samedi 28 juillet 2018 - par Taïké Eilée

Vigilance épistémique : « Mon ami m’a tuer »

Réflexion improvisée après 10 minutes passées sur Twitter et Facebook, ces réseaux sociaux peuplés de tout plein d'amis auxquels on peut toujours se fier (ou pas).

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Mike Borowski, créateur de « La gauche m’a tuer »

Dixit un rapport officiel...

Vendredi soir, je parcours machinalement mon flux sur Twitter. Il est question, bien sûr, beaucoup d'Alexandre Benalla, mais aussi de la controverse actuelle qui oppose des médecins fermement "rationalistes" et des tenants des médecines dites "alternatives", comme l'homéopathie. Un tweet retient mon attention :

Il émane d'un compte satirique, "porte-parole auto-déclarée de Big Pharma".

Il retient mon attention, car le bref échange qu'il mentionne m'en rappelle d'autres, sur d'autres sujets sensibles : quelqu'un invoque une source qui fait autorité pour appuyer son point de vue (dissident) ; on lui rétorque que la source en question ne dit pas ce qu'il prétend. On s'attendrait, peut-être naïvement, à ce que la personne reconnaisse son erreur (la source qu'elle mentionne ne dit pas ce qu'elle prétend), ce qui ne remettrait pas nécessairement en cause sa conviction (qui pourrait éventuellement s'appuyer sur d'autres sources). Mais non : au lieu d'un tel comportement rationnel et honnête, la personne renverse la table et répond que, de toute façon, on ne peut pas se fier aux autorités et aux sources officielles (ces mêmes sources sur lesquelles elle s'appuyait fièrement seulement quelques instants auparavant, avant qu'on ne la mette face à son erreur).

J'ai tenu à remonter à la source de cet échange sur Twitter, entre Serge Rader, pharmacien, militant anti-vaccination, proche de DLF, et Patrick Olombel, médecin retraité, membre du MRSL et président fondateur du Comité d’action laïque de Mèze. Histoire de vérifier ce que les protagonistes avaient vraiment dit.

Serge Rader commence par évoquer des décès post-vaccinaux. Patrick Olombel lui demande alors des "preuves scientifiques" des ces soi-disant "décès post-vaccinaux". C'est là que Rader invoque le "récent rapport AIFA pour 2017", qui, selon lui, "rapporte 10 décès". Olombel répond que, "dans le rapport Vaccini de l’AIFA 2017, il n’y a pas de déclaration de décès". Ne s'en laissant pas conter, Rader maintient son affirmation : "2017=10 décès". Manifestement, l'un de ces deux hommes est un fieffé menteur (ou alors un très piètre lecteur, qui ne comprend pas ce qu'il lit). Mais lequel ?

Quelques jours plus tôt, sur Twitter, Serge Rader était déjà pris dans une polémique sur les vaccins et la rougeolle (selon lui, on ne meurt pas de cette maladie), et il avait alors assuré son contradicteur de son sérieux, estimant pouvoir démontrer facilement tous ses dires :

Il ne me restait donc plus qu'une chose à faire : aller consulter le rapport Vaccini 2017. En chemin, je suis d'abord tombé sur un article de La Repubblica qui en rendait compte. J'y ai recherché l'évocation des 10 cas de décès. Voici le passage (en version originale) :

« Aifa ha analizzato anche 10 casi di morte successiva alla vaccinazione che sono stati segnalati (in 4 casi fanno riferimento a eventi avvenuti negli anni scorsi). Otto di questi sono stati classificati come "non correlabili" perché dopo l'indagine epidemiologica si esclude che la vaccinazione abbia avuto qualcosa a che fare con i decessi. Due sono "indeterminati", perché mancano dati fondamentali per esprimersi, ad esempio un'autopsia. »

Et sa traduction (merci les traducteurs en ligne) :

« Aifa [l'agence pharmaceutique italienne] a également analysé 10 cas de décès après la vaccination qui ont été rapportés (dans 4 cas, ils se réfèrent à des événements survenus au cours des années précédentes). Huit d'entre eux ont été classés comme "non associés de manière causale" car après l'enquête épidémiologique, il est exclu que la vaccination ait eu quelque chose à voir avec les décès. Deux sont "indéterminés" parce qu'ils manquent de données de base pour s'exprimer, par exemple une autopsie. »

Puis, j'ai effectué la même recherche directement dans le rapport Vaccini 2017 (Ctrl-F + "10 casi"). Voici le passage-clé, pages 13 et 14 :

«  Delle reazioni classificate come “gravi”, 2 su 10 si riferiscono a eventi verificatisi prima del 2016 (3 su 10 se si considerano i soli vaccini obbligatori).

