samedi 19 octobre 2019 - par Sylvain Rakotoarison

Georges Chavanes, un industriel à Angoulême

« Croyez-moi, mieux vaut des Japonais que des Européens chez Leroy-Somer. » (Georges Chavanes, "Sud Ouest" le 3 août 2016).

Georges Chavanes

Cet avis qui semblait définitif, de la part d’un ancien responsable économique et politique très largement favorable à la construction européenne, pourrait sembler étonnant. Vieillesse ? Non, malgré ses 91 ans, mais analyse lucide de la situation industrielle.

L’ancien ministre Georges Chavanes est mort à Angoulême le mardi 8 octobre 2019 à l’âge de 94 ans et demi (né le 6 janvier 1925 à Alger). Symbole de la réussite industrielle, il fut également le symbole du redressement financier de sa ville, Angoulême.

Quand, après la victoire de François Mitterrand en 1981, Jacques Chirac, prenant le leadership de l’opposition, a cherché des personnalités compétentes et diversifiées, le choix de Georges Chavanes pour constituer son équipe gouvernementale en 1986 était évident. À l’époque, Georges Chavanes avait 59 ans, et dans le monde réel, celui des entreprises, c’était déjà un âge plus qu’avancé.

De sa carrière professionnelle, il a bâti un quasi-empire, celui des moteurs électriques, des alternateurs industriels. Son père ingénieur est mort quand il avait 7 ans. Lui-même a fait des études d’ingénieur à Lyon puis Grenoble (Grenoble est réputé pour son pôle scientifique et ses écoles d’ingénieurs avec l’INPG). Après une expérience de six ans aux Houillères de Blanzy, il fut recruté en 1956 par Marcellin Leroy (1884-1958) à Angoulême dans son usine de moteurs électriques et d’alternateurs.

Dans sa jeunesse, Marcellin Leroy était un artisan bobineur (il fabriquait des bobines électriques) et a créé son entreprise en 1919 avec cette intuition selon laquelle le moteur électrique allait révolutionner l’industrie et les usages. Avant la fin de la guerre, il fabriquait les alternateurs des groupes électrogènes pour l’industrie, qui étaient indispensables en raison du réseau électrique très médiocre. Marcellin Leroy est mort le 17 octobre 1958.

Georges Chavanes lui succéda à la tête de l’entreprise qu’il dirigea jusqu’en 1986. Près de trente années où il a fait de l’entreprise, devenue Leroy-Somer (par la fusion avec une entreprise lyonnaise), l’un des fleurons industriels de la filière électrique de la France.

L’entreprise emploie aujourd’hui près de 10 000 salariés (dont 4 000 en France) pour un chiffre d’affaires de 1,3 milliard d’euros : un électron sur trois dans le monde est mis en mouvement par Leroy-Somer ! En 1990, Emerson Electric (groupe américain) a racheté l’entreprise, puis, le 31 janvier 2017, l’a revendue à Nidec Corporation (groupe japonais). Emerson avait besoin de se restructurer pour "rapporter du cash" (aux fonds de pension qui sont ses actionnaires) et n’avait pas beaucoup apprécié un incident lors d’un mouvement de grève en décembre 2014 chez Leroy-Somer, quand un syndicaliste a brûlé un drapeau américain…

Interrogé par "Sud Ouest" le 3 août 2016, Georges Chavanes a donné son avis sur cette vente à ce groupe japonais (annoncée la veille par Emerson) : « Je passe l’été en Ardèche, loin de tout, dans un village de 380 habitants, mais j’ai suivi cette actualité avec beaucoup d’attention et d’intérêt. J’ai eu beaucoup d’interlocuteurs au téléphone, dont mon fils qui dirige une usine Leroy-Somer à Budapest en Hongrie. Selon moi, cette vente à un groupe industriel japonais que l’on dit sérieux est une bonne nouvelle pour la France et la Charente (…). Je crois que les Japonais cherchent vraiment à s’implanter. Ils garderont sans doute les usines ici. Croyez-moi, mieux vaut des Japonais que des Européens chez Leroy-Somer. Un investisseur européen trouverait les charges et les salaires trop élevés en France et aurait la tentation de tout délocaliser en Europe de l’Est. » (propos recueillis par Olivier Sarazin).

