mardi 7 mars 2006 - par Jean-François Diana

L’esprit d’Équipe

Les hasards (de l’actualité) provoquent bien des choses, comme dirait la chanson. D’un côté, Jean-Jacques Eydelie, ex-footballeur flambeur et bouc émissaire d’un système auquel il n’entendait rien, et d’un autre, Denis Robert, toujours journaliste malgré lui, et acteur d’une réalité qu’il écrit à longueur de livres et de films. Le premier, pour avoir oublié son métier et fricoté avec Robert... Christophe (à l’époque, footballeur à Valenciennes), est passé par la case prison sans toucher la prime. Le second risque un bail dans un 9 m2 pour s’être rappelé que son métier était de rendre visible et de raconter la complexité d’un système organisé par la finance.

Depuis son coming out médiatique, Eydelie est fui par ses anciens employeurs et attaqué juridiquement par quelques-uns de ses illustres coéquipiers tombés dans l’amnésie des moments partagés : oubliés, les années de formation, les fêtes d’après match, les promesses à la vie à la mort sur le pont des bateaux, les châteaux en Espagne. Aujourd’hui, et après plus de dix ans de descente aux enfers, il décide de sortir de sa boîte de Pandore en carton. Il livre un témoignage rédigé à deux mains (Je ne joue plus, Éd. L’Archipel).

À la lecture des bonnes feuilles dans la presse, les belles images ressurgissent, se souillent et provoquent le malaise. Troublant, de voir ces vedettes, coupe de vainqueur à la main, poser pour la mémoire collective ; stupéfiant de suivre à contre-courant la voie qui mena certains champions jusqu’au toit du monde. La plupart des confrères de Denis Robert ne lui sont reconnaissants en rien : ses méthodes de briseur d’icônes ne plaisent pas. La libre parole ne semble pas enseignée dans les grandes écoles. Il joue tellement solo que ses enquêtes sont rarement relayées par les médias. Les journaux de référence l’ignorent superbement quand le public le plébiscite. Il froisse son monde, surtout ses anciens compagnons de Libération, du Monde et d’ailleurs. En quête d’un peu d’humanité, Jean-Jacques Eydelie se bat aussi pour recouvrir un passé glorieux, à vrai dire, un bref instant de 1993 (la victoire en finale de la Champion’s League contre le grand Milan de Berlusconi). Tel un ancien boxeur qui part au combat de trop sans s’y préparer, il protège sa tête et livre son foie au premier coup bien placé. Comme dans les tragédies, il tombera. Plus dure sera la chute. On l’imagine sans peine dans un avenir proche, raconter, sur le zinc, ses exploits des neiges d’antan à qui veut bien l’écouter. On espère secrètement qu’il s’en sortira avec un peu d’honneur. Denis Robert lutte au présent et se pose des questions sur l’avenir du monde : en quelle domination se trouvera-t-il pour s’inspirer de son dernier ouvrage (La domination du monde, éd. Julliard) ? Saluons l’initiative du collectif qui travaille pour le vote d’une loi en faveur d’un accès libre à l’information en France.

Sur leur site (http://www.liberte-dinformer.info), ce groupe de parlementaires, de journalistes, d’éditeurs et d’acteurs sociaux retrace le parcours qui a amené Denis Robert à être inculpé par la justice luxembourgeoise pour injures et calomnies. Le soutien est d’abord de principe. Il est surtout sans faille et vaut bien une mobilisation qui commence à prendre forme. Et c’est une bonne nouvelle. Alors, comparer ces deux affaires peut sembler curieux, cependant elles se rejoignent en un point sensible : la lutte sans filet d’un homme, isolé par le courage de ses opinions, et que ses pairs ne jugent pas assez digne de s’exprimer dans un espace public bourgeois. Sans doute le réel est-il rendu trop brut et inquiétant : que penser des icônes fortunées du football, après les propos du pauvre Eydelie ? Que vaut la pratique quotidienne et sans engagement du journalisme à Paris comme en région ? Dans quel but ? Depuis le XVIIIe siècle et le fameux principe de publicité (Öffentlichkeit) qui fonda l’espace public, le secret, destiné à être révélé au nom de la transparence dans une démocratie naissante, est sans doute, et encore aujourd’hui, enfoui au nom du contrôle du pouvoir. « On ne gouverne pas sans laconisme », écrivait Saint-Just. Et quiconque oubliera cette vérité, verra voler menaces et papiers bleus autour de lui. Faut-il la fermer pour autant ? Non ! Mais ce qui paraît encore plus troublant pour le futur - n’ayons pas peur des mots - d’une société moderne est la violence symbolique exercée sur des individus bannis par leur propre communauté professionnelle. Que ce soit en sport de haut niveau ou en journalisme, l’ordinaire n’existe pas. Et le minimum est d’éprouver l’expérience limite de la limite.

L’exercice est difficile et incompréhensible pour ceux qui sont en dehors du ring of fire, comme le chante Johnny Cash, mais il est essentiel pour faire du simple témoin un acteur de la vérité. L’un dans l’autre, les histoires d’argent - enterré et généralement sale - finissent par fâcher les familles les plus unies dans l’apparence. On notera que l’opinion publique ne discute pas les mouvements spontanés de solidarité sportive pour les victimes anonymes du Tsunami et d’un crash aérien, mais se dispute quand un ancien footballeur est accusé par ses anciens camarades de « cracher dans la soupe ». L’opinion publique vit avec toute la maison médiatique, le calvaire de journalistes pris en otage, mais se divise à propos d’un d’entre eux qui écrit que « le roi est nu ». Les croyances ne se discutent pas, dit le Fernand des Tontons flingueurs, mais la réalité a tout intérêt à se laisser révéler.

À l’heure où une chape de plomb commence à fondre sur le paysage médiatique français, à l’image de ce qui se produit désormais en Italie (voir Viva Zapatero réalisé par Sabina Guzzanti), la liberté d’information devient l’étendard symbolique de la pratique journalistique, aussi indispensable qu’impossible à défendre. Encore faut-il que celui-ci soit un combat vital et une réelle préoccupation ! Rappelons-nous que certains sont morts pour des idées, des mots, des images. L’épisode des caricatures de France Soir et de Charlie Hebdo, et les débats qu’il génère sont en soi éloquents sur la puissance actuelle du visuel. On proteste à juste titre, et on condamne, avec Le Monde du 3 février, l’émergence d’une « police de l’opinion ». Alors, pourquoi la communauté ne réagit pas sainement quand un de ses membres, quel qu’il soit, est mis en examen pour avoir pris le risque d’informer sans servir leur soupe aux puissants ? N’est-ce pas inquiétant de constater ce recul des libertés individuelles ? Le public est définitivement apte à faire la part des choses et à se forger un esprit critique. Les journalistes, et plus particulièrement les patrons de presse, oublient souvent que les idiots culturels n’existent pas (la formule est de Michel de Certeau). Denis Robert en est persuadé. Même si son approche n’est pas conventionnelle, il a compris, comme d’autres de ses courageux confrères, que le réel n’est pas à l’origine d’un article, il en est plutôt la récompense. Ce réel, à quelques mois des élections présidentielles, n’apparaîtra qu’à une condition : la libération sans concession de la parole. Alors, n’attendez pas que d’autres fassent ce travail à votre place. Quelques journalistes luttent contre la force d’inertie. Prolongeons leur travail, mettons-nous en mouvement et exprimons-nous...Sans tarder !




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