samedi 18 janvier 2020 - par Edwin

Carlos Ghosn interviewé par Léa Salamé, entre victimisation et fascination

Mardi 7 janvier, Léa Salamé était envoyée au Liban par France Inter pour interviewer Carlos Ghosn suite à son évasion du Japon le 30 décembre. Cette dernière, confirmée par l’intéressé le 31 décembre, était reprise partout et une conférence de presse s’est tenue le 8 janvier devant les médias du monde entier pour que ce justiciable, apparemment pas comme les autres, puisse raconter son évasion, de manière tout à fait normale.

Il faut dire que Léa Salamé avait déjà bien préparé le terrain, produisant une interview fascinée de Carlos Ghosn, romançant son évasion et le laissant se victimiser durant près de vingt-trois minutes. Pour rappel et dans l’ordre, voici l’affaire Carlos Ghosn et les accusations qui sont prononcées contre lui :

  • Il est arrêté le 19 novembre 2018 car il est soupçonné d’avoir omis de déclarer une grande partie de ses revenus aux autorités boursières entre 2010 et 2015.
  • Le 21 décembre 2018, il est soupçonné d’avoir tenté de faire couvrir par Nissan des pertes sur investissement personnel en 2008.
  • Le 11 janvier 2019, il est inculpé pour abus de confiance
  • En février, Renault signale à la justice que Ghosn a reçu pour son « bénéfice personnel » - l’organisation de son mariage en 2016 – un avantage en nature de 50 000 Euros dans le cadre d’une convention de mécénat signée avec le château de Versailles.
  • Fin mars, Renault signale à la justice plusieurs millions d’euros de paiements suspects via la société distribuant les véhicules du groupe à Oman
  • Le 4 avril, il est accusé d’avoir utilisé 5 millions de dollars pour son bénéfice personnel ce qui fait qu’il est de nouveau inculpé le 22 avril pour abus de confiance.
  • Le 4 juin, les résultats d’un audit interne mené par Renault et Nissan au sein de leur filiale néerlandaise RNBV révèlent 11 millions d’Euros de dépenses suspectes engagées par Carlos Ghosn.

Voici donc les chefs d’accusation pour lesquels Carlos Ghosn était incarcéré au Japon depuis un an. Arrivé au Liban, il est protégé car il en a la nationalité et également parce que ce pays ne possède pas d’accord d’extradition avec le Japon. Il est de plus soutenu par les dirigeants politiques et la population. Visé par un mandat d’arrêt international, la Sureté Générale du Liban assure que rien n’impose « l’adoption de procédure à son encontre (Carlos Ghosn) ni ne l’expose à des poursuites judiciaires. »

Malgré cette affaire vertigineuse de malhonnêteté et de magouilles, la direction de France Inter envoie Léa Salamé à Beyrouth pour interviewer le fugitif. Catherine Nayl s’en justifiera ainsi : « N’en déplaise aux donneurs de leçons, à ceux qui électrisent ou condamnent, oui le service public fait son travail en questionnant Carlos Ghosn […] » Le service public fait son travail en allant sur place, interviewer un évadé de prison accusé d’abus de confiance et d’extorsion de fonds ? Interviewer pendant vingt-trois minutes un homme en cavale voulant échapper à la justice est donc une mission de service public ? Il semble légitime de se demander en quoi

Passons au-dessus de cela et détricotons l’interview. Dès le début cela commence très fort, Cette dernière parle de « spectaculaire évasion », « grande évasion », comme si Carlos Ghosn était Indiana Jones s’étant échappé à cheval d’une mauvaise phase avec les méchants ! L’interview se poursuit et notre intervieweuse se transforme en infirmière, voulant prendre absolument des nouvelles de la santé de Carlos Ghosn, ce qui permet à ce dernier de dérouler sa victimisation « Je vais mieux, je ne peux pas dire que je vais bien mais je vais mieux, j’ai retrouvé femme et enfants. » On se croirait au retour d’un journaliste qui a été retenu en otage pendant des mois dans un pays à haut risque et qui est finalement parvenu à se (faire) libérer. « Pendant un an, j’ai subi un bombardement médiatique négatif […] tout le monde m’attaquait alors que j’étais incapable de me défendre […] j’ai besoin de me retaper. » Suite à ce petit bulletin de santé, on pourrait croire que Léa Salamé va embrayer sur les affaires dont Ghosn est toujours accusé mais apparemment, après que son interlocuteur lui ai dit aller mal, elle semble inquiète : « Ca veut dire quoi de me retaper ? » Et Carlos Ghosn peut à nouveau dérouler sont malheur sans se faire interrompre.

