Révolution « pronétarienne » et libertés africaines
La montée en puissance de l’Internet redonne de la voix à une Afrique trop souvent bâillonnée par le parti unique et le néocolonialisme. Elle donne l’opportunité aux Africains de parler d’eux, entre eux et avec le monde. C’est un grand pas en avant, mais de nombreux défis attendent le « pronétariat » du continent noir.

Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées en Afrique et aux relations névrotiques entre le continent noir et la France devraient lire le grand écrivain camerounais aujourd’hui décédé, Mongo Beti. Arrivé en France pour faire ses études supérieures alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence à l’orée des indépendances africaines, devenu par la suite exilé politique, il a expérimenté dans sa chair la violence politique du système fabriqué par trois phénomènes liés : la guerre froide, le néocolonialisme à la française et les partis uniques africains. Une terrible tragédie intellectuelle et existentielle a en effet frappé les Africains au moment où, bruyamment, les anciennes puissances coloniales leur octroyaient des indépendances formelles. Alors qu’elles pensaient retrouver le droit de parler, de dire leurs aspirations, d’exprimer leurs refus et leurs adhésions, les masses africaines ont été littéralement bâillonnées par les déclinaisons locales de ce qui était le « grand jeu mondial ». Privées de parole, elles étaient privées de toute emprise sur leur histoire collective.
L’auteur de ces lignes se souvient de ses années d’enfance, au début des années 80. A cette époque-là, dans son pays d’origine, le Cameroun, il y avait un quotidien, un seul, tenu par le parti-Etat : Cameroon-Tribune. Quelques périodiques passant par le filtre de la censure paraissaient à condition de ne jamais critiquer le pouvoir en place. Alors que les moyens financiers du pays le permettaient, il n’y avait pas de télévision, sans doute parce que le dictateur d’alors avait saisi le caractère notoirement polysémique des images, qui ne savent pas rester à l’endroit où on les assigne. La liberté d’association était inexistante. Entre voisins, on ne parlait pas de politique, croyant voir partout des agents du redoutable Jean Fochivé, patron des services secrets locaux, formés par l’ancien colonisateur aux méthodes de la « guerre contre-révolutionnaire » théorisée en Indochine et en Algérie.
C’était une époque de glaciation politique. Mongo Beti, de son exil, décrivait le système en même temps qu’il défendait son approche intellectuelle, dans une revue avant-gardiste et confidentielle, superbement ignorée par la grande presse française : Peuples noirs, peuples africains. « Les pouvoirs franco-africains organisent donc le vide, le silence morose, le côtoiement des individus, des groupes, des catégories, des ethnies, jamais leur dialogue et leur interpénétration, en un mot l’obscurantisme... Broyés par des institutions culturelles dont la fatalité est de nous aliéner, nous prétendons créer une littérature qui soit l’expression authentique de notre moi collectif. » (http://homnispheres.info/article.php3?id_article=72).
Puis, arriva la fin de la guerre froide. Le système se fissura. Le parti unique n’était plus absolument nécessaire pour le camp occidental, qui ne le défendit pas quand des populations révoltées le contestèrent. Avec le multipartisme, la liberté de la presse fut arrachée. Mais le vent de la liberté n’était pas assez violent pour tout emporter. Il se retrouva face à de véritables forteresses, d’autant plus solides que si le discours officiel des Etats occidentaux comme la France s’adapta à la mode de la démocratisation, des réseaux internationaux assez puissants, insérés au sommet des Etats, persistèrent, au risque d’une schizophrénie ébouriffante. La Françafrique survécut. Pourquoi ?
