mercredi 15 janvier 2014 - par Bernard Dugué

De Eusébio à Hollande, l’Etat-Narcisse a remplacé l’Etat-Nation

Trois jours d’obsèques nationales pour Eusebio. Il y a quelques années, le sort inquiétant de notre Johnny était accompagné d’une rumeur sur de possibles obsèques nationales, ce qui m’avait interpellé et suscité une réflexion sur d’autres temps où le poète Victor Hugo avait été célébré par la Troisième République lors de son décès. Quelle différence entre Hugo et Eusébio ? Aucune si l’on prend comme critère la popularité, la célébrité. Néanmoins, il y a une différence et de taille. Avec Hugo, l’esprit des gens s’élève alors qu’avec Eusebio, il est juste question d’émotions esthétiques produites par un joueur de foot qui a placé la balle plus de 700 fois dans les buts au cours de sa carrière. Et permis à son équipe de remporter quelques trophées. Deux époques, deux fiertés nationales, jouer doctement avec les mots ou bien taper dans un ballon. Deux modes de participations en vérité, la verticalité qui élève l’âme, l’horizontalité des émotions propagées. Desproges se prenant pour Levi-Strauss dirait que si Hugo est un pôle structurant pour la société, Eusebio est un pôle déstructurant. Ce qui est exagéré ! Les supporters savent aussi manier le verbe avec raffinement. Qui ne saute pas n’est pas niçois… et un et deux et trois zéro… on né en finale, on né en finale…

Un constat valable il y a un demi-siècle. Les Etats occidentaux, URSS incluse, avaient comme ressort principal le complexe militaro-industriel. Depuis quelques décennies, le complexe médiatico-industriel est venu s’additionner comme un ressort dominant dans nos sociétés. L’armée était faite pour conquérir des territoires, depuis qu’elle existe, jusque vers les années 1970. Cette époque a pris fin. La conquête du 21ème siècle est celle d’un autre espace, sans frontières, l’espace médiatique, qui n’est pas géographique mais démultiplié dans les milliards d’écrans parsemés sur la planète. Cette conquête par les mots et surtout l’image n’est pas limitée aux seuls gouvernements, industriels et autres célébrités. N’importe qui, avec les réseaux sociaux et ses outils numériques, peut entrer dans cette grande conquête devenue universelle. Les médias centraux restent quand même les instruments les plus puissants pour mener ce combat. La différence entre un médias de masse comme TF1 ou Le Monde et une diffusion par réseau numérique comme avec un compte Facebook ou Twitter, est de même grandeur que la différence entre un char d’assaut et une arme de poing.

Accéder au moyen de diffusion pour maximiser l’occupation des écrans n’est qu’un moyen qui sert une autre fin, celle de produire une image publique, diffractée dans les consciences, qui obéisse à certaines caractéristiques. Il faut soigner son image, surtout si on est une personnalité publique dont la carrière repose sur cette image. Ce qui est le cas d’un journaliste de masse, d’une célébrité du monde culturel ou d’une personnalité politique. On soigne son image pour des raisons technique mais aussi morales et parfois, en dérivant vers cette perversion morale qu’est le narcissisme exacerbé et qui souvent, produit un dédoublement de l’individu qui se dédouble en personne charnelle, privée ou sociale, et une personne iconique, démultipliée et produite part la réception des images diffusée par les consciences face à l’écran. A mon sens, les gens attachent trop d’importance à cette succession d’images s’égrenant tel un défilé de mode conçu avec des ectoplasmes se déplaçant tels des hologrammes sans âme face à des spectateurs médusés.

Nous voilà donc dans un monde inédit où l’image concerne un individu ordinaire autant que les célébrités, les gouvernants et par voie de conséquence, les Etats avec leur chef. La France est bien placée pour être compétitive dans la guerre fluide des Etats-Narcisses. Elle a compris qu’il faut miser sur le cinéma autant que sur le sport. La grande culture ne fait plus tellement recette pour installer une notoriété d’un pays. Elle n’en reste pas moins présente, muséifiée, témoignage des Nations éternelles. Mais la Nation temporelle, elle joue sur l’immédiat, les médias, avec le sport devenu moyen privilégié pour grandir l’image d’une Nation. Inutile de développer ce point. On voit bien comment le Qatar est devenu un acteur important du sport, non pas grâce à ses sportifs mais avec les événements qu’elle organise et le Mondial au coût démesuré. Ce constat est valable pour tous les pays qui déploient force lobbying et brassage médiatique pour organiser des événements qui souvent, plombent les finances publiques. C’est le cas des JO de Sotchi, du Mondial au Brésil, mais aussi de l’euro en France avec l’Etat et les collectivités bien promptes à financer les grands stades.

