mercredi 26 décembre 2018 - par Sylvain Rakotoarison

François de Closets, le curieux contre les privilèges

« Nous pouvons nous passer de journalistes, de médecins, de professeurs, de fonctionnaires, de cadres et d’ingénieurs, pas de créateurs d’entreprise. Aussi longtemps que la France misera sur l’économie de marché, elle devra tout faire pour favoriser les candidats à la fortune capitaliste. Et tant mieux s’ils ramassent de gros dividendes. Il faut que l’audace paie. » ("Toujours plus", Grasset, 1982).



Selon le sociologue Pierre Bitoun dans "Le Monde diplomatique" de mars 2002, cette « phrase d‘anthologie, mélange de stupidité et de cynisme » (citée plus haut) avait avant tout pour but de déranger, de provoquer, d’appeler à la réflexion.

Le journaliste et surtout essayiste François de Closets fête le jour de Noël, le 25 décembre 2018, son 85e anniversaire. C’est l’occasion d’évoquer cette personnalité des médias, très indépendante, aux yeux de passionné et à la voix très reconnaissable, qui fait encore quelques apparitions sur certaines chaînes de télévision.

François de Closets doit sa notoriété à sa présence très tôt à la télévision. D’une enfance assez modeste (famille nombreuse vivant surtout des allocations familiales) et diplômé de l’IEP de Paris, il a commencé sa carrière de journaliste en 1961.

Ne connaissant rien sur rien, il est devenu progressivement expert de tout sur tout. Très curieux de nature, il a la passion de comprendre même des disciplines pour lesquelles il n’était pas formé. En ce sens, il a conçu son métier de journaliste comme un passeur. Passeur de connaissances. Ainsi, après un passage à l’AFP, on lui proposa d’être journaliste scientifique alors qu’il ne connaissait rien à la science. Pendant toute sa carrière, il a collaboré en parallèle dans la presse écrite et à la télévision (à partir de 1965) : "Science et Avenir", "L’Express", "Le Nouvel Observateur", "L’Événement du Jeudi", etc.

Ses champs d’investigation et de transmission ont évolué de la science vers l’économie, les sujets de société, puis la santé. Comme tout journaliste de télévision, il est devenu très rapidement connu. Son émission économique sur TF1 avec Emmanuel de La Taille, titrée "L’Enjeu", diffusée de 1978 à 1988, a connu un très grand succès parce que c’était le premier grand magazine d’économie pour le grand public et qu’il y avait un grand besoin de s’informer sur ce sujet. Il a produit aussi l’émission "Médiations" en 1987, toujours sur TF1, consacrée aux sujets de société, puis, de 1992 à 2000, sur France 2, l’émission "Savoir plus santé" et enfin, de 2000 à 2006, "Grandes énigmes de la science" sur la même chaîne.

C’est à cause de mai 1968 qu’il a aussi agrémenté sa vie professionnelle de l’écriture de nombreux livres (vingt-cinq à ce jour). Limogé de la télévision, il s’est tourné donc vers lui-même pour rédiger ses premiers livres qui ont pour sujet la conquête spatiale (trente-cinq ans plus tard, en 2004, il a publié aussi une biographie du physicien Albert Einstein : "Ne dites pas à Dieu ce qu’il doit faire" au Seuil). Sa disgrâce médiatique ne dura cependant pas très longtemps grâce à Pierre Desgraupes qui l’a rappelé en 1970. Cela ne l’empêcha pas de poursuivre son travail d’écriture. Sa fille Sophie de Closets, normalienne et agrégée d’histoire, est d’ailleurs, depuis le 1er janvier 2014, la présidente-directrice générale de sa maison d’édition, Fayard.

