L’affaire Kerviel et l’opinion publique
Je ne reprends pas ici toutes les informations qui ont déjà été données sur cette affaire Kerviel/Société générale, mais il me paraît intéressant de mettre en relief ce sentiment de l’opinion publique qui va à l’encontre du déferlement médiatique qui désignait sans contestation possible un coupable. Oui, rapidement, après que la Société générale a annoncé jeudi 31 janvier 2008 dans un communiqué qu’elle avait découvert "une fraude interne d’une ampleur considérable, commise par un collaborateur de sa division de banque de financement et d’investissement", on s’est demandé sur tous les espaces du web : qui est cet homme qui a fait sauter la banque ? C’est aussi des médias qui ont été accusés rapidement de proférer des énormités parce qu’ils ne connaissent rien aux salles de marchés et à la finance...
Rapidement la machine à manipuler s’est mise en route. On a expliqué aux Françaises et aux Français comment le trader avait procédé... Toujours des explications difficiles à comprendre, si on n’a pas fait des études financières... Bref on vous a dit qu’il a fait perdre au moins 5 milliards à sa banque... qu’il a contourné les contrôles... qu’il est bien le seul responsable ! Les grands journaux télévisés de ces jours passés ont redécouvert l’économie ! C’est pourtant pas télévisuel pour des Français qui ont du mal à acheter quelques petites actions et à suivre leurs évolutions !
On n’avait jamais vu ça : les grandes chaînes de télévision ont découvert ces derniers jours l’économie et ont consacré de longues minutes de leur JT à ce qu’il est convenu d’appeler « L’affaire Société générale ». On veut parler, bien sûr, de cette annonce ahurissante d’une perte de 5 milliards d’euros qui serait liée à une fraude organisée par un trader solitaire qui aurait investi la bagatelle de 50 milliards d’euros en quelques mois sur les principales places boursières européennes sans que personne ne s’en rende compte ! Mais les patrons de chaînes avaient mieux que des courbes financières... un visage à montrer ! Quoi de plus télévisuel ?
Alors, on a diffusé un entretien avec le PDG de la Société générale... « Ce trader - a-t-il expliqué - cet « escroc », ce « fraudeur », ce « terroriste » (en l’entendant on commençait à penser à Al Qaïda...), et puis il avait dit (sans avoir l’air...) « on ne sait pas où il est ? » (déjà on pensait à la fuite...). Un vrai roman médiatique en préparation ! Bien vite, on en a su davantage : qui il était... où il habitait, etc. Dans un premier temps, un journal a même publié des appréciations élogieuses sur ce trader, puis ce journal l’a présenté comme un « introverti aux tendances suicidaires » et « lèche-bottes avec sa hiérarchie » ! Beaucoup de médias ont souligné que son diplôme était un Master en finance obtenu dans une université lyonnaise et qu’il n’était donc « pas un génie » (dans un milieu où on partage les principales fonctions à responsabilités entre mathématiciens, polytechniciens et accessoirement énarques !). Certains l’ont trouvé « médiocre »... et puis ils insistaient sur le fait qu’il avait démarré sa carrière à la Société générale au « back office »...
Selon un autre organisme de sondages, TNS Sofres, la mesure « du bruit médiatique » (UBM) vient de donner comme résultat 2 550 unités. Cela veut dire que la totalité de la population française a été confrontée au moins cinq fois à l’affaire de Jérôme Kerviel et de la Société générale dans les grands médias français en une semaine. C’est énorme ! (Cette mesure ne tient pas compte de la presse internationale et d’internet).
Pourtant, dans les milieux boursiers, quelques voix ont commencé à s’élever pour critiquer la fable racontée par la Société générale... Et de s’interroger sur la crédibilité d’une affirmation qui veut qu’un petit médiocre ait pu jouer 50 milliards d’euros sans que personne ne s’en rende compte ? Les spécialistes des grandes banques seraient-ils (eux aussi) des médiocres ?
