vendredi 4 septembre 2009 - par Irr

« C’est vrai » versus « Ça pète » : confusion sur le Web

Quand je clique sur un hypertexte, j’essaie toujours de me poser cette question : c’est « vrai » ou « ça pète » ? C’est vraiment arrivé ou j’aimerais que ce soit arrivé ? Cet événement ou ce fait est-il vraisemblable ou satisfait-il mes fantasmes ?

Les rédacteurs de spams et ceux des portails web à fort trafic le savent bien, et savent tourner les choses de façon à taquiner davantage notre inconscient que notre conscient. On peut facilement construire une information "qui pète" sans se soucier des faits  : il s’agit alors de lancer une rumeur. Il est de coutume dans les sociétés démocratiques modernes de privilégier l’adéquation de l’information aux faits et même de pénaliser l’auteur d’une rumeur d’ordre diffamatoire ou trompeuse ("mais qu’il arrête de se masturber en public que diable !"). Pourtant, son succès auprès de l’audience témoigne d’une certaine pertinence  : ce serait intéressant, voire excitant ou rassurant, que la rumeur soit vraie. Sans cela, la rumeur ne pourrait pas se diffuser car personne ne cliquerait sur l’hyperlien incriminé.
 
Selon la théorie de l’information de Shannon et Weaver, la "valeur" d’une information est proportionnelle à sa probabilité d’apparition dans un contexte donné : l’information "le WTC a été victime d’une attaque aérienne terroriste" revêt une "valeur" beaucoup plus grande que l’information "ce matin d’automne, il a plu à Londres". L’humain serait ainsi beaucoup plus attiré par l’improbable, le fantastique, le fantasmatique. Ici, il pleut, c’est vrai, mais là, c’est la guerre, ça "pète", c’est quand même autre chose. Dès lors, il devient extrêmement tentant pour les différents producteurs d’information de recourir aux techniques du marketing et de la communication, notamment par l’usage de titres volontiers provocateurs ou sulfureux, "mind-boggling" comme disent les anglo-saxons. En poussant un peu plus le vice, on en vient vite à produire de la fiction pour satisfaire l’imaginaire perverti des masses.

Alors bien sûr il arrive qu’une information "pète" tout en étant "vraie". En est-elle pour autant doublement attirante ? Rien n’est moins sûr. Rien ne nous garantit que le tropisme vers la vérité soit naturellement d’une force plus importante que le tropisme vers l’excitation. Le tropisme vers la vérité ne sort vainqueur du combat que par la contrainte des différents modes de régulation de l’opinion et des mécanismes de censure. La rumeur, perçue comme injuste et infondée, est punie et étouffée. On ne lynche plus une femme parce que "ce serait bien qu’elle soit vraiment une sorcière" de l’avis général. Le droit à la justice se veut une quête orientée vers la véracité des faits et la quête de preuves matérielles et "objectives". Tout ceci semble plutôt "bien fonctionner".

Mais le pouvoir réparateur de la justice a ses limites : on imagine mal qu’un individu cible d’une rumeur puisse, sous prétexte d’avoir été "blanchi" par la justice, facilement se dépêtrer de l’image fantasmatique choisie pour lui par la foule. Justice est faite, mais demeure le doute.

Comme si on ne pouvait jamais réellement établir une vérité, comme si les preuves n’avaient de valeur que dans une dimension autre, abstraite : celle de la Loi.

Comme si la rumeur gardait de sa pertinence dans une autre dimension, plus vulgaire, pulsionnelle, viscérale. Prenons par exemple la figure du "saint". Dans nos sociétés modernes il conjuguerait par exemple engagement écologique sincère, grand souci de responsabilité sociale, pureté politique et spirituelle, érudition, beauté, tolérance, etc. Et bien ce saint, quelque part, semble "mériter", aux yeux de nos inconscients, d’être "pollué" par une rumeur obscène. Parce qu’il s’éloigne trop de l’"homme moyen aux "moeurs moyennes"", imparfait, il lui faudra payer le prix par un charivari médiatique passager, et libératoire.

