samedi 29 octobre 2022 - par YvesD.

Droit de grève : une liberté mise à mal

En théorie, le droit de grève est un droit reconnu à tous les salariés et fonctionnaires, à de très rares exceptions près. Parmi celles-ci, on peut citer les forces armées qui ne disposent pas de ce droit, ni du droit de se syndiquer d'ailleurs. Certains secteurs publics, telle que l'administration pénitentiaire, disposent de droit de grève restreint. La grève consiste en une cessation d'activité concertée et collective qui s'inscrit, en général, dans le cadre d'un litige entre employés et employeurs. Depuis une quinzaine d'années, ce droit est mis à mal dans notre pays, d'une façon parfaitement insidieuse. 

Si le droit de grève est un droit constitutionnel, la loi l'entoure de dispositions plus ou moins contraignantes. Dans la fonction publique, il est ainsi nécessaire de déposer un préavis de grève cinq jours francs (hors fêtes et week-end) auprès des tutelles. Cette obligation n'existe pas à ma connaissance dans le secteur privé, sauf si l'entreprise participe à une mission de service public. Des employés du privé peuvent donc déclencher une grève à tout moment, sans préavis. A noter également, point souvent méconnu, qu'une grève ne peut être déclenchée que pour des raisons professionnelles (exemple : rémunération) ou sociales (exemple : durée des congés ou conditions de la retraite), et pas pour des motifs politiques, sauf si ceux-ci sont consubstantiels aux motifs professionnels, ou accessoires par rapport à l'objet professionnel de la grève. A noter aussi que la notion d'action concertée signifie qu'au moins deux personnes dans une entreprise doivent se déclarer grévistes pour que la grève soit licite.

En termes de droit de grève, nous venons de loin. Il est en effet nécessaire de rappeler que faire grève était interdit au début du XIXe siècle et que cette possibilité n'a été autorisée, de façon limitée, que sous Napoléon III. Elle s'est trouvée progressivement étendue au cours des premières années du XXe siècle, par exemple au personnel de la fonction publique qui ne pouvait s'y référer à l'époque pour cesser le travail. Ce n'est qu'en 1946, dans la mouvance des avancées sociales d'après guerre, que ce doit a été reconnu droit constitutionnel.

Or, depuis une vingtaine d'années, le droit de grève fait l'objet d'une retour en arrière marqué, et ce de façon insidieuse et détournée, même si les premiers contre feux avaient été allumé dès les années 80. A cette date, le conseil constitutionnel stipulait, dans son arrêté 79-105 que des limitations pouvaient être imposées, et que « ces limitations peuvent aller jusqu'à l'interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l'interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays ». On le voit, la définition était déjà à l'époque suffisamment vague pour autoriser des interprétations plus ou moins larges du texte.


Une des attaques les plus frontales au droit de grève a été menée sous la présidence de M. Nicolas Sarkozy. Lors de sa campagne électorale, puis lors de son mandat, ce dernier avait en effet défendu l'idée de la mise en place d'un service minimum, puis l'avait imposé dans les secteurs de l'éducation nationale et des transports, entre autres. Son souhait était alors résumé par sa phrase : « Désormais, quand il y a une grève, personne ne s'en aperçoit ». Cette limitation revêtait deux aspects : l'un parfaitement discutable - et à mon sens anticonstitutionnel - dans le cas des transports publics, l'autre illogique dans le cas de l'éducation nationale. Dans le cas des transports publics, les arguments mis en avant par les tenants du service minimum étaient en effet fallacieux : il s'agissait de la liberté d'aller et venir et de la liberté de travailler. Or, si l'on veut bien considérer chacun de ces droits, les grèves de la SNCF ne remettait en réalité aucunement en cause ces droits fondamentaux. Sans métro ou train, on peut toujours sortir de chez soi, aller et venir, aller travailler. Il faut simplement utiliser d'autres moyens de transport ! Par ailleurs, certains des élus libéraux et de droite ont fait valoir un argument particulièrement médiocre : la liberté d'accès au service public. Il convient là de rappeler que ce sont ces mêmes élus libéraux qui organisaient sans état d'âme, à la même époque, la disparition des bureaux de poste, ou la fermeture des lits d'hôpitaux. Dans le cas des écoles, le problème réside dans le fait que la loi impose au communes d'organiser un accueil des enfants. Cette disposition est illogique car autant les services périscolaires sont du ressort de la mairie, autant le temps éducatif est du ressort du ministère et donc de l'État. Ce n'est donc certainement pas aux communes d'intervenir dans un litige entre l'État et ses fonctionnaires, et donc de suppléer, même au travers de la seule mesure d'accueil dans les services scolaires, aux carences de cet État.