Tout simplement parce que les forces réactionnaires qui avaient régné jusque là pouvaient mobiliser un fort capital symbolique. Munies du pouvoir étatique et de la richesse financière, elles pouvaient amplifier leurs messages, étouffer ceux des forces novatrices, écraser la contestation par des moyens colossaux. « Il faut de l’or, beaucoup d’or pour jouir du droit de parler. Nous ne sommes pas riches. Silence aux pauvres ! », disait un patron de presse français du XIXe siècle. Les penseurs de la nouvelle Afrique, les « évangélistes » des changements sociaux n’avaient pas d’or et regardaient les "monopoliseurs" de l’explication du fait politique aller en roue libre. Même si des quotidiens privés se créaient, ils restaient confinés dans le strict cadre des espaces nationaux, certains n’allant pas plus loin que les banlieues des grandes villes où ils étaient imprimés. Ils ne pouvaient pas susciter et alimenter le nécessaire débat panafricain qui seul pourra accoucher de la renaissance africaine. Pour se parler au-delà de leurs frontières, les Africains francophones se « mettaient en réseau » par des médias français comme RFI, radio financée par l’Etat français pour défendre son prestige et son influence à l’étranger. Entreprises installées dans les pays où elles habitaient, caractérisés par l’arbitraire fiscal et procédurier, mais aussi par la violence physique, les radios et les télévisions privées n’avaient pas la marge de manœuvre pour devenir des vecteurs de contestation et de propositions alternatives.
Les Africains ont forcément ressenti plus durement l’emprise de ce qu’Eric de Rosnay et François Revelli appellent les « infocapitalistes » (La Révolution du pronétariat). Ils étaient pris dans les rets des « fabricants de silence » de leurs pays, qui eux-mêmes étaient en « réseau » avec les « infocapitalistes » de l’ex-métropole. D’où une littérature internationale du dénigrement des masses africaines, stigmatisée par un Mongo Beti en colère : « Lorsqu’une classe détient le monopole de la parole, il est inévitable qu’elle s’ingénie à rejeter sur les catégories qu’elle domine toute la responsabilité des vices, des crises et des échecs du système ; rien ne peut la retenir d’utiliser avec succès les catégories dominées et nécessairement muettes comme boucs émissaires. C’est ce que font depuis des siècles, et aujourd’hui encore, les idéologues de la domination blanche, et particulièrement ceux qui opèrent au sein de la culture française. Seuls détenteurs jusqu’ici de la parole dans le complexe francophone, ils ne se sont pas privés de mettre à profit cette situation de monopole pour faire retomber sur les seuls Africains toute la culpabilité des désastres et des vices de l’inégale association où l’Occident nous a forcés d’être partie prenante. »
Ces technologies qui libèrent l’Afrique
Fort heureusement, la révolution digitale est arrivée et a provoqué un « empowerment » du citoyen africain, en rendant la production et l’émission de messages ainsi que la création de réseaux « activistes » plus faciles. Les choses ont commencé par le téléphone portable. Peu d’Africains disposent d’une ligne téléphonique fixe parce que, par le passé, il y avait beaucoup d’obstacles financiers, techniques et procéduriers pour en obtenir une. En revanche, avoir un téléphone « cellulaire » a rapidement été à la portée de tous, notamment des personnes vivant dans les espaces marginaux comme la banlieue et le village. Le téléphone est devenu un instrument de ralliement et de vigilance politique. L’auteur de ces lignes a ainsi observé en mars 2000 au Sénégal, à l’occasion de l’élection présidentielle qui a porté l’opposant historique Abdoulaye Wade au pouvoir, comment les « citoyens reporters » appelaient les radios privées pour communiquer les résultats du scrutin dans les bureaux de vote les plus reculés, empêchant l’administration de recourir à une vieille méthode : « transformer » les résultats des scrutins dans certains bureaux de vote durant la période séparant le dépouillement de l’arrivée des procès-verbaux d’élection dans la capitale. Les citoyens sénégalais se sont transformés en policiers surveillant une administration jugée par trop liée à l’ancien parti dominant.
Bien entendu, Internet a amplifié la donne et fabriqué très rapidement des Africains faisant partie du « pronétariat » de manière inconsciente, comme le Monsieur Jourdain de Molière (Le Bourgeois gentilhomme) faisait de la prose sans le savoir. L’Internet a accru la portée de la presse des différents pays africains. Le Messager de Douala, Le Courrier d’Abidjan, Sanfinna de Ouagadougou sont présents sur la Toile. Ils peuvent engager un débat et même des controverses avec les journalistes africanistes de la presse parisienne. Ils peuvent être lus par les abonnés du Monde qui peuvent à leur tour répercuter leurs arguments dans des commentaires lus par tous sur le site du grand quotidien français du soir. Les intellectuels africains peuvent publier sur le Net, échanger entre eux et avec le monde entier. Des articles d’une forte densité, remettant en cause les fondements des systèmes nationaux et internationaux, sont repris et diffusés par différents sites et blogs, commentés dans de nombreux forums. Transcendant les barrières nationales, les Africains de l’intérieur et de la diaspora discutent entre eux, se disputent et trouvent des points de convergence. Plus possible d’orchestrer un côtoiement sans interpénétration des groupes et des ethnies.