Le chef de l’Etat français était il y a quelque décennies au-dessus de la mêlée, doté d’une aura prestigieuse avec une solennité dans l’expression. Nicolas Sarkozy et François Hollande sont dans l’ère des Etats-Narcisses, eux et leurs ministres. On s’en aperçoit à l’occasion de la réception des otages par le président. Ces événements participent à la formation de l’image d’un Etat-Narcisse. On voit se dessiner quelques excès relevant de l’hypocondrie existentielle, avec cette fois une peur de dégrader l’image. Mais plus on tente de corriger l’image, plus le théâtre en devient grotesque. Les journalistes deviennent des critiques gastronomiques. Ils décrètent qu’untel est imbuvable et que certains propos ou attitudes sont durs à avaler ; surtout une quenelle. L’époque est à la cuisine médiatique. Tous ces beaux et belles gens se pressant pour apparaître sur un plateau en compagnie d’un animateur coté. Ruquier, Drucker, Ardisson, Sébastien, Arthur, faites vos choix.

Au final, comme le pensait le soufi Sohravardî, il ne faut pas accorder une grande importance à ces espèces de fantômes iconiques qui hantent les médias en abaissant leurs contenus, ah, ces médias qui tombent au niveau du bas astral, là où naviguent les figures du monde imaginal. Seules ont de l’importance les Formes substantielles et les Idées (du divin Platon). Les unes animent les héros, les autres inspirent les artistes et les savants. On ne comprend pas pourquoi le narcissisme et le culte des superficialités a pris une telle importance. Cela est indigne de la nature humaine dirait un moraliste inspiré par Nietzsche ! Enfin si, on comprend et cette superficialité était déjà connue de Platon qui distinguait la toilette de la gymnastique, le souci des apparences et la profondeur de l’existence. Finalement, le narcissisme, c’est très animal comme posture chez l’homme.

L’Etat-Narcisse n’est pas étranger au genre humain. Il ne surprend guère. Tout au plus déçoit-il. Offrant le signe d’une société superficielle et dégradée qui se divertit, d’une démocratie dévoyée par le culte des images et l’image des incultes préférant s’en tenir à une impression médiatique plutôt qu’aller au front des idées.

Il y a matière à faire un livre sur ce thème.

 



8 réactions


  • Buddha Marcel. 15 janvier 2014 08:55

    finalement Bernard semble parler de la superficialité de l’époque, mais je crois qu’elle est une constante, je ne crois pas que le cerveau humain soit autre chose que superficiel depuis que la monnaie et les religions furent inventées......ça fait un bail....

    quand je me transforme en marchand ou en acheteur , ce qui est le cas de la planète entière sauf rare exceptions je deviens superficiel avec un seul objectif qui n’est souvent meme pas perçu....sécuriser demain à tout prix.........essayer d’ignorer que je vais mourir donc croire à l’idée de continuité, et trouver mon abris absolu au la vie ne viendra plus faire toc toc à la porte.......ce rêve n’arrive jamais et tourne à la démence...

    or même riche pour 10 000 vies , je sombre dans une démence de plus en plus mortifere, qui se finit souvent en suicide, en Alzheimer, comme chez les pauvres occidentaux....la caste au pouvoir qui peut tout achter n’a pas assez et n’aura jamais assez parce que elle comme nous avons pris le mauvais chemin, celui de la conquête de l’ exterieur, celui de l’illusion qui il y quelque chose a accomplir, a atteindre et que Je alors tout puissant se prends alors pour son propre dieu....ce qui est pratique avec les mots et concepts c’est qu’ils n’ont pas a être vrais, mais le prix à payer de ce « faux » est la démence.....et elle est collective, dénuée de tous sens...alors on souffre ,et que fait on ? la même chose encore et encore et encore..on essaye de nier, de fuir mentalement.....mais superficiellement

    un tel être ne saura jamais a propos de ce qui n’est pas conscient en lui même, et de tout ce qui en découle, on se croit géniaux ,mais derriere une telle affirmation il y a la tristesse absolue de cette non vie,avec des pseudos comiques encore plus glauque que le clown triste, mais le clown est toujours triste limite déprime en fait.......la vérité n’est pas ailleurs..et quand ce monde glauque rencontre Le comique forcement il veut alors l’éliminer...soyons tous tristes et soumis dit le maitre psychopathe.....soyez comme moi, haissez votre non vie.....


