Nous entamons une série de trois articles qui traiteront de la principale qualité dont on crédite, encore aujourd’hui, la photographie et par extension la télévision : l’établissement d’une preuve et donc l’énoncé de vérité. Le micro-trottoir en est la plus perverse des manifestations.
D’abord,
ne pas croire que l’image soit l’accessoire de ce qu’on pourrait
prendre pour un exercice oral. Comme l’explique un journaliste de la
télévision canadienne :
«
Plus personne aujourd’hui n’a peur de se faire interviewer "à la radio"
... les gens ont apprivoisé le son/micro notamment via le téléphone et le
son/radio via les tribunes téléphoniques... Ajouter une caméra (pour la
télévision) au micro-trottoir et plus personne pour oser affronter la
situation. Les gens ont encore peur de l’image comme certains de nos ancêtres, jadis, avaient peur de se faire "voler leur âme". C’est
dire quel mythe entoure encore aujourd’hui la prise d’images (vision) à
distance (télé) ... ! ». Il y a de bonnes raisons de penser que l’image
renforce l’argument lexical. Un discours oral reste anonyme tant qu’un
visage n’y est pas associé (visage tout aussi anonyme mais qui donne
l’illusion de proximité et de réalisme). Certaines chaînes inscrivent
même maintenant, en sous-titre, le nom des inconnus interviewés par
leurs journaux télévisés.
Ensuite, comme le dit Daniel Schneidermann : « On tend le micro au
peuple, avant de sélectionner soigneusement ses réponses en fonction de
ce que l’on pense qu’il devrait penser ». C’est-à-dire que sous couvert
d’image vérité, on fait passer une opinion choisie (avec l’image c’est
bien plus convaincant) pour l’opinion dominante et ce faisant on
parvient à moduler la pensée de toute une société qui n’y prend pas
garde. Comme le rappelle Pierre Bourdieu : « Première leçon de tout
enseignement sur les médias : le montage peut faire dire n’importe quoi
à des images. »
En s’interrogeant sur le bien-fondé de ces interviews, on est souvent
frappé par le caractère médiocre et identique des réponses. Ne pas
oublier que, le plus souvent, on ne connaît pas les questions posées et
comme le remarque une enquête de
Sociologie des Médias : « Souvent, la précision et le manque d’intérêt des questions conduisent à des réponses peu approfondies. »
Prenant
l’exemple d’une inondation, et sans connaître les questions, on est
accablé de n’entendre que des « c’est la première fois que je vois ça
», ou encore de suivre l’interviewé qui montre (justification de
l’image) le niveau des crues passées.

Des
automobilistes coincés dans un embouteillage (départs en vacances,
intempéries), la vitre ouverte (en plein hiver cela surprend toujours,
mais on doit les entendre) : « il faut être patients, qu’est-ce qu’on
peut y faire... ». Ces pauvres mots pourraient résumer la teneur de tous
ces reportages en de telles circonstances. Posons toutefois le problème
à l’envers : en écoutant les réponses, devinons quelle est la question
posée à ces pauvres automobilistes dépités. Imaginons la scène : un
animateur, 100m en amont, qui demande l’accord de l’automobiliste, lui
glisse quelques mots, lui demande de baisser la vitre. Maintenant, je
vous laisse le soin d’imaginer la question intelligente et originale
qu’il peut formuler, juste avant que l’interviewé n’entre dans le champ
de la caméra. « Cette habitude de toujours tirer le débat vers le bas...
cette attitude relève d’une conception totalement méprisante d’un
"téléspectateur moyen" abruti et borné, incapable de réfléchir et qui
ne peut suivre qu’un débat prémâché ne décollant que rarement du ras du
sol. »
Sociologie des Médias.
La revue Tocsin souligne :« De
fait, ces reportages sont trop souvent présentés comme des
photographies de l’opinion publique. Ils n’en sont pourtant qu’une
illustration plus ou moins honnête. Leur valeur informative est quasi
nulle. »
Il y a donc lieu de se poser la question des responsabilités de ce
qu’on peut appeler la dérive de l’information axée sur cette habitude
médiatique. Pourquoi les responsables des chaînes insistent-ils avec
ces pratiques ? La première réponse qui s’impose : pour fournir un
justificatif de ce que pense le journaliste qui utilise l’argument de
l’opinion (c’est-à-dire faire croire que trois personnes, pas même
prises au hasard, représentent une large collectivité dotée d’un avis
unitaire sur la question). La seconde qu’on peut envisager est encore
plus malsaine puisqu’elle renvoie le spectateur sur sa propre image en
lui montrant, par un choix qui se veut aléatoire, donc représentatif,
que cette opinion majoritaire est la sienne : il vient de l’exprimer
par la bouche de ces témoins, anonymes, mais qui existent cependant,
comme l’image nous en donne confirmation. Le micro-trottoir, ce serait
ainsi une définition possible de la démagogie.
Illustrations : Micro-trottoir en Roumanie et à Genève (Suisse)