Et bien moi, finalement, c’est cette dimension "plus vulgaire, pulsionnelle, viscérale" qui m’intéresse le plus et c’est pour ça que je continuerai à cliquer là "où ça pète" pour découvrir quel est ce nouveau fantasme conçu par un esprit humain... La "valeur" de l’information fantasmatique mériterait à mes yeux d’être davantage élaborée et définie. Parce que tout fonctionne comme si l’imagination fantasmatique cherchait à "ajouter" quelque chose à la platitude des faits pour les rendre adéquats à quelque chose d’un autre ordre. Il y a donc là un processus créatif, mais déboussolé, écartelé entre une objectivité fade et un monde de purs délires riches de passions.
 


5 réactions


  • Philippe D Philippe D 4 septembre 2009 15:04

    Il est probable que vous n’aurez rien qui pète sous votre article. Par contre pour en trouver des tonnes, dans les interventions de différents spécialistes, alors oui, vous êtes bien sur le bon site.

    Loin d’être le seul site d’ailleurs, mais excellent relais de toutes les rumeurs qui peuplent le Web.

    Certains le déplore, d’autres peuvent s’en délecter, d’autres encore l’étudier comme un bel éventail sociologique.
    D’ailleurs la Maison Mère observe attentivement toutes les tendances de son panier de crabes.


  • Senatus populusque (Courouve) Courouve 4 septembre 2009 18:19

    « Il est de coutume dans les sociétés démocratiques modernes de privilégier l’adéquation de l’information aux faits »

    Non, c’est de tous les temps, prendre ses désirs pour des réalités.

    « L’homme est de glace aux vérités,
    Il est de feu pour les mensonges. »
    LA FONTAINE


  • Senatus populusque (Courouve) Courouve 4 septembre 2009 18:24

    « je continuerai à cliquer là »où ça pète« pour découvrir quel est ce nouveau fantasme conçu par un esprit humain »

    Les religions ne vous suffisent donc pas ?...


  • Senatus populusque (Courouve) Courouve 4 septembre 2009 18:30

    Les « mensonges conventionnels de la civilisation » ont été analysés par Max Nordau dans un ouvrage paru en 1883. C’est un vaste univers (moeurs, journalisme, politique, etc.), différent toutefois de celui de la rumeur (du latin rumor, bruit qui court) ; la comparaison du traitement du terme par le Grand Robert et l’Oxford English Dictionary met clairement en évidence que seuls les Anglo-Saxons sont sensibles au côté suspect de la rumour.

    Il y a rumeurs fortes et rumeurs faibles. Rumeurs faibles, par exemple, les bruits courant sur telle ou telle personnalité. Également les fausses citations, fausses quant au texte, ou détournées quant à l’identité de l’auteur ; les manuels et dictionnaires de philosophie destinés aux élèves de Terminales n’en sont pas exempts ; la philosophie est pourtant le lieu où devrait se pratiquer et s’enseigner l’esprit critique. André Gide reste ici le contemporain capital que disait François Mauriac : « L’on t’a dit, tu t’es laissé dire, qu’il s’agissait d’abord de croire. Il s’agit d’abord de douter (Journal, 14 décembre 1934). »

    Rumeurs fortes, les rumeurs de guerre, ou d’après-guerre, ou d’après 11 septembre, qui déchaînent les passions. Avec méfiance, Gide a rapporté celle selon laquelle les Allemands auraient coupé les mains d’enfants français au début de la guerre de 1914-1918. Quarante ans plus tard, des écrivains, tous de gauche, ont raconté qu’André Gide, pourtant connu pour sa sincérité (le prix Nobel lui fut décerné en 1947 notamment pour son « intrépide amour de la vérité »), aurait truqué son Journal 1939-1949, pour la partie relative à l’Occupation. La rumeur court encore.

    Gide a réagi à la première rumeur fort lucidement (ce pourrait être l’objet d’un article). L’accusation de truquage du Journal prit naissance après la mort de Gide, comme si l’esprit de rumeur (qui serait à analyser comme l’ont été l’esprit de système, l’esprit de parti et l’esprit faux, autres obstacles à la connaissance) voulait s’accorder une revanche à peu de risques. Mais l’oeuvre reste, qui corrode les calomnies.


  • Senatus populusque (Courouve) Courouve 4 septembre 2009 19:01

    Sur la polémique autour du Journal d’André Gide, voir :

    http://laconnaissanceouverteetsesdetracteurs.blogspot.com/2009/09/vrai-lire.html


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