaire Skripal, les meurtres de journalistes, celui de Nemtsov ou la prétendue ingérence dans les élections américaines). Les 146 millions de Russes ont-ils le droit d’aller aux toilettes sans avoir besoin de demander la permission à leur président ? C’est la question qui vient à l’esprit devant cette assertion ridicule.
Car de manière évidente et logique Vladimir Poutine ne peut contrôler les actes et les pensées de 146 millions de Russes (ses affirmations dans ce sens ont d’ailleurs toutes été supprimées). Dire le contraire est une absurdité totale. Il y a des criminels en Russie comme partout ailleurs dans le monde et ils ne demandent pas l’aval du président pour commettre leurs forfaits. Si tous les Russes obéissaient au doigt et à l’œil à Vladimir Poutine il n’y aurait personne en prison. La logique permet de voir combien cette affirmation « d’experts » est absurde, et tient plus de la posture idéologique que de l’affirmation factuelle.
Regardons maintenant de plus près ce qui a été supprimé par NBC. De manière assez évidente, la partie où Megan Kelly passe pour une personne dotée de peu d’intelligence a été supprimée. Il s’agit de la phrase où elle prend pour elle-même (« Il ne s’agit pas de moi ») le « vous » que Poutine adresse à l’ensemble des Américains lors qu’il déclare « Écoutez, vous continuez à penser que le monde entier tourne autour de vous. Cela ne fonctionne pas comme ça. »
Cette suppression est logique et était hautement prévisible. Par contre de manière plus inattendue, NBC n’a pas supprimé le moment où Vladimir Poutine lui fait remarquer qu’elle est impolie lorsqu’elle l’interrompt sans cesse, mais a supprimé les excuses de la journaliste après la remarque. Megan Kelly essaye-t-elle ainsi de montrer qu’elle est courageuse au point de défier, voire affronter le président de la fédération de Russie ? Ce qui se reflète d’ailleurs dans le titre de la série de vidéos qui pourrait se traduire par « Affronter le président russe, Vladimir Poutine ».
Devant un titre pareil on pourrait croire que la journaliste va interroger Hannibal Lecter, devoir affronter à mains nues un ours affamé ou que sais-je. Mais courage et irrespect ce n’est pas la même chose. Se comporter en personne mal élevée n’a rien d’héroïque. Et Vladimir Poutine n’est pas la personne la plus dangereuse à interroger qui soit. De nombreux journalistes ont fait des entrevues avec lui, et l’ont parfois questionné de manière franche sur des sujets sensibles et aucun n’en est mort.
Cette confusion entre irrespect et courage semble se refléter de manière générale dans la politique internationale américaine, où Washington vante sa « force », sa « puissance » ou son « courage » face à la Russie alors que les États-Unis se comportent en réalité comme des enfants mal élevés qui confondent le droit international avec un rouleau de papier toilette.
La suppression la plus radicale et massive concerne la première partie de l’entrevue consacrée aux nouvelles armes russes. L’ensemble des questions et des réponses a purement et simplement disparu ! NBC aurait-elle eu peur d’effrayer les Américains en révélant que la Russie n’est plus à genoux et qu’elle peut répondre du tac au tac à toute attaque américaine ? Il semble que la chaîne télévisée ait eu peur de susciter le doute au sein de la population américaine concernant la légendaire et mythique « supériorité militaire » des États-Unis. Et qu’elle n’ait pas eu trop envie de montrer qu’avant d’accuser la Russie de violer les traités internationaux, les États-Unis feraient mieux de balayer devant leur porte.
Les premières et seules questions gardées par NBC dans cette partie de l’entretien concernent l’image que Vladimir Poutine donne de lui et entre autre les photos de lui torse nu à cheval. Tout un symbole du niveau où se situe l’industrie médiatique américaine. Rien n’est gardé non plus de sa réponse concernant ses succès et ses échecs en tant que président de la fédération de Russie. Il ne faudrait pas que NBC montre que Vladimir Poutine a fait quelque chose de positif et que la Russie va mieux (ce qui mettrait à mal certaines affirmations péremptoires des « experts » et de la voix hors champ).
Dans la deuxième partie de l’entretien, les parties conservées commencent à partir des questions sur cette histoire d’ingérence russe dans les élections présidentielles américaines. Mais presque tous les moments où Vladimir Poutine apporte des faits, montre l’absurdité de certaines accusations, ou montre que les États-Unis font ce dont ils accusent la Russie ont été supprimés.
De même, tous les passages où Vladimir Poutine parle de la volonté de la Russie de s’asseoir à la table des négociations avec les États-Unis pour définir des règles communes de comportement sur Internet, concernant l’extradition de criminels ou sur les armes de destruction massive ont été supprimés. Il ne faudrait pas que NBC montre que la Russie est un État profondément diplomate. Cela ne colle pas avec le scénario de l’ours russe sanguinaire, alors cela a été enlevé.
Suite à la question de l’éventuelle extradition des 13 Russes mentionnés par l’accusation américaine, une bonne partie de la réponse de Vladimir Poutine, et entre autre celle où il insiste pour que ce qu’il dit soit rapporté aux auditeurs de NBC, a été supprimée. Si l’accusation d’ingérence dans les élections russes de la part des États-Unis est gardée, celle sur la « justification » de Washington (« Oui, nous intervenons, mais nous avons le droit de le faire, parce que nous répandons la démocratie, et vous non, et donc vous ne pouvez pas le faire. ») a été enlevée.