Le développement de Leroy-Somer s’est fait dès la fin des années 1950 avec cette idée essentielle de miser sur l’exportation. En ce sens, Georges Chavanes a fait partie de ces grands patrons qui ont compris tout de suite l’intérêt du Marché unique puis de la régulation commerciale internationale (c’était aussi par l’exportation que Serge Dassault a permis à son groupe industriel de se développer alors que son père Marcel Dassault n’y croyait pas du tout). À la fin de sa vie, Georges Chavanes a sorti un livre sur son entreprise : "Leroy-Somer. Aventure industrielle et humaine du XXe siècle". Il a publié aussi "Si on délocalisait en France ? Pour sauver l’emploi".

Fort de cette brillante réussite industrielle, Georges Chavanes était l’un des personnages les plus intéressants pour mettre en pratique le programme de Jacques Chirac. Ce programme, publié en 1985 et dont le titre résumait en fait assez bien l’inspiration libérale : "Libre et responsable". Pour autant, Georges Chavanes n’était pas au RPR. Il était démocrate-chrétien, dans cette tradition du courant de patrons chrétiens pour qui l’efficacité économique ne pouvait se comprendre sans justice sociale. Il fut membre du Centre des démocrates sociaux (CDS), composante de l’UDF dont furent membres, parmi les leaders politiques d’aujourd’hui (et d’hier), des personnalités comme François Bayrou, Jean-Christophe Lagarde, Pierre Méhaignerie, Dominique Baudis, René Monory, Jean Lecanuet, etc.

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Georges Chavanes a même organisé dans sa ville d'Angoulême un congrès du CDS en octobre 1991, où il était question de la succession de Pierre Méhaignerie, alors président du CDS, et finalement, ce dernier a réussi à conserver sa responsabilité, mais encadré par deux de la nouvelle génération, Dominique Baudis, comme président exécutif, et Bernard Bosson, comme secétaire général succédant à Jacques Barrot.

Georges Chavanes fut ainsi élu député de la Charente le 16 mars 1986, à l’époque à la proportionnelle. Il fut réélu député de la première circonscription de la Charente en juin 1988 puis en mars 1993, et resta député jusqu’à la dissolution du 21 avril 1997.

Mais il laissa vite tomber son premier mandat de député car il fut appelé parmi les sept ministres centristes qui sont entrés dans le premier gouvernement de la cohabitation dirigé par Jacques Chirac. Le CDS et la plupart des leaders du CDS étaient très proches de Raymond Barre (et l’ont soutenu à l’élection présidentielle), ce dernier s’était opposé au principe de la cohabitation. Néanmoins, parce que la majorité parlementaire était très serrée (à cause du scrutin proportionnel), les députés centristes ont accepté le principe de la cohabitation, expliquant que leurs électeurs ne les auraient pas compris ni suivis s’ils avaient refusé de gouverner.

En fait, Georges Chavanes ne fut pas nommé lors de la formation du (second) gouvernement de Jacques Chirac le 20 mars 1986, mais… seulement le 25 mars 1986 où trois ministères avaient été "oubliés" (dont la Santé) ! Georges Chavanes fut ainsi nommé Ministre délégué auprès du Ministre d’État Édouard Balladur, chargé du Commerce, de l’Artisanat et des Services du 25 mars 1986 au 10 mai 1988. Son action était principalement focalisée sur la défense du commerce de proximité face aux hypermarchés et à la grande distribution en général (préservant la loi Royer), et il s’est opposé à l’ouverture des grandes surfaces le dimanche (le thème du travail le dimanche n’est donc pas nouveau).