Léa Salamé ne tarie pas d’éloge sur son interlocuteur « Le grand patron d’entreprise, le visionnaire l’empereur de l’automobile » jusque dans son évasion où elle le met en scène tel un héros de western « dans la peau d’un fugitif en cavale », ce qui donne une nouvelle occasion à Carlos Ghosn de se victimiser « j’ai été pire que ça, j’ai été en prison hein, c’est pire quand vous êtes en prison, vous êtes abandonnés par tout le monde, tout le monde vous tape dessus, c’est atroce, là, vous êtes morts, en prison, c’est la mort […] je suis en train de retrouver un goût à la vie que j’avais complètement perdu » ou encore « j’ai été traité comme un animal, pas comme un être humain. » Heureusement que les prisonniers n’ont pas la radio dans les geôles du Japon, ils auraient tous crevé de rage de voir ce milliardaire s’échapper et d’avoir en plus, une tribune pour se défendre et se victimiser sur une radio publique.

Enfin au bout de 4.55 minutes d’interview, Léa Salamé aborde les accusations inhérentes à Carlos Ghosn….Mais cela durera peu de temps. A 5.45 minutes, c’est reparti pour un pamphlet larmoyant : « Ils m’interdisaient de voir ma femme, ils m’interdisaient de parler à mon fils ». Carlos Ghosn a à peine répondu à Léa Salamé et surtout, celle-ci ne l’a jamais remis dans le droit chemin.

Et non, car ce qui intéresse Salamé, c’est le l’exclusivité, le buzz, le sensas et donc, l’évasion. Petit florilège de questions devant lesquels l’intéressé tremblait de frayeur :

  • « A quel moment avez-vous décidé de tenter l’évasion avec tous les risques que vous prenez ? »
  • « Planifier votre évasion comme vous l’avez faite, ça prend des mois […] ça prend du temps ! »
  • « Quel rôle a joué votre femme dans votre évasion ? »
  • « Elle a couté cher cette cavale ? »
  • « Vous avez eu peur lors de cette grande cavale »
  • « Et vous avez eu peur ou pas, vous avez eu peur de mourir dans cette cavale-là ? Ou d’être arrêté à nouveau, d’être remis en prison ? »

Nous assistons en règle à une banalisation de l’évasion d’un prisonnier et surtout à l’héroïsation de Carlos Ghosn. Celui-ci va en profiter pour tour à tour, se valoriser « Je ne suis pas un homme lent, en général quand j’agis, j’agis vite et ça a marché […] » ou, chose ô combien surprenante, se victimiser « Je pense que j’ai vécu treize quatorze mois où j’ai été anesthésié […] c’est une façon de surmonter la douleur […] quelque part, je suis mort le 19 novembre 2018 et quelque part, je suis revenu à la vie le 30 décembre »

Mais le pompon sur la Garonne se trouve dans les trois questions suivantes, déjà beaucoup relayées sur les réseaux sociaux :

  • « Votre évasion fascine absolument le monde entier, pour beaucoup d’enfants, vous êtes l’homme qui a voyagé dans la malle, vous avez vraiment voyagé dans la malle »
  • « Là, on montre les photos d’une malle trouée, c’est des fausses photos ?
  • « La malle, pas la malle ? Aller un petit indice, tout le monde rêve de savoir ça ? »

