La politique du fait divers
Potins et chiens écrasés se partagent les projecteurs de l’information de masse. Elle est partout, cette « info » traitée à la sauce sensationnaliste pour produire de l’audience et des émotions. Dur d’en décrocher puisqu’elle vous traque. On a beau éteindre sa télé ou comme moi la reléguer à la cave, il reste l’ordinateur : Google Actus et ses improbables colonnes où cascadent des titres tapageurs. Vous feignez de les ignorer, ouvrez votre boite mail, et ça recommence. Une petite promenade en ville et hop, quand vous ne vous heurtez pas aux devantures anxiogènes des kiosques, on vous harcèle de pseudo-journaux gratuits. Gros titres étalés façon slogans publicitaires. Vous vous souvenez du générique méchamment flippant d’Envoyé Spécial, avec douze références au 11 Septembre à la seconde ? eh ben c’est comme ça toute la journée. L’information est partout, elle hurle, elle fait peur, et c’est bien le but.
Il sent bon, il sent bon mon chien écrasé !
Les chiens écrasés envahissent les boulevards : l’info la plus abstraite est traitée sur le mode du fait divers, tandis que le fait divers en soi est systématiquement catapulté en une. (On préfèrera parler du zizi de DSK que de ses inclinations ultra-libérales.) L’info se voit ainsi nivelée par le bas. Il y a même des dizaines de journaux spécialisés dans les chiens écrasés, qui ne parlent que de ça. D’un côté, une presse dite sérieuse qui se vautre dans un traitement sensationnaliste de l’info, de l’autre une presse kitsch qui assume sa vulgarité. Les deux se confondent, on finit par ne plus pouvoir les distinguer :
Il s’agit moins d’instruire le lecteur / auditeur / téléspectateur que de le réduire au statut de voyeur, de susciter en lui des émotions plus que de la raison. A quelles fins ? La connivence des milieux médiatiques et politiques telle que montrée, par exemple, avec une lumineuse précision dans le documentaire Les nouveaux chiens de garde laisse à penser que la manipulation de l’information sert de complexes intérêts politiciens. Il n’y a pas que les opinions qui font voter : les sentiments d’empathie, de peur ou de haine peuvent très bien conduire un individu dans l’isoloir. On se souviendra ainsi qu’avant le fameux – et tristement prévisible – 21 avril 2002, les faits divers visant à instaurer un sentiment d’insécurité général ont extraordinairement accaparé les médias : TF1, France 2 et France 3 ont traité 158 fois d’insécurité en septembre 2001, contre 66 fois en septembre 2002. Comme si la délinquance avait chuté de près de 60% en un an… Une véritable politique de la peur, orchestrée main dans la main par les pouvoirs en place et leurs adjuvants médiacrates.
Il y a toujours une excellente raison d'avoir peur !
J’apprends qu’un train de banlieue a été attaqué par des voleurs l’autre soir. Quelques heures plus tard, je reçois ce SMS signé Maman : « Mon dieu tout ce qu’il se passe maintenant, j’ai peur pour vous. » Ah la peur par procuration… J’ai beau expliquer à Maman que le lieu de l’attaque se trouve à une heure de transport de chez moi, qu’il faut considérer le nombre de plaintes déposées (6 à ce jour) par rapport au nombre d’usagers du RER par an (450 millions de voyageurs environ), rien n’y fait, l’affaire est grave, les jours sont sombres. C’est que le fait divers, en soi et dans son traitement systématique, invite à généraliser : ainsi, un crash d’avion fortement médiatisé alimentera la peur de l’avion, quand bien même il n’y a pas plus d’avions qui s’écrasent aujourd’hui qu’hier…
Dans le cas de ce train de banlieue, il y a le mot « banlieue ». Toujours plus vendeur que « blanchiment d’argent », « fraude fiscale » ou « banque ». Or donc, qui dit « banlieue » dit « immigration ». Et, pour certains lecteurs de certains journaux en ligne, les réactions ne se font pas attendre : les trolls d’extrême-droite appellent ainsi à s’armer pour se défendre, invoquent la « guerre civile », parlent de « renvoyer ces salauds d’immigrés dans leurs pays » (combien d’immigrés comptait donc cette rame de RER lorsqu’elle a été attaquée ? combien d’immigrés victimes ?), et puis soudain, la peur incitant à la haine, de dérangeants appels :
Et cela se vérifie pour la plupart des faits divers, puisque les trolls d’extrême-droite sont invités par leurs organisations à distiller leur venin au bas de tous les faits divers. Et ils ne se contentent pas de « Vite-Marine-2017 »… Faut que ça saigne. Les médias sont, on l’aura compris, objectivement complices de l’extrême-droite. Le résultat : hausse des actes racistes en France. Prétendue augmentation du capital sympathie du FN. Et de nauséabonds passages à l’acte : Six jeunes jugés pour des violences sur des ouvriers maghrébins, Battue aux clandos...
« La peur tue l’esprit. »
Aucune contradiction possible. Allez parlementer avec l’extrême-droite… Peu leur chaut que vous habitiez le 9-3 et pas eux. On gonfle artificiellement l’anecdotique, on vous en matraque, on vous poursuit avec, et attention, si vous essayez un tant soit peu de relativiser, on vous accusera de minimiser. Si vous nuancez, vous louangez. Si vous cherchez à comprendre, vous risquez d’excuser. Ultime retournement de situation participant de la confusion des valeurs, si vous essayez de faire preuve d’esprit critique, de dépasser le sensationnalisme, on vous répondra « bien-pensance » et « angélisme » ! En somme, si vous ne cédez pas aux sirènes des faits divers, si vous ne partagez pas l’émotion brute, la peur ou la haine, vous êtes suspect ! Cela ne vous rappelle-t-il pas la folie médiatique qui a suivi le carnage du 11 septembre ? Vous avez le droit d’utiliser votre cerveau, mais certaines parties seulement…
Les faits divers existent. Mais danser sur les chiens écrasés pour faire de la politique, c’est humilier la politique, procéder à l’abolition de la pensée, voter contre la République. Cela sert directement le système, comme en Grèce où le parti néo-nazi Aube Dorée préfère faire la chasse aux immigrés plutôt que d’affronter les réels problèmes financiers. La peur tue le citoyen, et c’est précisément là l’objectif commun des deux espèces de chiens de garde : l’extrême-droite et les médias veillent au grain et protègent le Capital.
"Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi."
Frank Herbert, Le Cycle de Dune.