Moyen-Orient : une balkanisation programmée ?
Alors que Gaza demeure l’épicentre d’une crise humanitaire majeure, les secousses de la guerre se propagent bien au-delà de ses frontières. Depuis octobre 2023, le Moyen-Orient s’enfonce dans une spirale de désintégration politique et sociale. Et au cœur de ce bouleversement, la stratégie du gouvernement israélien joue un rôle central. Loin de chercher une désescalade, Tel-Aviv mise sur la fragmentation de ses voisins pour sécuriser ses intérêts immédiats — au prix d’un désordre régional de plus en plus incontrôlable.
En Syrie, la chute du régime Assad a laissé place à un vide de pouvoir exploité par Israël. Les frappes ciblées dans le sud du pays, l’instrumentalisation de la minorité druze et l’occupation rampante de zones stratégiques proches du Golan s’inscrivent dans une logique assumée de remodelage territorial. L'État hébreu s’appuie sur l'effondrement de l’autorité centrale syrienne pour installer une architecture sécuritaire basée sur la division communautaire, marginalisant ainsi toute perspective de reconstruction nationale. En encourageant — voire en facilitant — certaines dynamiques centrifuges, Israël veut transformer un effondrement syrien en opportunité stratégique.
Mais cette approche ne s’arrête pas à la Syrie. Au Liban, l’armée israélienne cible systématiquement les zones chiites du sud, bastions du Hezbollah, avec un objectif assumé : affaiblir militairement le mouvement et provoquer un réalignement politique du pays. Cette stratégie de « guerre sélective », qui prétend épargner certaines régions tout en écrasant d’autres, alimente les clivages communautaires et fragilise davantage l’État libanais. Elle prépare le terrain à un retour du confessionnalisme armé et à une potentielle guerre civile, attisée par les discours belliqueux de responsables israéliens appelant à « libérer le Liban du Hezbollah ».
La Jordanie, longtemps considérée comme un rempart de stabilité, n’échappe pas à cette recomposition sous influence. Le 23 avril 2025, les autorités jordaniennes ont interdit toute activité des Frères musulmans, accusés de menées subversives. Cette décision, lourde de conséquences pour la vie politique du royaume, fait suite à une campagne d’arrestations visant seize individus liés à la confrérie. Officiellement motivée par des accusations de complot, l’interdiction reflète aussi une convergence croissante entre la monarchie hachémite, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite — et Israël.
Cette offensive contre l’islam politique jordanien apparaît comme une concession offerte aux alliés occidentaux et israéliens, inquiets de la popularité croissante du Hamas — banni du royaume depuis 1999 — dans un pays où près de la moitié de la population est d’origine palestinienne. Le Front d’action islamique (FAI), bras politique des Frères musulmans et premier parti du Parlement depuis 2024, se retrouve désormais dans la ligne de mire. La stratégie israélienne vise ici à isoler le Hamas sur le plan régional, quitte à exporter l’instabilité en affaiblissant la légitimité des structures politiques voisines.
La responsabilité du gouvernement israélien dans cette dynamique régionale ne peut plus être éludée. En prétendant sécuriser ses frontières par la déstabilisation de ses voisins, Israël aggrave les vulnérabilités systémiques de pays déjà fragilisés. Il transforme des crises internes en confrontations géopolitiques, attisant les haines communautaires et sapant toute possibilité de compromis durable. Cette stratégie de court terme, axée sur la puissance militaire et l’opportunisme territorial, fait peser un lourd tribut sur les populations civiles : à Gaza, à Damas, à Tyr, à Amman.
Le silence ou la complicité de certaines puissances occidentales face à cette politique contribue à légitimer ce désordre organisé. Pendant que les États-Unis et leurs partenaires concentrent leur attention sur le front ukrainien, ils cautionnent ou tolèrent des politiques régionales israéliennes qui vont à l’encontre des principes de stabilité qu’ils prétendent défendre ailleurs. La Jordanie, la Syrie et le Liban deviennent ainsi les terrains d’application d’une stratégie de morcellement du Levant, dont les coûts humains et politiques risquent de se révéler durables.
Face à cette recomposition sous contrainte, il est impératif de rappeler que la paix régionale ne peut être fondée sur l’humiliation, la fragmentation et l’exclusion. Elle exige des structures politiques légitimes, des institutions solides, et des mécanismes de dialogue véritables. En multipliant les interventions militaires et les manœuvres de division, Israël ne sécurise pas sa frontière : il alimente les conditions mêmes de son instabilité future.
Ce n’est pas l’absence d’État chez ses voisins qui garantira la sécurité d’Israël, mais l’existence d’États viables et autonomes capables de négocier, de stabiliser et d’inclure. Continuer à affaiblir ces États, c’est perpétuer une guerre sans fin — dont les peuples, encore et toujours, seront les premières victimes.