  • claude-michel claude-michel 15 janvier 2014 09:36

    « L’Etat-Narcisse »....ou l’image prend le pas sur les mots...La représentation de notre société infantile..L’humain devient machine..sans réaction le regard rivé sur la petite lucarne..il vide son cerveau lentement mais sûrement...métro-boulot-dodo...la fin de notre civilisation tout simplement.. !


  • chantecler chantecler 15 janvier 2014 12:13

    Narcisse ça rime avec saucisse .
    Mais pas avec fric .


  • julius 1ER 15 janvier 2014 12:51

     Avec Hugo, l’esprit des gens s’élève alors qu’avec Eusebio, il est juste question d’émotions esthétiques produites par un joueur de foot qui a placé la balle plus de 700 fois dans les buts au cours de sa carrière.

    @ Dugué
    je pense que pour l’ «  »affaire«  » Eusébio, on pouvait faire 2 lectures, au moins, la première qui vient à l’esprit, c’est bien sûr du pain et des jeux, le foot opium du peuple, etc.. c’est je pense la version la plus simple lorsqu’on connaît tous ces grands manipulateurs que sont les politiques, y compris au Portugal !
    mais à y regarder de plus près, il y a une autre vision qui est celle d’un homme qui est la renaissance d’un petit pays après 50 ans de dictature Salazar, de surcroit homme de couleur, important lorsque l’on voit partout renaître le racisme et l’extrème-droite, Alors personnellement je préfère voir plutôt un moment de cohésion nationale, une célébration du vivre ensemble et du chemin parcouru, plutôt qu’une ode à un simple footballeur, fût-il une star à son époque, en fait la vraie question est qu’en pensent les Portugais eux-même de cet épisode de leur histoire .

    • Bernard Dugué Bernard Dugué 15 janvier 2014 12:56

      Tout à fait, cette interprétation tient la route mais on sait ce qu’il en est de ces instants de cohésion en réalité factices. Vous vous rappelez le black blanc beur et le Mondial de 1998. Peut-être que les deux interprétations coexistent, la symbolique et le narcissisme et aussi un colmatage pour calmer les esprits en temps de crise. L’Etat-Narcisse serait-il à l’image d’un cancéreux qui se regarde dans la glace et se dit qu’il a de beaux restes


  • Francis, agnotologue JL 15 janvier 2014 14:11

    « À force de ne jamais réfléchir, on a un bonheur stupide. » Jean Cocteau

    Dans la société de consommation où les politiques de l’offre ont démontré leur nocivité, la liberté des citoyens s’apparente à celle du cochon devant son auge.


  • Philippe VERGNES 15 janvier 2014 14:29

    @ L’auteur

    Bonjour,

    Pour suivre vos articles avec intérêt je vous sais un fin observateur des méandres de notre société. J’aimerais toutefois attirer votre attention sur une confusion qui fait rage dans l’usage du concept de narcisse : en matière d’individu - tout comme semble-t-il pour celui les États - le narcissisme peut très bien indiquer un amour excessif de l’image de soi, ou, et cela est malheureusement bien moins connu, une absence d’amour de soi et même une « haine » de soi inconsciente qui sera refouler dans l’environnement ou l’entourage de la personne. D’un côté il y a excès et de l’autre manque d’amour de soi, même si chez l’un et l’autre il y a déficit d’image.

    Au niveau des États, cela revient à comparer les États-Unis et la France. D’une part une nation arrogante qui a réalisé son fantasme de toute-puissance et s’autorise toutes les transgressions même au détriment de ses alliés et d’autre part un pays qui cherche à s’affirmer dans le giron de son modèle mais dont le fantasme de toute-puissance lui est à jamais interdit car la place est prise...

    « Il y a matière à faire un livre sur ce thème. » smiley

    Il y en a déjà des dizaines si ce n’est plus, mais il est vrai qu’il ne touche qu’une partie du problème et qu’un énorme travail de synthèse mériterait d’être réalisé pour être appliqué au niveau des États-narcisses.


Réagir