L’échec à l’élection présidentielle de 1988, d’abord de Raymond Barre, le candidat que soutenait Georges Chavanes, au premier tour, puis de Jacques Chirac au second tour, a mis fin à son expérience ministérielle mais pas du tout à son aventure politique. Car son ambition était de conquérir la mairie de sa ville, Angoulême, ville parmi les plus endettées de France à cause des frasques de son maire socialiste.

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Une petite parenthèse pour présenter ce maire socialiste d’Angoulême qui s’appelait Jean-Michel Boucheron. Né le 15 décembre 1945, Jean-Michel Boucheron, instituteur socialiste, a conquis la mairie d’Angoulême en mars 1977 face au maire sortant, Roland Chiron (1920-2010), maire CNI depuis mai 1970 qui avait créé le fameux Festival d’Angoulême célébrant chaque année la bande dessinée (et les auteurs de BD, comme Gotlib en 1992). Ce dernier fut battu en raison d’une part, d’une vague favorable à la gauche, et d’autre part, probablement parce qu’il avait hérissé les commerçants en ayant mis piétonnes deux rues du centre-ville en 1976. Le nouveau jeune maire (il avait 31 ans), Jean-Michel Boucheron, fut ensuite élu député de la Charente en mars 1978, réélu en juin 1981 lors de la vague rose consécutive à la victoire de François Mitterrand, réélu en mars 1986 et en mai 1988 jusqu’en mars 1993 où il n’osa plus se présenter à nouveau.

Maire d’Angoulême, Jean-Michel Boucheron fut réélu également en mars 1983 à une époque où la gauche était en pleine défaite. Il fut même nommé par François Mitterrand membre du premier gouvernement de Michel Rocard, comme Secrétaire d’État chargé des Collectivités territoriales du 13 mai 1988 au 23 juin 1988. Il fut exclu du second gouvernement de Michel Rocard pour la simple raison que François Mitterrand se serait trompé de personne et l’avait confondu avec un autre Jean-Michel Boucheron, né le 6 mars 1948, également député socialiste mais d’Ille-et-Vilaine de juin1981 à juin 2012, qui n’a donc jamais fait partie d’aucun gouvernement.

Dans le texte qui suit, je n’évoquerai donc que le Jean-Michel Boucheron de la Charente et pas celui de l’Ille-et-Vilaine (soit dit en passant, quel désastre pour sa réputation d’être le malheureux homonyme d’un condamné de droit commun lorsqu’on a une fonction publique).

Fort de sa grande réputation d’industriel de la région, Georges Chavanes a réussi à conquérir la mairie d’Angoulême face au sortant Jean-Michel Boucheron en mars 1989. Pour ce dernier, ce fut le début de l’effondrement. En effet, Georges Chavanes a découvert une gestion calamiteuse de la ville, avec un endettement de 184 millions d’euros avec des taux d’intérêts de 20%, un trou de plus de 25 millions d’euros, du financement illégal etc., au point que Jean-Michel Boucheron, inculpé le 22 février 1991, a fui la justice française en février 1992 pour s’installer en Argentine et y ouvrir un restaurant !

Un véritable roman qu’on pouvait aussi imaginer dans la ville de Nice à la même époque avec Jacques Médecin. Les députés ont levé l’immunité parlementaire de Jean-Michel Boucheron le 3 décembre 1992 et ce dernier fut extradé le 25 mars 1997, jugé et condamné en juin 1997 à quatre ans de prison dont deux ans ferme par le tribunal correctionnel de Paris pour "complicité de faux en écriture de commerce, et complicité d’usage de ces faux, recel d’abus de biens sociaux et d’usage de faux, trafic d’influence et délit d’ingérence" (confirmation du verdict de son premier procès du 8 juillet 1994). Le 27 mars 2018, il fut également condamné pour l’organisation de son insolvabilité.