Qui sait qu’un journaliste-citoyen abidjanais d’une vingtaine d’années a donné des sueurs froides à la hiérarchie militaire française et à la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie ? C’était en novembre 2004 à Abidjan. Accusant l’armée ivoirienne d’avoir bombardé volontairement une de ses positions à Bouaké, durant des combats visant à réduire la rébellion occupant le nord du pays, les autorités françaises avaient ordonné la destruction de toute la flotte aérienne ivoirienne, ce qui avait mené à une quasi-guerre franco-ivoirienne. Venus se stationner à l’hôtel Ivoire, à moins d’un kilomètre de la résidence du président Laurent Gbagbo, les militaires française se sont retrouvés face à un « bouclier humain » de milliers de Jeunes Patriotes persuadés que les soldats hexagonaux en voulaient à la vie de leur chef d’Etat. Des soldats qui ont finalement frayé leur chemin au « canon », faisant au passage une vingtaine de morts parmi les Jeunes Patriotes. Au départ, militaires et politiques nient le moindre tir par arme réelle. Jusqu’à ce que les images de Charles Gbalé, un Jeune Patriote allé manifester avec sa caméra numérique, soient diffusées sur Internet, puis achetées et reprises par I-Télévision et l’émission 90 minutes de Canal +. Par la suite, d’autres images, refusées par de nombreuses chaînes de télévision françaises mais diffusées sur le Net, ont démenti la version officielle du gouvernement français et l’ont obligé à se réajuster. Paul Moreira, rédacteur en chef de l’émission 90 minutes à cette époque, raconte ces « jours de feu » et l’omerta des grands médias sur les événements d’Abidjan dans son livre Les Nouvelles Censures, dans les coulisses de la manipulation de l’information. (voir http://kouamouo.afrikblog.com/archives/2007/04/04/4522252.html).
Comme tous les pronétariats, le pronétariat africain véhicule souvent des rumeurs totalement infondées comme la « mort » de Jacques Chirac « décrétée » par la rue abidjanaise au moment de son accident vasculaire cérébral (AVC). Il peut également servir de courroie de transmission pour les appels à l’intolérance ethnique et religieuse. Aux internautes-citoyens de distinguer le bon grain de l’ivraie.
Comment accélérer la révolution pronétarienne en Afrique ? Déjà en militant pour la réduction de la fracture numérique. L’approvisionnement satellitaire à bas prix pour des opérateurs travaillant sur le continent et le wi-fi communautaire pourraient être des pistes, ainsi que l’ordinateur à 100 dollars. L’objectif premier est de donner à une majorité d’Africains une « net-existence » et de les familiariser avec le « net-activisme » citoyen et/ou économique. Il faut également travailler à créer et à consolider des « réseaux » qui pourront converser, vendre, acheter ou partager des contenus intellectuels, artistiques ou purement marchands. Ces « réseaux » pourront traquer les impostures, augmenter la masse globale de savoir grâce à la richesse de contenus que représente la Toile, informer et partager l’information dans un contexte où de gros intérêts conspirent pour que le flou soit entretenu sur les recettes pétrolières, la dépense publique, les courants de pensée et tout ce qui est en lien avec l’actualité politique.
Dans le monde d’aujourd’hui, Mongo Beti, intellectuel africain engagé, aurait, grâce à l’Internet, des armes réelles pour se battre contre l’ostracisme qu’hier on lui avait opposé. La « renaissance africaine » sera-t-elle théorisée et implémentée grâce à l’arme de l’intelligence collective partagée sur Internet ? Le pronétariat africain réfléchit déjà à un « panafricanisme digital », et aux obstacles qui entravent son chemin (http://whiteafrican.com/?p=499). Quelque chose va en tout cas se passer.