Dei 10 casi con esito fatale analizzati nel Rapporto, otto sono risultati “non correlabili” con la vaccinazione e due “indeterminati”.  »

Traduction :

« Parmi les réactions classées comme "graves", 2 sur 10 se rapportent à des événements survenus avant 2016 (3 sur 10 si seuls les vaccins obligatoires sont pris en compte).

Sur les 10 cas mortels analysés dans le rapport, huit étaient "non associés de manière causale" avec la vaccination et deux "indéterminés".  »

Conclusion : le rapport auquel Serge Rader se réfère ne dit pas que 10 personnes sont mortes à cause d'un vaccin. Il dit que, sur 10 cas de morts survenues après une vaccination (corrélation n'est pas causalité), il s'est avéré, dans 8 cas, que le vaccin n'était pas responsable du décès, et que, dans 2 cas, qui restent incertains, il était impossible de l'affirmer, faute de données suffisantes.

D'ailleurs, contrairement à ce que laissait penser le compte satirique "Je suis Big Pharma", Rader n'a pas reconnu son erreur, avant de dénigrer les autorités ; lorsqu'il écrit : "n'attendez pas des Autorités la moindre transparence qui nuirait aux profits des Big Pharma. Corruption et conflits d'intérêts !!", il n'a pas admis s'être trompé. Sans doute parce qu'un militant, de son point de vue, ne se trompe jamais. Sa cause étant juste, voire sacrée, il ne saurait reconnaître le moindre défaut dans sa cuirasse ; ce serait donner prise à l'adversaire. Alors il se tortille, se contorsionne, fait tout son possible pour ne pas affronter de face son erreur. Face à un interlocuteur qui montre de telles dispositions, on comprend vite que le dialogue est impossible.

Des révélations, vraiment ?

A peine ai-je quitté Twitter que je me rends, sans penser y passer trop de temps, sur Facebook. Je tombe nez à nez avec une vidéo de Mike Borowski. Cet activiste de droite, rêvant d'un coup d'État, et créateur du site "La gauche m'a tuer", prend la défense de TV Libertés, web-télé de droite (tendance FN) qui s'est fait sucrer sa chaîne sur YouTube. 

Mike Borowski, volontairement ou non, est plutôt amusant (premier bon point), même s'il imite de manière un peu trop visible le Raptor Dissident, et sa défense de TV Libertés est tout à fait légitime et même bienvenue (deuxième bon point). Il est en effet essentiel, pour le pluralisme, que des médias de toutes tendances politiques existent. Et il serait fort dommage qu'un tel média, disons nationaliste ou identitaire, disparaisse pour d'obscures raisons de droits d'auteurs. Il a sa place, parmi les autres.

Pourtant, quelque chose cloche dans le discours de Mike Borowski. Lorsqu'il évoque (à partir de 3'50) les "révélations" en provenance des "médias alternatifs de la réinformation". Voici ce que nous dit le militant à leur sujet (j'accole à chaque déclaration l'image qui l'accompagne dans la vidéo) :

"Ils ne sont pas gentils avec nos gouvernements. C'est eux qui ont révélé que le djihadiste Coulibaly était libéré des années avant la fin de sa peine..."

"... que nos fichés S sont libres de faire ce qu'ils veulent..."

"... que, chaque année, on spolie la classe moyenne avec des impôts nouveaux..."

"... qu'on se paie des vaisselles à 500 000 euros..."

"... ou des maquillages à 26 000, etc."

"Du coup, on baisse dans les sondages et ça fait monter le Front national. [...] Par conséquent, on supprime la chaîne TV Libertés, puisqu'eux ont tout compris au manège de l'exécutif. Ils sont trop dangereux pour qu'on leur laisse une audience sur YouTube."

En voyant cette séquence, j'ai eu envie de vérifier, grâce aux images fournies par Borowski lui-même, si les révélations qu'il mentionne émanaient vraiment des médias de "réinformation" qu'il vantait. Mon désir a été motivé par un fort doute, car, d'expérience, j'ai très rarement vu un média de "réinformation" être à l'origine d'un scoop. Presque systématiquement, ces médias alternatifs ne font que reprendre des informations en provenance des grands médias. Leur plus-value se limitant à leur rôle d'agrégateur sur un sujet précis ; par exemple, Fdesouche est sans doute la meilleure source (la plus pratique) pour qui s'intéresse aux effets néfastes de l'immigration, ce site se focalisant sur cette thématique, agrégeant les informations que les grands médias produisent sur ce thème, mais ne produisant à peu près aucune information lui-même.