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais, depuis trois ou quatre jours, la Société générale a fait taire rapidement les supérieurs hiérarchiques de Jérôme Kerviel en attendant que la justice fasse son travail.
Donc, depuis peu, on a sondé les Français sur l’affaire ! Et, là, surprise... malgré tout le travail fait par les médias... alors qu’on s’attendait à une condamnation sans faille avant même que les juges ne se prononcent, l’opinion publique exprime un avis différent et loin d’accabler Jérôme Kerviel, elle estime qu’il y a au moins d’autres responsables. Au point que les journalistes qui ont rendu compte de ce sondage ont souvent titré « les Français exonèrent Jérôme Kerviel ».
Voici donc « un sondage qui exonère le trader Jérôme Kerviel ».
Ce sondage réalisé par OpinionWay (étude réalisée auprès de 940 individus les 30 et 31 janvier 2008) pour Le Figaro et LCI, et publié dans le quotidien vendredi dernier, montre que de nombreux Français exonèrent Jérôme Kerviel, mais considèrent que le PDG de la Société générale, Daniel Bouton, est responsable de la crise qui frappe sa banque.
Ils ne sont que 13 % à juger que Jérôme Kerviel est le premier coupable.
Ils sont 27 % à penser que l’Autorité des marchés financiers (AMF) est la première à incriminer.
Et surtout, ils sont 50 % à estimer que la Direction de la banque est le principal responsable du scandale de la Société générale.
Concernant la prise de position de Nicolas Sarkozy, leur opinion est la suivante :
- 65 % des sondés considèrent que « Nicolas Sarkozy a eu raison de souligner que le PDG de la Société générale, Daniel Bouton, devrait affronter ses responsabilités » ;
- 33 % estiment qu’il a eu tort.
Concernant le PDG de la Société générale :
- 50 % des personnes consultées considèrent que Daniel Bouton devrait démissionner ;
- 30 % jugeant que ce n’est nécessaire. Les électeurs de Nicolas Sarkozy sont plus sévères que ceux de Ségolène Royal.
Sur la crise économique :
- 63 % des Français ne croient pas que le gouvernement soit en mesure de protéger la France de la crise économique ;
- 30 % pensent - eux - le contraire.
Alors, bien sûr, ce n’est pas à « l’opinion publique » de juger, mais à la justice de le faire... Jusqu’où pourra-t-elle aller ? Y aura-t-il d’autres condamnés ? Jérôme Kerviel sera-t-il sacrifié ? Sans vouloir exagérer, espérons que ce ne sera pas l’affaire Dreyfus des banques ! J’en entends déjà qui crient au sacrilège ! Quoi qu’il en soit, l’opinion publique sent bien qu’on a peut-être trouvé un coupable trop facile... Même s’il a commis une faute et qu’il doit être condamné pour cela, il reste probablement d’autres fautes qui ne peuvent pas être effacées rapidement. Espérons qu’il va se passer autre chose dans le fonctionnement des banques et plus spécialement de la Société générale.
Peut-être que la justice nous en apprendra plus...
En attendant, les médias vont se calmer et on va passer à autre chose. A moins qu’on sorte bientôt un prochain film sur l’histoire de l’homme qui valait 5 milliards ?
L’opinion publique veille... parfois cela a du bon...
( Bien que cela n’ait rien à voir avec ce sondage, mais puisqu’on attend la suite, précisons que le sort de Jérôme Kerviel et la décision judiciaire de le laisser en liberté sous contrôle judiciaire, seront réexaminés le 8 février 2008. De son côté, le parquet a fait appel. Il avait requis son placement en détention, « en raison d’un risque de pression sur la justice, de concertation frauduleuse et de fuite possible à l’étranger ».
Le procureur, Jean-Claude Marin, avait notamment évoqué la nécessité de « protéger » Jérôme Kerviel compte tenu de la « pression considérable (...) médiatique et professionnelle » s’exerçant sur lui.
Il y a aussi les salariés actionnaires de la banque et des petits actionnaires qui ont déposé des plaintes (pour manipulation de cours et délit d’initié).