Constitutionnel mon cul !
L’étrange défaite.
À l’insolence délicieuse de la Zazie de Queneau, celle perverse des Sages du fameux Conseil a apporté ce vendredi 21 janvier 2022 son reflet le plus laid. Je pensais ce soir au fait que les smartphones sont aujourd’hui plus soignés dans leur apparence que les immeubles et les gares, et j’imaginais une monstrueuse parade de pensées difformes échappées de ces endroits lugubres tenter un dernier assaut contre la forteresse de la standardisation médicale en cours, celle qui a déjà conduit les corps difformes à disparaître. La bataille est vaine. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, dit l’adage. L’horreur d’hier va revêtir son costume le plus élégant et la pauvreté entretenue de milliers de soignants, interdits de délivrer leur savoir et d’en recevoir rémunération depuis plus de six mois, n’aura été qu’un aperçu de ce qui attend le pékin moyen.
Que faire désormais ? Alors que la Guadeloupe sombre dans la fureur, le désespoir, et qu’on y tire à balles réelles contre les gendarmes, la métropole consciente se soutient dans le silence et patiente avant des élections qui permettront ou pas de faire cesser le cauchemar. Les rassemblements politiques ont échappé étrangement à la restriction désormais d’usage que représente le passe vaccanal. S’agit-il d’un énième pied de nez, d’un test supplémentaire, d’une ironie du pouvoir ? Faudra-t-il voter assis dans l’isoloir ? N’est-ce qu’un baroud d’honneur entérinant l’artificialité d’un procédé qui ne rythmait plus tant la vie démocratique ? Est-ce le dernier souffle d’une certaine forme de spectacle vivant ?
Le pays est-il prêt pour passer à autre chose ? L’aventure est-elle à la portée de jeunes individus traumatisés, se voyant contaminer leurs aïeux à la première fête de fin d’année et les emportant sciemment au tombeau ? Ces jeunes gens ont-ils du poids face à la masse agressive de vieillards hurlant leur liberté absolue de vivre pour toujours ? Et les enfants, et les enfants ? À l’agonie, tous pleurent et crient.
Au milieu, les travailleurs de l’âge moyen continuent à faire des projets, ils créent des entreprises, se forment pour en intégrer, participent au maillage dominant avec les enthousiasmes de la joie et de la déception. Tous se targuent d’être raisonnés et raisonnables, même et surtout quand ils mettent en jeu leurs passions. On n’a qu’une vie, et il faut la vivre pour toujours.
Dans ce contexte, en reprendre pour cinq ans, ce n’est pas la mer à boire. Du moment que les bars sont ouverts, on pourra aller, justement, y boire autre chose, et oublier tous nos emmerdements. Peut-être que dans cinq ans, on sera débarrassé du virus, va savoir. Le sort des enfants est secondaire par rapport à la question du virus. Le sort des enfants est secondaire face à la survie de la société. Le sort des enfants est secondaire face à la survie de l’humanité.
C’est pour cette raison que les enfants seront le seul espoir de sortie de cette crise, et qu’ils feront société comme nous, pauvres consommateurs de vie sociale, n’avons pas pu le faire, incapables de nous délivrer des habitudes de consommation, des slogans publicitaires et constitutionnels, de la santé vécue comme le bonheur, comme une obligation à remplir pour faire honneur à l’espèce humaine. Pas maintenant, parce qu’ils sont petits, maintenant. Quand ils seront grands, et durs comme de la pierre à force d’avoir affronté des peurs imaginaires, des peurs réelles, des adultes de plomb et de bois, des vieillards de chair et de sang, des immeubles de sable ou d’airain. Ils souffleront dans les vents du futur et oublieront les voix du tragique révolu.
Nous sommes malheureusement toujours en 2022, et ces adultes à naître n’ont toujours pas le droit de vote. Le faux doit triompher complètement, ne plus être qu’un moment du vrai, submerger entièrement de ses rudes assauts le drame toujours neuf que nous sommes assoiffés de contempler chaque matin. Il faut cesser toute créativité, aligner des références, chanter des airs anciens, être vieux, bêtes et méchants, assumer entièrement nos conditions de dévoreurs de matières, nos pulsions carnassières, nos désirs d’inceste et nos aspirations à la violence.
Les gouvernants actuels font l’éloge public de la quiétude pour faire oublier qu’ils recherchent le contrôle. Assoupir, éteindre la vitalité, la brutalité potentielle, animale qui vit dans le sein de tout membre de la communauté, afin de banaliser la leur, qui s’exerce à travers le bras de la monopolice d’État. (Ces deux derniers paragraphes ne sauraient former un portrait complet.)
Plus jeune, je pensais que la guerre était une nécessité cyclique, qu’un certain déchaînement serait inévitable, qu’il aurait lieu un jour. Que les cuivres auraient toujours l’ascendant sur les flûtes. Je moquais la paix pour être vaine, pour n’offrir que des sensations affaiblies, pour ne pas être assez jeune, pour être vieille. J’étais mûr pour hurler « constitutionnel mon cul ! », pendant que d’autres avaient compris qu’ils pouvaient être parfaitement insultants en utilisant les moyens les plus élaborés du droit. Comme les enfants, ils ne savent même pas quand ils recherchent le conflit.
De la violence ou du calme, la pensée que le calme seul sera à même de résoudre ces situations inextricables semble artificielle, conservatrice, peureuse, fautive, trop belle, inadaptée à la laideur générale. Et pourtant, le calme seul permettra le retour au calme. C’est vrai, mais il faut le sentir dans sa chair.