En raison de la situation financière d’Angoulême, Georges Chavanes a retardé certains travaux déjà engagés par la ville. Il a mis également la ville en cessation de paiement et a renégocié la dette avec les banques créancières qu’il a assignées pour soutien abusif (les banques n’auraient jamais dû prêter à une ville aussi mal gérée). Il fut réélu maire d’Angoulême en juin 1995. Il a accueilli de nombreuses personnalités, comme Simone Veil, alors numéro deux du deuxième gouvernement de la cohabitation, le 22 décembre 1994 pour l'inauguration d'un boulevard.

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Dans sa sagesse, Georges Chavanes a pris sa retraite en 1997, à l’âge de 72 ans, quand d’autres élus se sentent obligés de mourir les bottes aux pieds. Il laissa son jeune premier adjoint Philippe Mottet (également membre de l’UDF-FD) lui succéder (FD, Force démocrate, fut la continuation du CDS à partir du congrès de Lyon le 25 novembre 1995). Philippe Mottet fut ainsi élu maire d’Angoulême le 16 janvier 1997, puis réélu aux élections municipales de mars 2001, mais battu en mars 2008 par le candidat socialiste. Quant au siège de député de Georges Chavanes, après la dissolution du 21 avril 1997, Philippe Mottet n’a pas réussi à conserver la circonscription le 1er juin 1997 et fut battu par le candidat socialiste par 46,8% contre 53,2%.

Depuis sa défaite municipale, Philippe Mottet (qui fut aussi conseiller régional du Poitou-Charentes de mars 1992 à mars 2010) est devenu avocat à Saintes en 2009, tout en continuant à vivre avec sa famille à Angoulême, et en octobre 2014, il a pris la présidence de l’association Angoulême Solidarité, qui fut fondée en 1989 par Georges Chavanes dont il était alors encore le président d’honneur et qui a pour objectif de nourrir et d’héberger des sans-abri. Cette association caritative, dont Philippe Mottet était bénévole à ses débuts, emploie une vingtaine de personnes : « Servir les autres me manquait, même si mon métier me permet de défendre des causes. Mais j’entends mettre une barrière étanche entre cet engagement et mon passé politique. Pendant six ans, je n’ai pas répondu aux sollicitations pour ne pas être soupçonné de vouloir revenir en politique par le biais associatif. Aujourd’hui, tout est clair. » (Philippe Mottet dans "La Charente libre", le 7 octobre 2014).

Dans sa retraite, Georges Chavanes n’était pas resté inerte et au début des années 2010, il s’était engagé pour soutenir la candidature de certaines personnes à la mairie et à la députation, mais ce ne fut pas couronné de succès (électoral).

Georges Chavanes est mort la semaine dernière dans un silence médiatique étonnant et regrettable. Il a fait partie de ces héros de l’industrie française, ceux qui n’étaient pas des financiers mais des investisseurs économiques pour développer le génie français dans le pays et hors de ses frontières. On lui doit la grande réussite industrielle de Leroy-Somer et les milliers d’emplois qui lui sont encore associés aujourd’hui, en France et dans le monde. À l’heure de la voiture électrique, l’importance de Leroy-Somer n’est d’ailleurs pas sans conséquence.

À quelques mois des prochaines élections municipales, Georges Chavanes fut également un maire modèle, qui a cherché à gérer une ville monstrueusement endettée comme un chef d’entreprise en train de reprendre une entreprise en faillite. Il a su mêler efficacité économique, raison financière et solidarité sociale, ce qui, pour le responsable politique d’un exécutif, local ou national, devrait être le cahier des charges ordinaire d’un mandat électif.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (13 octobre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Georges Chavanes.
Étienne Borne.
André Diligent.
Pierre Méhaignerie.
Bernard Stasi.
André Damien.
Les Rénovateurs.
Le CDS.
Jean Seitlinger.
Simone Veil.
Nicole Fontaine.
Henry Jean-Baptiste.
Loïc Bouvard.
Bernard Bosson.
Dominique Baudis.
Jacques Barrot.
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Raymond Barre.
Charles Choné.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.

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