Première information citée par Borowski : "Coulibaly condamné 7 fois, à 22 ans de prison, en moins de 12 ans en a effectué moins de 5" (La gauche m'a tuer, 13 janvier 2015). L'article se réfère à l'émission d’Yves Calvi, « C dans l’air » (France 5) du 12 janvier. Un autre article de ce site, paru le 14 janvier 2015, aborde le même problème. Son titre : "D’après Libération, Amedy Coulibaly a bénéficié jusqu’à un an de remise de peine". En effet, la révélation sur la remise de peine de Coulibaly vient de Libération, dans un article paru le 9 janvier 2015.

Deuxième information : "Fichés S, retour des islamistes : les indésirables" (Breizh Info, 29 mars 2018). L'article ne fait que présenter le journal de TV Libertés du 28 mars. Tous les médias, à la même période, évoquent le problème des fichés S qui sont dans la nature. Dès le 16 novembre 2015, L'Express traitait de cette question, de même que le Huffington Post.

Troisième information : "Racket fiscal : il va payer 168 euros de taxe pour 10 pieds de tomate !" (Contribuables Associés, 23 août 2017). La source, clairement mentionnée en bas de page, est un article de L'Est Républicain, paru le 14 août 2017.

Quatrième information : "Surprise : la facture de vaisselle de l'Elysée ne serait pas de 50.000 euros... mais de 500 000" (RT, 13 juin 2018). Là encore, la source est clairement indiquée : il s'agit du Canard enchaîné du 13 juin 2018.

Cinquième information : "Etonnante justification de l'Elysée sur les 26 000 euros de maquillage de Macron, la polémique enfle" (RT, 25 août 2017). Comme on peut le lire par exemple sur BFM TV, l'information provient du Point dans son édition du 24 août 2017.

Comme c'était prévisible, aucune information citée par Borowski n'a été révélée au public par les médias de la "réinformation". Ces derniers n'ont fait que relayer ce que le mainstream avait produit. Tout militant qu'il soit, Borowski a tort d'égarer son public, qui est sans doute assez grand pour comprendre qu'un petit média, plus ou moins amateur, n'a pas les moyens humains et financiers pour produire de l'inédit, du moins à grande échelle, et révéler du scoop. En revanche, un petit média peut donner à voir une autre image de la réalité, peut-être plus pertinente, en sélectionnnant et hiérarchisant différemment les informations que presque tous les médias ont.

Chez un grand média, une information pertinente sera parfois submergée dans le flux, perdue dans la masse, invisible au lecteur qui ne lit pas tout ; chez un petit média, plus spécialisé, elle pourra être mise en avant, exposée en pleine lumière (voire, dans le pire des cas, montée indûment en épingle). Les médias dits de "réinformation" peuvent en ce sens avoir un rôle de lanceurs d'alerte, en maintenant leur projecteur braqué sur une information que les grands médias auront livrée puis rapidement délaissée. Ils peuvent aussi être bien placés pour dénoncer une intox. Mais leur intérêt, pour l'essentiel, réside dans leur capacité à livrer l'information à travers un autre prisme politique, un éclairage inhabituel, une idéologie sous-jacente différente.

Nul besoin, même si on comprend la logique marketing qui est derrière, de faire croire qu'ils font des révélations. D'ailleurs, les seuls individus qui peuvent croire à cela sont ceux qui ont totalement délaissé les grands médias et qui, du coup, n'ont plus aucune conscience de ce qu'ils produisent ; ils peuvent ainsi être aisément dupés par des figures "dissidentes", qui se vendent en prétendant sortir des infos ultra-sensibles que tous les autres médias censureraient (alors qu'elles abondent si on les cherche).

C'est, par exemple, la stratégie marketing d'un Pierre Jovanovic, qui assure à son public que sa revue de presse, sans doute pleine de "révélations" gênantes, est censurée sur AgoraVox, alors qu'on y trouve diffusées, entre le 5 juillet 2010 et le 14 juillet 2018, pas moins de 60 de ses vidéos, dont 16 revues de presse. On a connu censure plus rude.