Infatigable travailleur, il rencontra son premier succès éditorial (200 000 exemplaires vendus) avec "Le Bonheur en plus" (éd. Denoël), publié en 1974, après le premier choc pétrolier et donc, à la fin des Trente Glorieuses. Il y a exprimé ses doutes sur le progrès technique. Appréciant beaucoup la prospective (de quoi sera fait demain ?), il a pronostiqué la fin des vols habités sur la Lune dès 1969 et pour la saison 1977-1978, il collabora sur l’antenne de France Inter avec son émission "Les Scénarios du futur", basée sur des nouvelles d’anticipation qu’il a rassemblées dans deux livres par la suite.

Son deuxième succès éditorial n’était plus un succès mais un triomphe : plus d’un million et demi d’exemplaires ont été vendus de son fameux "Toujours plus" qui est sorti en mai 1982 chez Grasset. Il faut se rappeler que c’était le premier anniversaire de l’élection de François Mitterrand. Ce livre fut un véritable phénomène de société, d’ailleurs pas immédiatement perceptible par les (autres) journalistes. La presse et les médias en général ont peu parlé de ce livre quand il est sorti mais les ventes ont tellement progressé à la fin de l’été 1982 que ce succès est devenu lui-même un événement marquant.

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De quoi s’agissait-il ? François de Closets a pointé du doigt tous les privilèges qui existaient dans la société française. Et loin de parler seulement d’une certaine classe de nantis, d’une élite bourgeoise, il a aussi braqué son étude sur des professions parfois modestes mais néanmoins privilégiée. Du coup, tout le monde en a pris pour son grade. À travers cet exposé, l’essayiste dénonçait tous les corporatismes. Plus un groupe de pression a une capacité de nuire, plus il peut s’octroyer des avantages.



Évidemment, avec plus de trente-cinq ans de recul, on peut imaginer qu’il n’y a pas eu beaucoup de changement. La grève des cheminots de la SNCF pourrait en être un dernier avatar. Et l’on pourrait presque dire que la crise des gilets jaunes est justement une révolte contre ces privilèges et les inégalités qu’ils engendrent. Toujours est-il que son livre a marqué la société française du début des années 1980.

Politiquement, on aurait pu croire qu’il avait ses préférences à droite avec l’économie de marché, mais le succès éditorial a fait curieusement opérer des mouvements de récupération du livre à gauche, et en premier lieu, par François Mitterrand lui-même qui a parlé en octobre 1982 d’un "ouvrage salutaire" !

François de Closets, qui n’a jamais exprimé de préférences politiques (à ma connaissance), voulait la réussite du gouvernement socialo-communiste comme la réussite du précédent gouvernement, parce qu’il voulait la réussite de la France. En disant cela, il ne se mouillait pas beaucoup mais il avait raison de garder son indépendance politique. En quelques sortes, il pourrait être aujourd’hui considéré comme un porte-parole avant l’heure des gilets jaunes, sans attache politique et avec cependant des messages politiques ou économiques très forts.

Ce n’est que huit mois après la sortie de ce livre que son ancienne patronne, Françoise Giroud, lui a consacré sa chronique littéraire dans le "Paris-Match" n°1755 du 14 janvier 1983 : « François de Closets cherche à comprendre. C’est sa marotte, comprendre. Ensuite, il explique, c’est son métier. ». Elle expliquait son passage au vedettariat : « Avec son cortège de courriers, de sollicitations, de malentendus, d’hyperboles aussi. Rude épreuve où plus d’un s’est détérioré, aucun organe n’étant plus prédisposé à l’enflure que la tête. Mais je l’observe, assis chez moi, un dimanche : il ne donne pour l’heure aucun signe de dilatation du moi. Il sait qu’il est bon dans ce qu’il fait, il ne va pas minauder. Mais il sait aussi que, à ce degré de succès, ce n’est pas la qualité d’un livre qui est en cause, c’est son adéquation à une demande inconsciente du public. ». Du "voyeurisme social", a-t-il diagnostiqué !