Léa Salamé a dû faire un transfert. Elle, rêve de savoir ça mais tout le monde sûrement pas. Il y a auditeurs de France Inter conscients que Carlos Ghosn est accusé pour abus de confiance et détournement de fonds et qui auraient mille fois plus rêvé qu’il reste en prison et qu’il soit jugé pour ce dont il est accusé, il en est ainsi normalement, dans un Etat de droit, pour les personnes soupçonnées. Quant aux enfants, merci bien mais gardez les en dehors de tout cela. Vous aimeriez que votre enfant, avant de dormir, vous demande « Dis papa, raconte-moi encore l’histoire de l’évasion du Monsieur là ? » « Lequel, Tintin quand il était retenu prisonnier d’Al Capone ? » « Non, Carlos Ghosn ! » Trêve de plaisanteries, cette interview prend des contours clownesques en raison de la fascination de Léa Salamé et de la délectation de Carlos Ghosn : « Il faut maintenir le suspens, il faut que les gens continuent à construire des scénarios… » et Léa Salamé de reprendre « En tout cas vous ne dites pas que c’est faux la malle » face à un Carlos Ghosn qui ne peut rêver mieux « Je laisse flotter l’imagination… ». Plus tard, vers la fin de l’interview, l’intervieweuse zélée demandera : « C’est vrai que Netflix vous a approché ? » et Ghosn de se pavaner à nouveau « Oui enfin, il n’y a pas que Netflix hein vous savez qu’il y a plusieurs producteurs de films aussi bien fiction que documentaires […] qui m’ont approché […] faire un documentaire sur ce qu’il s’est passé, ça vaut la peine ! » ou encore, cette question : « Qui pourrait jouer votre rôle ? » Voilà, on en est là, l’héroïsation d’un hors la loi avec un mandat d’arrêt international à son encontre.

Léa Salamé poursuit l’interview ou le numéro de cirque et demande à son interlocuteur s’il ne regrette rien. On pourrait s’attendre à ce qu’il parle des accusations qui sont formulées contre lui mais non, Monsieur déroule sur « les vilainies » qu’il a subi où le fait d’« avoir fait confiance à des gens qui ne le méritaient pas ». Et tout cela encore une fois sans être interrompu.

Il vante ensuite ses mérites dans l’alliance Nissan-Renault, pointe ses résultats, explique comment être un « bon patron » sans penser une seule seconde qu’un « bon patron » en toute logique, n’est pas poursuivi par la justice. Léa Salamé lui parle de son côté « dictateur froid et avide ». Il répond que tout ceci, c’est de la « propagande ». Selon une source proche de ma famille qui travaille chez Renault, quand Goshn débarquait dans l’entreprise, les standardistes prévenaient tous les employés de rester dans leur bureau car Monsieur ne voulait croiser personne jusqu’à son bureau. Mais cette source proche fait aussi sûrement parti de la « propagande »….

A 18.47 minutes, Léa Salamé, peut-être dans un éclair de lucidité, aborde pour la deuxième fois sur les affaires, c’est-à-dire prêt de douze minutes après la première question sur le même thème. « L’Etat actionnaire de référence de Renault est prêt à vous soutenir si jamais l’affaire des 11 millions allait devant la justice ? » ce à quoi Ghosn répond « Les 11 millions, on ne me les reproche pas, ce sont des dépenses inexpliquées ». Léa Salamé aurait pu rebondir en disant « Si cela vous est reproché vu que vous êtes accusé » mais il n’en fut rien, elle change de sujet « Vous êtes préoccupé par la situation de Renault ? » Et c’est reparti sur Ghosn patron exceptionnel de Renault et homme au chômage « Vous allez faire quoi comme job ? » Question tout à fait normale, comme si c’était un otage qui venait d’être libéré et qui devait se réinsérer dans la vie sociale.

La fin de l’interview n’est qu’une suite de nouvelles victimisations sur la vie en prison de Carlos Ghosn « je lisais, je ne pouvais rien faire d’autre » et une nouvelle fois, une héroïsation romancée, une comparaison avec le comte de Monte Christo que son fils lui a offert, détail qui n’échappe pas à la pugnacité de l’intervieweuse : « cela vous a inspiré la grande évasion ? ». La dernière question conclue une véritable interview de torture pour Ghosn : « Vous qui avez eu une réussite extraordinaire et une chute extraordinaire […] que votre vie intéresse tout le monde, le monde entier, ça vous satisfait cette situation là » ce à quoi ce dernier répond suite à un soupir faussement modeste : « Vous savez, j’aurais fait sans tout-cela ».

