« Aimez la France ou... » : le verbe aimer peut-il se conjuguer à l’impératif ?
« La France, aimez-la ou quittez-la ! » On ne peut s’empêcher d’éprouver un peu d’inquiétude, et une certaine compassion, à entendre des pans entiers de la classe politique française brandir un slogan que ses adeptes croyaient rangé depuis leur adolescence, avec tout son harnachement, dans une malle du grenier.
Du folklore en lieu et place de la politique
Qui se souvient encore de la Génération 98 ? Le Frontnational était déjà le premier parti chez les jeunes. Des milliers de patriotes en culottes courtes, confortés dans leurs rêves d’union de toutes les droites par les alliances contractées ici ou là entre l’UDF et le FN, voyaient venir à grands pas le « mai 68 à l’envers » que leur avait promis un gendre idéal dont on n’entend plus beaucoup parler, un certain Samuel Maréchal. Dans les discrètes librairies où les éditions Godefroy de Bouillon écoulent encore les œuvres complètes de Robert Brasillach, la Génération 98 s’approvisionnait en autocollants faciles à apposer sur les feux tricolores ou dans les toilettes d’un restaurant universitaire. Au box-office des slogans radicaux, un classique, un collector, l’indétrônable numéro 1 depuis les « événements d’Algérie » : « La France, aimez-la ou quittez-la ! »
Une décennie plus tard, certains rejetons de cette Génération 98 se rappellent leurs dix-huit ans avec la tendresse des hommes qui ont su grandir. Il faut bien que jeunesse passe... Changer n’est pas facile - Nicolas Sarkozy pourrait en témoigner. La plus ardue des conversions n’est pas celle du cœur, mais celle de l’intelligence. Les grandes chevauchées à la lune et les saluts au drapeau près d’un feu de camp, ça enivre. Savoir lire un compte de résultats ou vendre de la lessive, ça nourrit. Toujours, les loisirs les plus mystiques deviennent du folklore, et les raisons de vivre de la chair à blagues pour anciens combattants.
De sorte qu’entendre à nouveau cette injonction paradoxale fait froncer les sourcils...
Trois candidats, trois amours, trois France
Trois candidats en ont fait ou en font usage au cours de cette campagne pour l’élection présidentielle. On ne sait pas très bien dans quel ordre les prendre. Certes, Jean-Marie Le Pen emploie ce slogan depuis une bonne vingtaine d’années, mais c’est à la droite gaulliste - dont Nicolas Sarkozy se veut plus ou moins l’héritier - qu’en revient la paternité. Et si Philippe de Villiers ne se gêne pas pour le lancer à tout-va, c’est sans doute pour rattraper son retard sur les deux autres.
Trois hommes, trois candidats, trois conceptions de l’amour de la France. Jean-Marie Le Pen est un patriote instinctif et populiste. Il l’a souvent confié : son nationalisme est indissolublement lié à son statut - qui est chez lui une vocation - de pupille de la nation. Ayant perdu son père, dont le bateau sauta sur une mine allemande en 1940, il fut adopté par la France. Rien de moins. La France est son père. Situation compliquée que Freud lui-même n’avait pas envisagée : Jean-Marie Le Pen s’imagine devoir défendre coûte que coûte une figure féminine idolâtrée et censée remplir, par ailleurs, la fonction paternelle... On comprend qu’un tel sac de nœuds rende le bonhomme un peu repoussant.
Nicolas Sarkozy est un citoyen pragmatique et décomplexé. Si chaque homme est déjà tout entier contenu dans son enfance, alors Nicolas Sarkozy est l’homme d’une France, celle des Trente Glorieuses, qui découvre les avantages et les inconvénients du confort : il ne s’agit plus de survivre mais de profiter. Destin compliqué : posséder une PlayStation quand on est au RMI devient un droit. Un droit que l’Etat-providence doit prendre en charge, sous peine de chienlit. Alors ceux qui crachent dans la soupe, dehors !
Les sentiments de Philippe de Villiers, eux, sont plus subtils à analyser. D’abord son amour fou de la France s’est révélé par défaut : contre l’Europe de Maastricht, puis d’Amsterdam, puis de Nice, puis de la Constitution Giscard. Ensuite il repose sur l’histoire personnelle d’un homme fondamentalement privé de racines - le sang des Villiers est lorrain, normand, catalan...- qui s’est fabriqué une filiation vendéenne à grands renforts d’images éblouissantes - le Puy du Fou - et a redécouvert sur le tard le nationalisme patrimonial catholique de son milieu. Un milieu où la scolastique n’est jamais bien loin : on fait donc dire ce qu’on veut à saint Thomas d’Aquin, le dos le plus large du Moyen Âge. Exemple : un petit abbé du Net n’hésite pas à écrire - mal - que, selon le grand docteur dominicain, il faut « agir en sachant que l’on ne peut vivre sans la communauté politique à laquelle on appartient naturellement (...) La source de toute souveraineté se trouve dans la soumission au bien commun de la cité. » Entendez bien sûr : « la cité », « la communauté politique à laquelle on appartient naturellement », c’est l’Etat-nation, de préférence religieusement homogène. Bref, une vue de l’esprit. Certainement pas de l’Esprit, en tout cas.
Hors l’amour, hors-la-loi
Selon ces trois hommes, il faut donc aimer la France ou la quitter. L’enjeu est clair : en regard du droit de cité, l’amour. Relents de la barbarie antique expérimentée par Ovide ou Pline, le bannissement, l’exil, l’éloignement spatial se présente ici comme le châtiment du refus ou de l’impossibilité d’aimer. Aimer qui ? Dieu, qui ne punit même pas ceux qui ne l’aiment pas ? Son prochain, dont le bien passe par des actes ? Non, un César de plus, certaine nation, certaine patrie, certain régime. Que s’est-il passé pour que (re)viennent dans l’arène politique des discours invoquant l’amour, enjoignant d’aimer, ordonnant d’aimer ? Hors l’amour, hors-la-loi...Ouvrons 1984 de George Orwell, le livre-repoussoir qu’imprègne du début à la fin la problématique du totalitarisme moderne : un des ressorts de l’asservissement de l’homme y est précisément l’obligation d’aimer Big Brother, le symbole du régime totalitaire.
Les Français, aimez-les... comme ils sont !
Fort bien, aimons la France. Mais laquelle ? En janvier 2006, au cours d’un débat avec Philippe de Villiers sur le thème « Être Français », le rappeur Disiz la Peste a eu cette répartie provocatrice mais significative : « Vous dites : aimez la France, ou quittez-la. Mais la France, c’est nous aussi, Monsieur. Si vous ne l’aimez pas comme ça, quittez-la ! »
Au-delà de l’anecdote, il y a une réalité incontournable, qu’on peut regretter ou accepter, mais qui s’impose, pour peu qu’on accepte d’ouvrir les yeux : les Français ont changé. Ils ne sont plus le peuple homogène, façonné par la mentalité jacobine acquise à l’école et au service militaire, habitué aux seules valeurs judéochrétiennes, éduqué et conduit par des élites formées sur le même moule, bercé au son des cocoricos et de La Marseillaise... Internet, la télévision par satellite, les études à l’étranger, l’internationalisation des carrières, la mondialisation des références culturelles, l’uniformisation culinaire et vestimentaire, le métissage, les mélanges en tous genres : même repliés sur leur hexagone, les Français n’échappent pas aux grandes vagues de transformation qui parcourent la planète. C’est finalement un nouveau slogan qui s’impose, qu’on soit de droite ou de gauche : « les Français, aimez-les ou quittez-les ! »
Matthieu Grimpret