Françoise Giroud l’a bien cerné en parlant de son indépendance d’esprit : « Dans la jungle de la société, il chasse et survit seul, n’appartient à aucun clan. Ces derniers temps, on le considère comme s’il avait gagné au loto et, pour un peu, on lui demanderait son truc. Travaillez, prenez de la peine, ce sont les lecteurs qui manquent le moins. Certes, s’il suffisait de travailler pour avoir la capacité et l’intuition d’écrire "Toujours plus" au juste moment (…), cela se saurait. Mais si l’on pouvait y parvenir sans travailler, cela se saurait aussi. (…) Le difficile, et le rare, c’est de penser librement. ».

Selon les mots de Françoise Giroud, "Toujours plus" est une « analyse (…) de notre système social, juxtaposition de corporatismes, réseau de privilèges qui ne rétribuent ni une capacité, ni une productivité, ni une utilité particulières, mais la puissance de groupes de pression ».

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Après "Toujours plus", François de Closets a poursuivi son étude dans les tréfonds de la société française avec d’autres livres qui ont aussi reçu un bon accueil du grand public, en particulier : "Tous Ensemble. Pour en finir avec la syndicratie" (éd. Seuil), sorti en 1985, où il a dénoncé le monopole des syndicats dans le système social, "La Grande Manip" (éd. Seuil), sorti en 1990, pamphlet contre la classe politique, "Tant et Plus" (éd. Grasset/Le Seul), sorti en 1992, où il a fustigé le gaspillage de l’argent des contribuables, "L’imposture informatique" (chez Fayard), sorti en 2000, où il a critiqué la situation de monopole de Microsoft, "Le Divorce français" (éd. Fayard), sorti en 2008, où il a décrit le fossé grandissant entre les élites et le peuple.

En 2006, François de Closets a sorti chez Fayard/Plon un nouveau best-seller, "Plus Encore !" qui est une suite de "Toujours Plus !" sous-titré : "Comment se gaspille notre argent", et qui a été vendu à plus de 150 000 exemplaires. Ambiance : « Désormais, l’argent du contribuable est engagé sur les objectifs les plus variés. Qu’il s’agisse de favoriser le tourisme ou de protéger le patrimoine, de créer des emplois ou d’éviter des licenciements, d’insérer les immigrés ou de soutenir la création théâtrale, il est toujours légitime d’ouvrir une ligne budgétaire, de dégager un crédit. Cet étatisme envahissant a fini par provoquer une prévisible réaction. La dépense publique, après avoir été célébrée, se trouve vouée aux gémonies, superbe controverse doctrinale entre socialistes et libéraux. ».

Je termine par un extrait de son dernier livre "Ils ont écrit ton nom, liberté" (éd. Fayard), sorti en 2016, où il a rappelé une évidence qui n’est pourtant pas assez énoncée, à propos de la société grecque de l’époque antique, trop souvent idéalisée pour son système démocratique : « Cette société qui laissait le champ libre à l’esprit était-elle autant exemplaire par rapport à nos critères ? À l’époque, certainement ; avec deux millénaires de recul, certainement pas. Car la liberté ne concerne guère que quarante mille citoyens pour une population athénienne qui devait compter deux cent mille personnes. À côté, ou, plutôt, en dessous des citoyens grouillent des individus sans droits, esclaves ou métèques, c’est-à-dire des étrangers vivants à Athènes. Ne citons que pour mémoire les femmes qui n’avaient, cela va de soi, pas droit à la citoyenneté. Qui donc, à cette époque, se souciait de la condition féminine ? ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (21 décembre 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Françoise Giroud.
François de Closets.
Pierre Desgraupes.
Sibyle Veil.
René Rémond.
Philippe Gildas.
Pierre Bellemare.
Jacques Antoine.
Bernard Pivot.
Michel Polac.
Alain Decaux.

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4 réactions


  • Christian Labrune Christian Labrune 26 décembre 2018 12:35

    "Nous pouvons nous passer de journalistes, de médecins, de professeurs, de fonctionnaires, de cadres et d’ingénieurs, pas de créateurs d’entreprise.