Sur vingt-trois minutes d’interview, il aura donc été plus question de l’évasion considérée comme spectaculaire de Carlos Ghosn plutôt que de ses démêlés avec la justice qui ne seront abordés que par deux questions en à peine deux minutes. Carlos Ghosn sera interrompu quatre fois par Léa Salamé, pas pour le prier de s’expliquer mais pour lui poser des questions de confort où celui-ci pourra dérouler et passer pour une victime. Pour comparaison, la veille, Philippe Martinez, patron de la CGT, était interrompu pas moins de dix-huit fois et sommé de s’expliquer sur la grève, le blocage, faisant face aux répliques singlantes de l’intervieweuse : « j’ai l’impression parfois qu’on est sur les mêmes questions et sur les mêmes réponses, on a l’impression d’un disque rayé ». Apparemment à France Inter, on est plus vindicatif avec un syndicaliste se battant pour ses droits et ceux des autres qu’avec un évadé de prison milliardaire, accusé de détournement de fonds et d’abus de confiance. Pourtant, est-il nécessaire de rappeler à des gens aussi intelligent que s’évader de prison constitue un délit ? Que les héros de nos enfants ne sont pas ceux qui volent, ceux qui trichent, mais ceux qui sont braves et font le bonheur autour d’eux ? Que les citoyens qui paient cette radio avec leurs impôts peuvent se demander en quoi c’est une mission de service public ? 

Apparemment, oui, même s’il n’est pas sûr que cela serve à grand-chose : François Fillon, dont le procès commence le 14 février, vient d’être programmé sur France 2 le 30 janvier dans « L’émission Politique » animée par….Léa Salamé !



7 réactions


  • zygzornifle zygzornifle 18 janvier 2020 12:25

    J’espère que Ghons inaugurera dans la foulée une usine de production Renault ...


  • Rincevent Rincevent 18 janvier 2020 15:43

    D’un côté, un exemple caricatural de la mondialisation triomphante : un patron planétaire qui se paie trois nationalités, dont la libanaise. De l’autre, une journaliste « chienne de garde » du système et, quel hasard, d’origine libanaise elle aussi et pas de n’importe qui : fille de Ghassan Salamé, qui a été ministre libanais de la Culture, politologue et prof à Sciences Po Paris, ancien conseiller spécial du secrétaire de l’ONU Kofi Annan, etc et sa mère, Mary Boghossian, d’origine arménienne est la sœur des diamantaires Jean et Albert Boghossian.

    Dans ces conditions, on comprendra bien qu’il y a là un « entre-soi » qui ne pousse pas à gêner l’interviewé, en lui parlant comme à un vulgaire malfrat qui aurait fait le mur à la Santé. On sait se tenir, quoi…


  • Julot_Fr 18 janvier 2020 16:16

    Avec les histoires de fusion aquisition pendant l absence de Goshn et le traitement douteux par la justice japonaise, comment ne pas soupconner qu il y a effectivement anguille sous roche ? Il faut etre une pute de journaliste pour cela


  • Eschyle 49 Eschyle 49 18 janvier 2020 16:32

    Hexagone (6 côtés)

    Heptagone (7 côtés)

    Octogone (8 côtés) 

    Enneagone (9 côtés) 

    Décagone (10 côtés) 

    Hendécagone (11 côtés) 

    Dodécagone (12 côtés)

    Carlosgone : combien de côtés ?


  • jjwaDal jjwaDal 18 janvier 2020 19:21

    En même temps elle ne peut en permanence tendre le micro à Julien Assange ou un des nombreux gilets jaunes borgnes à vie pour avoir osé défilé dans les rues en criant « pas content ! ». Une journaliste doit pouvoir se diversifier un peu...


  • Pierre 20 janvier 2020 12:36

    C’est vrai que se faire embastiller, c’est que dalle ! Plus héroïque est d’étaler des niaiseries insoumises sur AV...


  • Anastasia22 6 mars 2020 18:39

    Woww ! C’est super intéressant l’histoire de Carlos Carlos part envoyé au Japon, vraiment que la lecture m’a attrapé dès les premiers moments où il a commencé à lire, je n’ai pas ressenti une telle attirance depuis que j’ai visité les voir films, donc félicitations, super contenu et continuez s’il vous plaît comme ça


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