Soyons quand même clair, malgré ces dispositions partiellement liberticides, les employés des transports publics, comme les enseignants ont trouvé des parades et des soutiens. Dans les transports, les syndicats ont mis en oeuvre de nouvelles stratégies qui font que les entreprises privées comme publiques se trouvent démunies et incapables d'organiser un service minimum en cas de fortes mobilisations. Ainsi, lors de la grève de 2006 dans les transports lyonnais, les syndicats déposèrent un préavis de 99 jours, puis un préavis illimité, et incitèrent tous les salariés à se déclarer grévistes, même s'ils ne l'étaient pas, ceux-ci annulant le dépôt de préavis 24 heures avant la reprise du travail. Cette stratégie rend impossible l'organisation du service minimum sans pénaliser financièrement les personnel ! L'autre option est la grève tournante de 55 minutes, donc d'une durée inférieure à l'heure de grève engagent la perte de salaire du jour entier. L'effet obtenu a été le même, la désorganisation totale du service minimumDans l'éducation nationale, dans les écoles maternelle et primaire, plusieurs communes, dont la notre, ont refusé lors des précédents mandats d'organiser l'accueil des enfants pendant le temps scolaire. Il s'agissait bien entendu d'une position éthique, mais également d'une impossibilité matérielle, la municipalité ne disposant pas des personnels qualifiés pour cela. En effet, il est possible selon la loi de remplacer les personnels communaux par des personnels non communaux, telles qu'assistantes maternelles, animateurs, enseignants retraités, voire étudiants ou parents d’élèves sans que soit précisé le niveau de qualification des « remplaçants ». L'autorité municipale doit seulement s’assurer que tout volontaire possède « les qualités nécessaires pour accueillir et encadrer des enfants  ». Or, ceci est bien sur impossible à réaliser car personne dans une commune n’a les moyens de contrôler le sérieux des intervenants, l'accès aux fichiers de police n'étant pas autorisé aux élus.

La situation est semblable lors d'une grève du personnel périscolaire. Nous avons ainsi vu récemment, dans des communes, des parents d'élèves ou des élus se transformer en personnel d'accueil pour palier l'absence du personnel municipal gréviste. Outre l'aspect moralement condamnable de cette volonté d'invisibiliser une grèveil est tout a à fait paradoxal de constater la même tutelle municipale qui agit comme pourfendeur d'un mouvement social, défend souvent dans un discours public rodé la bienveillance collective dont doit bénéficier, entre autres, les personnels du municipaux ! Dans cette démarche de remplacement, je m'interroge cependant sur le risque encouru par les parents en cas d'incidents ou d'accidents mineurs ou graves, affectant l'un des enfants... 

Au delà de l'anecdote, il convient aussi de s'interroger sur cette volonté propre aux partis de droite et aux libéraux, de limiter de façon forte le droit de grève, ce que l'on a encore vu récemment via la réquisition de personnels grévistes. Mon sentiment est que le droit de grève est finalement un droit octroyé à David, contre Goliath. Il permet aux salariés et fonctionnaires de dire non, d'établir un rapport de force avec leur employeur, peu habitué aux situations de désobéissance, ou de remise en cause de leur autorité. Ce droit constitue donc un contre-pouvoir essentiel, à la disposition des salariés. Pour cette raison, il est l’objet de remise en cause permanente par ceux qui détienne le pouvoir, qu'il soit financier ou politique, les deux étant depuis des années intimement liées dans notre pays. Il me semble indispensable de rappeler aux « va-t-en-guerre » habitués du discours « grévistes, preneur d'otage », ainsi qu'aux parents d'élèves et élus locaux, que dans notre société capitaliste, peu d'avancées sociales ont été obtenues sur la seule base de la bonne volonté des employeurs, sans instauration d'un rapport de force favorable au plus grand nombre. Il en est ainsi des congés payés, des arrêts maladies, des congés parentaux, du droit à la retraite, etc., toutes choses qui semblent aujourd'hui naturelles mais qui n'ont été obtenues en grande partie que parce que le droit de grève existe et parce que certains « salauds de grévistes » se sont battus pour tous...



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9 réactions


  • Jean 29 octobre 2022 18:02

    Oui, pas mal de choses sont en train de changer :

    -plus de voitures thermiques

    -plus de chaudières

    -plus de charbon

    etc

    mais pas de remplacement prévu....


  • Adèle Coupechoux 30 octobre 2022 12:11

    Merci pour ce rappel. 

    Rappelons que les soignants en grève sont assignés, seuls ceux qui sont en repos ou en congés peuvent manifester ; c’est un droit qui n’existe pas du coup, 

    Quand les soignants ont manifesté contre l’obligation vaccinale, Véran a quand même trouvé le moyen de remettre ce « droit » en cause.

     « Vient un temps où ces personnes n’auront plus le loisir de faire grève puisque par définition cette obligation vaccinale s’appliquera »


  • gardiole 31 octobre 2022 07:15

    La Constitution de 1958 renvoie au préambule de celle de 1946 dont l’alinéa 7 dispose « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. ». On peut supposer qu’une interdiction insuffisamment ou non motivée, ou trop générale, serait censurée par le Conseil constitutionnel, mais les restrictions au droit de grève ne sont pas nécessairement illégales. Ce qu’oublient de préciser ceux qui disent qu’il est un droit constitutionnel.

    Si la grève concerne, par exemple, la fabrication d’un produit dont on peut se passer, même provisoirement, ou si les clients peuvent aller chez la concurrence, elle n’est pas un problème. Mais quand elle gêne les gens qui ne sont pas partie au conflit entre salariés et patron, leur fait perdre temps et argent, met en péril l’économie du pays, c’est une autre affaire.


