Tunisie : difficile d’apprendre la démocratie
Une route semée d’embuches. La Tunisie, ou plutôt le tunisien, aura du mal et mettra du temps pour s’installer dans la démocratie dont il n’arrive même pas, actuellement… et tout naturellement, à digérer convenablement les racines.
La multitude d’incidents, manifestations, déclarations inconscientes et comportements quotidiens aberrants, manipulations, grèves et discours niais qui font frissonner le pays depuis plus de quatre mois, sont là pour en témoigner. Ce petit peuple qui est pourtant le plus évolué du monde arabo-musulman, qui récemment a donné naissance au réveil d’une race après avoir réussi, voilà plus de cinquante ans, à battre en brèche certaines des certitudes religieuses (1), étale ainsi au grand jour les difficultés qu’aura le « printemps arabe » à fleurir rapidement là où il laboure les terres d’Afrique du Nord et du Proche Orient.
Partout sur cette planète, l’Histoire, la grande, celle qui n’a cessé de ciseler l’Homme, l’a maintes fois démontré. On ne peut demander à un peuple soumis depuis toujours à des régimes autoritaires, pour ne pas dire dictatoriaux, d’ingurgiter du jour au lendemain les ingrédients de la liberté et de la citoyenneté. Et les peuples arabes sont dans ce cas. Depuis la nuit des temps.
Sitôt débarrassés, par leurs révoltes, de leurs émirs, rois ou chefs de tribu, califes ou colonisateurs puis généraux et présidents félons, ces peuples, manquant de leaders charismatiques, se trouvent aujourd’hui dans l’impossibilité d’observer aussitôt les règles élémentaires du « vivre ensemble dans la cohésion ». Des règles qu’ils ignoraient tout comme l’ont ignoré leurs ancêtres les plus lointains.
En effet, privés, depuis toujours, de toute instruction politique et même civique, abreuvés la plupart du temps d’une lecture surannée du Coran, surtout en zone rurale, leur statut social n’a jamais cessé, génération après génération, plongés qu’ils étaient dans la crainte de tout ce qui représentait le pouvoir central, de leur inculquer l’individualisme exacerbé associé à une débrouillardise primaire.
Une fois soulagés après des siècles de servilité, de la « peur du chef et de ses sbires », il est naturel qu’ils aient pris la décision de se « lâcher » en demandant tout et n’importe quoi. Ainsi, les tunisiens, du moins pour la frange la plus violente et la plus ignare d’entre eux, souvent galvanisée par des meneurs à la solde de l’ancien régime, ont confondu « La Liberté » avec la liberté de tout faire. Piller les magasins bien achalandés, symboles de la richesse, ou cambrioler et détériorer les maisons bourgeoises, autant de refuges des complices du tyran, selon elle.
Pour les autres, liberté a été le synonyme de manifester pour des revendications, quelquefois justifiées, mais aussi pour des rumeurs et donc plonger dans l’affrontement avec les policiers, ou se diriger vers le corporatisme, bousculer les imams dans les mosquées où sont tenus des discours politiques d’un autre âge, mettre en cause la fidélité de l’armée sans laquelle ils n’existeraient pourtant pas, ou bien créer son propre parti politique, vierge de tout militant. Le tout accompli, là aussi, avec une certaine violence.
Ils croient avoir appris de la démocratie, qui n’est pas encore mise sur rails, qu’elle leur donne aujourd’hui le droit de faire grève tous azimuts, de demander n’importe quoi.. et « son contraire », de construire n’importe où et n’importe comment, à la va vite avant que les édiles locaux ne puissent intervenir, d’installer des camelots et leur bimbeloterie ou marchands de quatre saisons avec leurs fruits et légumes, par centaines et dans toutes les villes, à même le sol, sur les trottoirs poussiéreux où s’étalent également, sous le soleil et en dehors de toute surveillance sanitaire, poissons et denrées périssables et mêmes …ordures ménagères jetées par des citadins désinvoltes.
Certes, le gouvernement provisoire, en réactivant notamment les servi- ces de sécurité, juger ou poursuivre les « profiteurs d’antan », traquer les responsables de l’ancien parti du Président, essaie de réagir, de canaliser ces envies qui débouchent quelquefois sur un aspect de chienlit regrettable. Des envies qui risquent également d’entrainer un report des élections générales du 24 juillet destinées à doter, à court terme, le pays d’une nouvelle Constitution, et donc de retarder la cohésion dans le pays.
De toute façon la campagne électorale n’est pas encore entrée définitivement dans sa phase dite de communication « apaisée ». La presque totalité de la soixantaine des partis nouvellement constitués, dont les membres sont actuellement les plus bruyants, ont d’ailleurs peu de chances d’exister à travers les élections. D’autant que certains d’entre eux sont susceptibles d’abriter d’anciens membres du RCD dissous, parti unique qui était à la solde de l’ex-président honni.
Dans la soixantaine de formations reconnues on trouve quatre partis qui affichent leur « islamisme », la grande majorité des autres se disant d’essence « socialiste » ou « centriste de gauche ». Il faut enfin noter – une exception dans le monde arabo-musulman, la présence du Parti « Communisme-Marxisme-léninisme » de Hamma Hammami, vieux militant tunisien d’extrême gauche souvent incarcéré ou poursuivi par le passé.
A ce jour seules deux entités semblent les mieux organisées : celle… des blogueurs grâce à qui est née la révolution, et celle du mouvement islamiste Ennhada, parti interdit sous Ben Ali et dont le leader Rached Ghannouchi, aujourd’hui entré au bercail, a vécu en exil pendant une vingtaine d’années. Toutes deux se sont affrontées récemment – avec vigueur mais sans violence excessive – dans la rue et à plusieurs reprises à travers le pays. En effet, par le volonté des « blogueurs » qui se sont mobilisés pour l’occasion, partout où le leader islamiste s’est déplacé pour tenir meeting, accompagné de gardes du corps barbus, il a été empêché de prendre la parole, y compris dans les mosquées, par des citadins avertis de ses déplacements par internet et parmi lesquels les femmes n’étaient pas les moins nombreuses ni les moins agressives.
Un bon signe quand même de la part d’une Tunisie où fleurit, comme dans tout le pourtour méditerranéen, une tradition « du matriarcat » et où, depuis peu, par la volonté du pouvoir provisoire conduit par un octogénaire, ancien fidèle de Bourguiba, la parité entre hommes et femmes a été décrétée pour la prochaine Assemblée Constituante.
(1) En Tunisie, le premier Président, Habib Bourguiba qui avait fait voter très vite, il y a plus d’un demi-siècle, l’abrogation dans le pays de la polygamie et les droits de la femme, avait eu deux gestes restés célèbres et qui à l’époque avaient été largement diffusés et approuvés. Lors d’une visite de la Médina, à Tunis, il avait tout d’abord invité une femme venue à sa rencontre à se dévoiler le visage. Une seconde fois, au cours d’un discours télévisé en période de jeûne (le ramadan) il s’était abreuvé en disant « …devant vous je travaille et donc j’ai le droit de me désaltérer…tout comme ceux de mon pays qui travaillent et qui ont le droit de boire et de manger… »