Turquie : le sultan Erdogan en son Palais blanc
Par Charalambos Petinos
« La République turque a été consacrée en 1923 par une double rupture politique et culturelle. En faisant table rase du passé théocratique et cosmopolite de l’empire ottoman, Mustafa Kemal, a voulu arrimer son pays à la modernité. Miroir négatif de l’identité turque, l’islam a été extirpé de la mémoire collective. Religion civique du nouvel Etat, la laïcité est devenue le point de départ et d’aboutissement obligatoire du projet d’ingénierie sociale des élites kémalistes. »
Tancrède Josseran, « Turquie : repenser l’Empire »
Je commence mon article avec la citation d’un passage du texte de Tancrède Josseran car je considère qu’il reflète parfaitement la réalité et l’idéologie qui ont dominé la pensée de Kemal Atatürk. Cette situation a perduré pratiquement un siècle.
Cet état des choses a changé fondamentalement avec l’arrivée, en 2002, au pouvoir en Turquie, des islamistes de l’AKP, avec à leur tête Recep Tayyip Erdogan. S’appuyant sur les masses populaires et surfant sur la vague de la croissance économique extraordinaire de la dernière décennie, Erdogan a imposé petit à petit l’islam comme le ciment de la société et de l’Etat turc. Il a réussi à ringardiser totalement les élites laïques, noyées dans les affaires et en manque de leadership charismatique. L’Etat laïc dont rêvait Atatürk est devenu peau de chagrin.
Pour arriver à imposer sa conception de l’Etat, le tandem Erdogan-Davutoglu (son conseiller diplomatique, devenu ministre des Affaires étrangères et ensuite, depuis cette année, Premier ministre) ont procédé à l’instrumentalisation des principes de la démocratie occidentale : au nom de la démocratie et de cette liberté, le pouvoir turc a remis le foulard dans les universités, a interdit la vente d’alcool à proximité des lieux de culte, pratique le prosélytisme à l’encontre des Alévis, etc.
Ahmet Davutoglu, le maître à penser et idéologue de cette politique, estime que le retrait et le désintérêt marqué d’Ankara pour l’ancien espace ottoman a créé un décalage défavorable à la Turquie moderne. Il considère que la Turquie moderne, née des révolutions menées par Atatürk, n’a rien accompli de bon excepté l’invasion à Chypre et le succès obtenu concernant Alexandrette (gagnée aux dépens des Syriens - et devenue Iskenderun - après une intervention musclée de l’armée turque à la fin du Mandat français dans les années 1930). Le maître de la diplomatie turque (en tant que Premier ministre, il continue à avoir la haute main sur les affaires étrangères) estime également, que la Turquie doit redevenir un « Etat central » sur l’échiquier mondial. La Turquie, selon Davutoglu, possède tous les atouts pour y parvenir. Il suffit tout simplement, de les mette en œuvre. Dans cette optique, son pays a, à tort, pense-t-il, délaissé, depuis un siècle et l’instauration de la République, son rôle de pôle d’attraction et de leader, qui lui reviennent naturellement.
La Turquie d’Erdogan-Davutoglu aspire à redevenir le leader et l’exemple à suivre pour le monde arabo-musulman. Parallèlement, elle réclame sa place dans l’Union européenne, comme s’il s’agissait d’une chose qui lui est également due, d’une chose naturelle, qui ne peut, en aucun cas, lui être refusée. Cette perception frôle par moment l’incompréhension. Si l’on observe ce qui s’est passé ces dernières années sur la scène régionale, mais également à l’intérieur de ses frontières, nous ne pouvons pas dire que le fameux adage « zéro problème à l’intérieur, zéro problème avec les voisins » du tandem au pouvoir soit appliqué.
Sur la scène régionale différents sujets sont en souffrance. Voyons comment la Turquie envisage les questions européennes ainsi que ses relations avec les pays de son voisinage :
- La Turquie ne comprend pas pourquoi elle doit changer quoi que ce soit dans son comportement et son attitude dans ses relations avec l’Union européenne. A la limite, ce n’est pas à elle d’adopter l’acquis communautaire pour adhérer à l’Union européenne, c’est, si j’ose dire, à l’Union européenne d’adopter le mode de vie et de comportement turcs, afin que l’adhésion de la Turquie soit possible sans heurts ! Nous pouvons aller encore plus loin : si l’Europe ne veut pas accepter la « particularité turque », comme disent la plupart des politiciens turcs, alors la Turquie constituera à elle seule, un pôle d’attraction, « un centre », plus important que l’Europe, qui concurrencera cette dernière. La conclusion est aisément tirée : soit l’Europe cède à la Turquie sans aucune condition, soit elle sera marginalisée dans le monde turco-centrique !