Vigilance épistémique : gare à la somnolence

Ce petit billet n'avait d'autre but que celui-ci : affirmer, encore une fois, la nécessité d'être vigilant sur le web, où les émotions prennent souvent le pas sur la raison, où nous avons donc tendance à supporter, sans la moindre retenue, les dires de nos champions, ces leaders d'opinion qui nous brossent dans le sens du poil (les cas mentionnés dans cet article ne sont que des exemples, on aurait pu en trouver bien d'autres, d'autres bords politiques), et montrer que les quelques vérifications à faire ne sont pas si difficiles et peuvent être (relativement) rapides.

En somme, même (et surtout) face à des "amis", ne pas oublier d'activer sa vigilance épistémique, concept dont voici une brève présentation :

« De peur d’être influencés par la parole d’un groupe identifié comme ennemi, nous discréditons d’emblée toute idée émise par lui, nous éliminons l’alternative, et en réalité nous maximisons nos risques d’être manipulés par les autorités du groupe auquel nous nous identifions. Car [...] les influences les plus puissantes sont celles qu’exercent les individus et les groupes auxquels nous nous fions. [...]

Sur Youtube, les vidéastes ayant une audience importante sont appelés "influenceurs". L’influence est d’autant plus grande que le visage du vidéaste apparaît à l’écran, qu’il inspire la sympathie, que le public peut s’identifier à lui et se conformer à ses choix et préférences. [...]

La vigilance épistémique est cette faculté que nous avons de traiter une information avant de l’intégrer à notre représentation du monde. Nous commençons notre vie avec une très faible vigilance épistémique, de manière à pouvoir croire ce que nous disent les adultes qui nous élèvent ; ainsi nous apprenons plus vite. [...]

Les vrais problèmes commencent sur les sujets où nous n’avons qu’une compréhension partielle des énoncés et où nous devons, ou bien mobiliser beaucoup d’efforts pour compléter notre compréhension, ou bien jauger de la crédibilité de l’énoncé par la confiance que nous accordons à la compétence de la source. Notre vigilance épistémique s’endort un peu quand nous sommes en terrain de confiance, et ainsi nous partageons autour de nous des informations qui ne nous semblent vraies que pour la raison parfois discutable qu’elles viennent d’une source que nous aimons bien.

[...] La manière la plus prudente de trier les informations est de ne pas se focaliser sur l’identité de la source, mais sur la méthode qui a permis de produire cette information. Ce qui doit faire autorité, c’est la démarche. »

Deux attitudes doivent particulièrement nous alerter : celle qui procède par "révélations", sorties d'on ne sait où, et celle qui brandit, sans davantage de précision, des arguments d'autorité. A contrario, la confiance se construit en donnant systématiquement ses sources et en les rendant les plus facilement possible accessibles : mentions explicites, liens hypertextes, citations précisément référencées, voire traductions. Ainsi, chacun peut vérifier, sans plus avoir besoin de croire.



5 réactions


  • Hecetuye howahkan 28 juillet 2018 12:23

    Omar m’a tué.............


  • zygzornifle zygzornifle 28 juillet 2018 15:36

    Depuis le temps que l’on cherchait a tous museler nous y voila enfin ,on y arrive , les tribunaux vont êtres débordés et les politiques en place vont passer leurs journées dans les commissariats a porter plainte, ils vont se faire « un pognon de dingue » avec les condamnations pour diffamations et autres  .....


    • Dom66 Dom66 28 juillet 2018 17:55
      @zygzornifle

      Salut zygzornifle, tu as raison, je me demandais quand exactement il y aurais la fin des libertés en France, et bien on y arrive.

      Youtube supprime beaucoup de vidéos qui dérangent un certain monde.


      La liberté d’expression est en voie de disparition


  • Dom66 Dom66 28 juillet 2018 17:53
    Merci pour l’article. Je pense aller en Corée du nord pour ouvrir ma gueule... ....

    Si ça continu... smiley


  • Nobody knows me Nobody knows me 31 juillet 2018 10:23
    Et il serait fort dommage qu’un tel média, disons nationaliste ou identitaire, disparaisse pour d’obscures raisons de droits d’auteurs.

    Oui, laissons-leur une chance les pauvres. Ils sont tellement attachés à la liberté d’expression...

    j’ai très rarement vu un média de « réinformation » être à l’origine d’un scoop

    C’est parce que « média de réinformation », c’est le nouveau terme pour « organe de propagande ».

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