  • I.A. 31 octobre 2022 10:04

    Très bon article.

    Ils se croient malins, à invisibiliser les grèves comme ils font, quand ça revient en réalité à coller un couvercle sur une cocotte-minute…

    Votre conclusion est excellente, mais je vais quand même vous chatouiller un peu :

    « Outre l’aspect moralement condamnable de cette volonté d’invisibiliser une grève, il est tout a à fait paradoxal de constater que la même pandémie de covid, qui agit comme pourfendeur d’un mouvement social, défend souvent dans un discours public rodé la bienveillance collective dont doit bénéficier, entre autres, les personnels municipaux ! »

    Parce que c’est quand même ce putain de discours public rodé défendant la bienveillance collective (vos fameuses « personnes fragiles ») qui a fait qu’aucune gauche ne s’est insurgée contre les confinements et autres mesures coercitives anti-covid.

    Et c’est encore une fois ce putain de discours public rodé défendant la bienveillance collective – AUTANT DIRE CETTE POSTURE – qui fait qu’aujourd’hui on vous voit défendre les pôvres petits Ukrainiens « quoi qu’il en coûte », exactement comme un réflexe pavlovien nécessitant la bonne stimulation pour se réveiller.

    Ou se taire...


    • Adèle Coupechoux 31 octobre 2022 10:12

      @I.A.

      Merci pour cette intervention. L’invisibilité nous touchera tous..

      « Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas communiste.

      Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas Juif.

      Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas syndicaliste.

      Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas catholique.

      Et lorsqu’ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour protester. »

      MARTIN NIEMÖLLER, DACHAU

      arrêté en 1937 et envoyé au camp de concentration de Sachsenhausen.
      Il fut ensuite transféré en 1941 au camp de concentration de Dachau.
      Libéré du camp par la chute du régime nazi, en 1945.


    • YvesD. 31 octobre 2022 11:27

      Bonjour I.A.,

      Merci pour votre retour. Je ne suis pas d’accord avec vos « chatouilles » pour être honnête, en tout cas pas en totalité. Bien que que la pandémie ait conduit à bloquer tout mouvement social, il reste à savoir s’il s’agissait d’une volonté ou non délibérée. Au travers de votre analyse j’ai l’impression que vous le pensez. Moi, je ne le pense pas, et considère que les autorités ont eu la trouille bleue d’une pandémie massivement dangereuse, d’où les confinements, en tous cas les premiers. Sur ce point, en tant qu’ancien microbiologiste, je ne peux leur donner tord, car si l’on avait eu pour agent causal de la pandémie un dérivé du coronavirus à l’origine du MERS au lieu d’un coronavisrus type SARS CoV2, on aurait eu des taux de létalité de l’ordre de 35% ! Bref un vrai massacre.

      Cependant, je pense que les mesures mise en place ensuite ont possiblement été vues comme une opportunité de calmer les mouvements sociaux. C’est possible. La « crise » des gilets jaunes (qui à mon sens n’est pas une crise car elle se poursuit sous d’auters formes) a elle aussi flanqué la trouille au pouvoir, qu’il soit politique ou financier, ce qui, comme je le dis, concerne souvent les mêmes groupes de personnes. On le voit avec les mesures du quoi qu’il en coûte, et sur les réductions de prix que l’Etat a mis en place en regard du prix des carburants. 

      Sur l’Ukraine, je crois que l’on est dans un registre totalement différent. C’est de la géopolitique, avec, j’en suis persuadé, une guerre qui est une guerre pour des ressources : l’eau potable et l’électricité entre autre, en regard de l’annexion de la Crimée. 


  • YvesD. 31 octobre 2022 11:27

    Merci à tous pour vos retours et les amorces de discussion sereine !


  • I.A. 31 octobre 2022 13:59

    « Merci à tous pour vos retours et les amorces de discussion sereine ! »

    Il n’y a pas de quoi, c’est mérité.

    Bon, je ne vais pas discuter une fois de plus avec vous du coronavirus : nous connaissons tous deux nos points de vue respectifs. Je rappellerai seulement que le mien est issu du terrain.

    J’ai toujours su qu’il pouvait y avoir un gouffre entre la sincérité et la réalité. Or vous êtes sincère, j’ai donc du mal à vous en vouloir.


  • titi titi 31 octobre 2022 17:02

    @L’auteur

    « Des employés du privé peuvent donc déclencher une grève à tout moment, sans préavis »

    En effet, mais des revendications doivent avoir été exprimées, et communiquées à l’employeur avant d’entrer en grêve, ce qui revient pratiquement au même.

    Pour ce qui est des agents du service public, il y a un « principe de continuïté ».
    Une grêve dans le service public DOIT être invisible, car l’Etat doit être en mesure de garantir la « continuité essentielle à la vie nationale »

    Un certain Weinkell a été viré de la poste pour cela, et le conseil d’Etat a validé le licenciement. Et ça date... de 1909... et fait toujours jurisprudence.
    07 août 1909 - Conseil d’État - 37317 | Dalloz


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