- Sur Chypre, la Turquie joue le temps. En schématisant, nous pouvons affirmer que son objectif est de conserver tous les « acquis » de l’invasion, avec le contrôle total de la partie nord de Chypre et acquérir, parallèlement, un droit de regard sur l’ensemble de l’île. De plus, aux yeux d’Erdogan l’occupation de la partie nord de Chypre constitue aussi une victoire pour l’islam, un djihad réussi en quelque sorte, raison de plus qui ne milite pas pour un changement de la politique turque à l’égard de l’île méditerranéenne.
- En ce qui concerne la Syrie, Erdogan, après avoir tenté de jouer aux intermédiaires de paix entre la Syrie et Israël, a fait de la chute d’Assad son cheval de bataille, quitte à soutenir comme il l’a fait, les groupuscules islamistes radicaux.
- En Irak, elle apporte son soutien aux sunnites contre les chiites, quitte à appuyer l’Etat Islamique, en laissant transiter par son territoire les islamistes de toute provenance pour aller renforcer ce monstre moyenâgeux ou en permettant le transit par son territoire du pétrole des puits saisis en Irak et en Syrie par l’EI et vendu au marché noir par les islamistes, le plus souvent aux trafiquants turcs.
- Tout le monde se souvient du voyage officiel d’Erdogan en Egypte. Erdogan, alors Premier ministre, s’est rendu en Egypte, dès le lendemain de la prise du pouvoir par Morsi et les islamistes. La Turquie n’a jamais accepté le nouveau pouvoir égyptien et l’a fait savoir.
- Les relations avec Israël ont été détériorées de façon durable depuis l’affaire du Mavi-Marmara. Rappelons que le navire portant ce nom a été acheté en 2010 par une ONG humanitaire musulmane turque IHH Insani Yardim Vakfi et qu’il a rejoint une flottille de navires des groupes d'activistes, qui avaient l'intention de briser le blocus de Gaza. Le 31 mai 2010, en route vers la bande de Gaza, des commandos de l'armée israélienne ont arraisonné et ont saisi le Mavi Marmara après avoir averti la flottille de l’existence d'un blocus naval de la région de Gaza. Dans le violent affrontement qui a suivi, neuf militants turcs ont été tués. A propos de cette affaire, Recep Tayyip Erdogan déclarait à Al Jazeera, le vendredi 9 septembre 2011 : « Les navires de guerre turcs sont habilités à protéger nos bateaux qui acheminent une aide humanitaire vers Gaza. Désormais, nous ne permettrons pas que ces navires soient attaqués par Israël, comme cela s’est produit avec la Flottille de la liberté. » Les relations entre les deux pays se sont fortement dégradées et la Turquie a annoncé la suspension de ses échanges avec Israël en matière de défense. Les bonnes relations entretenues depuis 1949 entre Israël et la Turquie semblent refroidies pour longtemps, sinon irrémédiablement.
- La question du génocide arménien est au point mort : aucune volonté et aucun signe de sa reconnaissance par la Turquie, à la veille de son centenaire. D’autre part, la Turquie maintient toujours ses frontières avec la petite république caucasienne fermées, ce qui crée des difficultés supplémentaires à cette dernière.
En ce qui concerne la politique intérieure, les choses ne sont pas mieux :
- La seule chose que craint vraiment le « sultan turc » depuis son palais blanc aux mille chambres (1) c’est la création d’un Etat kurde à la frontière sud de la Turquie. Sa diatribe contre la Coalition Internationale contre l’Etat Islamique à Kobané en est l’illustration parfaite. En effet, lors de la conférence de presse avec le président Hollande, et comme le rapporte l’AFP (31 octobre 2014), « le président turc Recep Tayyip Erdogan a vivement reproché à la Coalition Internationale luttant contre l'offensive des djihadistes du groupe Etat islamique (EI) en Syrie et en Irak de concentrer ses bombardements sur la ville syrienne de Kobané. "Pourquoi les forces de la coalition bombardent continuellement cette ville de Kobané (...) pourquoi pas d'autres villes", a demandé M. Erdogan en présence du président François Hollande qui le recevait. Il a notamment cité parmi d'autres villes syriennes Idlib (au nord-ouest du pays). "On ne parle que de Kobané, qui est à la frontière turque et où il n'y a presque plus personne à part 2.000 combattants", a ajouté le président turc, visiblement très remonté. »
Ce que le président turc souhaite par-dessus tout, c’est d’empêcher l’unification des Kurdes et la création à ses frontières d’un Etat kurde indépendant, qui menacerait l’intégrité territoriale de la Turquie. D’ailleurs, les négociations avec le PKK sont au point mort… Le refus ostentatoire de la Turquie d’intervenir contre l’Etat Islamique notamment à Kobané ainsi que le refus opposé aux Etats-Unis d’utiliser l’espace aérien turc et les bases militaires, en sont le témoignage inébranlable.