Il faut souligner que cette phrase démontre tout le caractère hautement hypocrite de la posture des États-Unis qui se positionnent comme faisant partie du « camp du bien ». Cette phrase à elle seule résume le double standard que Washington applique dans ses relations avec les autres pays. Et il semble que NBC ne voulait pas que ses auditeurs le comprennent.
Plus loin, une autre réponse de Vladimir Poutine concernant la doctrine russe en matière de non-ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays, qu’il avait demandé avec insistance de garder a été supprimée elle aussi (« Mais j'ai également dit que la position officielle de la Russie est que nous n'interférons pas dans les processus politiques d'autres pays en tant qu'État. C'est la partie la plus importante. Je veux que cela soit consigné dans notre conversation d'aujourd'hui, pour que les Américains comprennent cela. »). Le fait que deux des réponses les plus importantes du président aient été ainsi tronquées voire supprimées explique à mon humble avis pourquoi le Kremlin a décidé de contre-attaquer.
Concernant l’importance exagérée donnée à l’influence des médias et des 13 ressortissants russes accusés d’ingérence dans les élections américaines, tous les faits énoncés par Vladimir Poutine comme les chiffres montrant que les informations postées par RT concernant l’élection américaine ne représentaient qu’une infime partie de l’ensemble du flux d’information et que cela n’a donc pas pu jouer un rôle déterminant ont été effacés.
Pareil pour toutes les réponses du président russe où il souligne que le chaos actuel aux États-Unis ne vient pas de l’ingérence imaginaire de la Russie, mais de luttes internes dues au fait que certains candidats sont de mauvais joueurs.
Il en est aussi de même à propos des accusations concernant les personnes proches ou prétendument proches de Vladimir Poutine, comme Evgueni Prigojine et Sergueï Roldouguine. Les moments où le président russe souligne l’absurdité de certaines accusations en demandant par exemple si le président des États-Unis met son nez dans toutes les démarches des petites et moyennes entreprises américaines, ou s’il n’y a pas d’artistes américains qui sont aussi des hommes d’affaires gagnant des millions, ont aussi été supprimés.
Tout ce qui contredit les affirmations faites tout au long des six vidéos publiées par NBC, (comme le fait que la Russie chercherait prétendument désespérément à faire lever les sanctions), a aussi été supprimé. La raison réelle des sanctions et le fait qu’elles ferment le marché russe aux entreprises américaines alors que les hommes d’affaires américains veulent travailler en Russie a été enlevée.
Une autre partie importante à avoir été supprimée est celle où Vladimir Poutine explique qu’échanger des insultes entre présidents serrait une catastrophe irrémédiable pour le dialogue entre la Russie et les États-Unis. Dans le contexte de l’affaire Skripal, la suppression de cette réponse montre que NBC ne veut pas que ses auditeurs comprennent combien la situation actuelle (où nous en sommes arrivés à des insultes proférées par des officiels de haut niveau) est grave.
La partie concernant Navalny (présenté comme le plus important opposant à Poutine dans les vidéos de NBC) a elle aussi été sérieusement élaguée. Tout l’argumentaire de Vladimir Poutine expliquant que l’opposition en Russie échoue car elle n’a souvent même pas de programme ni de plan d’action clair à force de ne se concentrer que sur les problèmes qu’elle dénonce et pas sur les solutions à y apporter a été enlevé. Et concernant sa « succession », ou en tout cas ce qu’il adviendra de la Russie après son dernier mandat, toute la partie où il expose les fantasmes morbides des États-Unis à ce sujet, ou le fait que qui que soit la personne qu’il désignera, en dernier ressort c’est le peuple russe qui décidera qui sera le prochain président de la fédération de Russie, a aussi été supprimée.
Enfin concernant la situation en Syrie, presque toutes les parties où Vladimir Poutine démonte les accusations d’entrave de la Russie à une enquête indépendante, et les tentatives du président russe de rappeler le fait que les États-Unis ont été les sponsors de plusieurs coups d’États dont celui en Ukraine, et que c’est à cause de cela que les relations entre la Russie et les Américains se sont dégradées, ont elles aussi été jetées aux oubliettes.
Pas de factuel, pas de logique, pas de bon sens, seulement des affirmations sans preuves. Voilà comment cette entrevue une fois éditée par NBC pourrait être grossièrement résumée. NBC a clairement voulu entretenir la narration habituelle concernant la Russie qui serait agressive, non-démocratique, non-civilisée, pauvre, et faible militairement. Tout ce qui ne rentrait pas dans ce moule prédéfini a été supprimé.
Ce type de « reportage » a pour but de façonner l’image d’un pays dangereux et donc d’un ennemi, ce qui est le propre de la propagande de guerre, ou en tout cas déjà de préparation à cette dernière. Au regard de l’hystérie collective qui frappe l’Occident suite à l’affaire Skripal, il semble malheureusement que ce soit vers cela que nous nous dirigions. Il faut donc s’attendre à de nouvelles attaques médiatiques et de nouveaux opus de propagande télévisée dans le style de cette entrevue accordée par Vladimir Poutine à la chaîne NBC.