    « 

     »cette « phrase d‘anthologie, mélange de stupidité et de cynisme » (citée plus haut) avait avant tout pour but de déranger, de provoquer, d’appeler à la réflexion.« 

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    J’ai surtout pensé, en lisant le début du jugement porté sur cette monumentale ânerie (mieux vaut rire de »l’appel à la réflexion" !), qu’elle était bien alors dans l’air du temps, lequel devait conduire, dès le milieu des années 80, à la seule entreprise incontestablement réussie d’un gouvernement socialiste : la destruction radicale du système d’instruction publique français qui fonctionnait encore très bien et ne demandait qu’à être amélioré. J’en obtiens plus bas la confirmation lorsqu’il est fait allusion à l’homme à la francisque des nouvelles années noires :

    "le succès éditorial a fait curieusement opérer des mouvements de récupération du livre à gauche, et en premier lieu, par François Mitterrand lui-même qui a parlé en octobre 1982 d’un « ouvrage salutaire »

    Le pyromane dont il est ici question peut bien, après cela jouer les vertueux pompiers, et s’étonner qu’une partie du peuple français se trouve réduite à la condition d’hilote ! Dès lors que l’Entreprise est devenue un Dieu, dès lors qu’on en a fait une sorte de Moloch à dévorer les générations nouvelles, il ne ne faut pas s’étonner que nos banlieues désintégrées soient perdues pour la République et que la France périphérique, inculte et confuse, ne sache plus désormais, avec les gilets jaunes, à quel saint se vouer et vire au fascisme dans ses dernières manifestations.

    Ce bonhomme est la parfaite incarnation d’une Bêtise française qui occupe désormais le haut du pavé et dont l’avènement d’un Macron devait marquer, pour notre malheur, la sinistre apothéose.


  • vesjem vesjem 26 décembre 2018 15:31

    jamais vu un enfonceur de portes ouvertes aussi efficace que ce fanch


  • microf 28 décembre 2018 11:08

    Ce qui me plut en lui á cette époque oú je vivais encore en France avant de la quitter quelques mois après, car dévinant ce qui allait arriver et qui arrive aujourd´hui, c´est qu´il dénoncait déjá á l´époque les inégalités que subissent tant de francais ( « Toujours plus » de la caste d´oligarches et d´aparachicks francais ).


  • biquet biquet 28 décembre 2018 11:32

    Les modérateurs ont une nouvelle fois refusé mon article, je me fais un plaisir de le publier dans tous les articles.

    Agoravox est-elle devenue la Pravda soviétique ?

    Tous les articles que je propose sont systématiquement refusés, cela depuis 1 an environ. Agoravox est le seul média citoyen en France. La Presse citoyenne ne fait jamais la Une de l’actualité, la Presse mainstream étant en France détenue par des grands groupes financiers, elle voit d’un mauvais œil ces gueux qui s’expriment.

    Texte

    Agoravox est-elle plus libre pour autant ? Assurément non. En ce moment, presque tous les articles tournent autour de ces pauvres gilets jaunes qui sont obligés de prendre leur voiture pour aller au boulot, car celui-ci est à plus de 20 km et il n’y a aucun transport en commun. Mais il y a aussi une autre statistique, jamais mentionnée dans les articles d’Agoravox, c’est que 58 % des français choisissent de prendre leur voiture pour faire des trajets de moins d’un kilomètre. Le titre de mon dernier article était : taxe carbonne, l’urgence absolue. Je suis persuadé que les gilets jaunes font parti des 42 % qui ne prennent pas leur voiture pour un trajet inférieur à 1 km, et qu’une taxe carbonne pourrait pénaliser ceux qui font un usage immodéré de leur bagnole. Une partie de l’argent récolté pourrait servir alors à aider ceux qui sont obligés de faire 20 bornes pour aller au boulot avec leur voiture. Sont-ils si nombreux ? Représentent-ils 58 % de la population laborieuse ? Les agriculteurs qui, pour beaucoup gagnent moins de 300 euros par mois, ne font pas 20 km pour aller au travail.

    Si cet article n’est pas publié, c’est promis, je ne soumettrai jamais plus d’article sur AV. S’il est publié, un débat (et non un monologue) pourra s’engager.


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