- L’autre volet provoquant de difficultés internes est le dossier des Alévis. L'alévisme regroupe des membres de l'islam dits hétérodoxes et revendique la tradition universelle et originelle de l'islam et plus largement de toutes les religions monothéistes. Il s’agit d’un large syncrétisme qui donne une approche très libérale de la religion. Les alévis sont musulmans mais n’ont pas l’obligation des cinq prières quotidiennes ni du pèlerinage à La Mecque, ils boivent de l’alcool et les femmes ne sont pas voilées.
Leur lieu de culte n'est pas la mosquée mais le cemevi, (cem evi) qui signifie, en turc, maison ou lieu du rassemblement. Pour les alévis, les textes relatifs au foulard des femmes n'ont aucun caractère universel et ces textes sont, selon les conditions sociales et de vie d’aujourd’hui, caduques.
L'alévisme constitue la seconde religion en Turquie après le sunnisme. Si officiellement ils constituent les 10 et 15 % de la population turque, les sources alévies estiment qu’ils sont entre 20 à 25 % de la population.
Néanmoins, comme cette religion n’est pas reconnue par l’islam officiel turc, l’établissement des statistiques précises est impossible. En outre, la répression dont les alévis ont été victimes durant la période ottomane, répression qui a continué sous la République turque, a provoqué chez eux un sentiment de peur ; ils se sentent rejetés et mis au ban de la société par les autorités turques, religieuses et politiques. Cela a conduit à une pratique clandestine du culte.
Aussi, tant que la liberté de conscience religieuse et politique ne sera pas totale en Turquie, aucune estimation ne pourra être tout à fait fiable et les alevis se sentiront toujours persécutés et marginalisés.
Récemment, le quotidien Le Monde (3 octobre 2013) a publié un long article sur les soulèvements et les manifestations des alévis en Turquie, à cause de la politique du gouvernement islamo-conservateur en place qui procède insidieusement à l’islamisation de la vie et de la société turques. Ces manifestations ont commencé par un acte symbolique du gouvernement turc. On lit notamment dans cet article : « Cette minorité religieuse au mode de vie libéral, dans un pays majoritairement sunnite, a souvent été victime de massacres et d'exactions qui jalonnent l'histoire de la Turquie moderne – et ce bien avant l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) – et celle de l'Empire ottoman. Mais aux yeux de beaucoup, M. Erdogan a franchi un nouveau pas symbolique en baptisant le futur troisième pont sur le détroit du Bosphore du nom de "Sultan Yavuz Selim". Selim Ier (1512-1520), le sultan responsable de massacres contre les alévis ».
La lente islamisation de la société turque, pratiquée par le parti islamo-conservateur au pouvoir, ne présage rien de bon pour les alévis.
En effet, toutes les lois ou règlementations récentes vont dans ce sens. La liste de ces lois est longue. Citons, en guise d’exemple, la dernière, rentrée en vigueur à la fin du mois d’octobre 2013. Elle concerne le port du voile dans les administrations. Cette loi a été présentée par le gouvernement Erdogan comme une « preuve de la vigueur de la démocratie turque ».
En conclusion, nous pouvons affirmer que le fameux adage « zéro problème à l’intérieur, zéro problème avec les voisins » promu avec la propagande nécessaire qui l’accompagnait n’est plus de mise ; la Turquie a des problèmes avec tous ses voisins et avec des franges importantes de sa population, à l’intérieur.
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1. Le nouveau Palais présidentiel vient d’être inauguré à Ankara. Il est quatre fois plus grand que Versailles et il est sensé symboliser la nouvelle puissance turque. En réalité il symbolise la mégalomanie néo-ottomane d’Erdogan. Dès son inauguration, la présidence turque a annoncé une extension du nouveau palais avec la construction de 250 nouvelles chambres !