L’Etat, agent de la désertification des campagnes françaises ?
"Vous iriez voir un médecin qui a été obligé de s'installer à Morlaix" C'est par cette affirmation que la question des 'déserts' médicaux a été maladroitement relancée par Nicolas Sarkozy dimanche. Partons donc en Bretagne...
Il y a un peu moins d'un mois, j'ai consacré un 'post' à la situation des campagnes en France, loin des clichés habituels : Les ruraux ont la qualité de vie et les ennuis qui vont avec. Nombreux sont les articles sur les Français vivant en zone périurbaine, les oubliés de la croissance, ceux qui ne se déplaceront pas pour voter - les invisibles -, et enfin ceux confrontés au déclin des services publics de proximité.
L'actualité éclaire de ses feux le sujet à la mi-mars, parce que les principaux candidats à l'élection présidentielle s'intéressent soudain à désertification des campagnes françaises, au non-remplacement des médecins partant à la retraite ou encore au maintien - ou non - des services publics. Le journal Ouest-France a posé dimanche ces questions aux Etats-majors des candidats. Les réponses ornent la double page intitulée Le monde rural défend ses services publics menacés. Pour incarner cette désertification, les journalistes Marc Pennec et Thierry Richard ont arpenté la Bretagne intérieure...
Or l'intérieur de la péninsule subit les effets d'un déclin démographique combiné avec un vieillissement de la population. Ce double phénomène n'arrive pas par hasard. Comme ailleurs en France, les campagnes bretonnes ont connu une transition démographique, l'exode rural vers les ports, grandes villes de l'Ouest, mais aussi vers Paris. Elles ont perdu leurs garçons sur le front, de 1914 à 1918. Elles ont enfin connu l'augmentation de la productivité agricole, par la mécanisation et par l'industrialisation de l'élevage.
Mais en Bretagne, les élus régionaux et nationaux ont recherché par tous les moyens à apporter la modernité à marche forcée. Il fallait tirer la péninsule de sa léthargie, de ses obscurités ? L'impact de l'aménagement du territoire depuis 1945 à l'échelle de la région administrative est généralement présenté comme positif. C'est globalement vrai pour les marges extérieures de la péninsule. C'est beaucoup moins évident à l'intérieur des terres. Plus les premières se développent, plus elles se connectent au reste de l'Hexagone, plus le cœur de la Bretagne dépérit.
Il faut partir de la carte des quatre départements : j'ignore ici la Loire-Atlantique qui - si elle était rattachée- accentuerait encore les écarts entre centre et périphéries bretonnes [Village gaulois].
Les villes principales se situent à proximité ou sur le littoral. Elles dépassent en taille bien des villes actives du point de vue de la pêche (Douarnenez, Cancale, Concarneau), du commerce (Roscoff) ou du tourisme. L'activité industrielle y a généralement disparu (faïenceries à Quimper) ou décliné (tabac à Morlaix). Partout, l'Etat a imposé sa marque. Brest devient port de guerre sous Richelieu. Colbert fait de Lorient le siège de la Compagnie des Indes tandis que Saint-Malo tire sa richesse de la guerre de Course, autorisée par licence royale.
Après la Révolution, Paris reprend pour l'essentiel la carte des diocèses, sans répartir les préfectures et sous-préfectures : le choix de Pontivy est un échec. Au XIXème siècle, l'industrialisation de Rennes s'accompagne d'une transformation de la ville en garnison, arsenal et dépôt militaire éloigné des frontières de l'Est. Après les événements de mai 1968, Rennes perd sa prééminence universitaire et dissémine à Brest, puis dans des villes déjà avantagées parce que proches du littoral. C'est en cela que la Corse se différencie nettement, qui tente l'expérience mitigée de Corte, à l'intérieur des terres.
C'est bien au nom du désenclavement de la Bretagne que l'Etat, sous la pression des élus locaux, lance des projets de construction de quatre-voies non payantes : c'est le Plan Routier Breton lancé en 1972. Dans les vingt dernières années, la SNCF accepte de faire circuler au-delà de Rennes ses TGV : soit par le nord, soit par le sud. Dès les années 1960, il apparaît que l'amélioration des réseaux de transport a entraîné le contraire de ce que l'on souhaitait au départ. La Bretagne intérieure se vide pendant que les littoraux se densifient. Dans ce cas précis, il est difficile de se réjouir à cause de l'artificialisation de ses littoraux, avec la multiplication des constructions de résidences secondaires : exemple de la Cornouaille.
Ce n'est pourtant pas une ville de l'Argoat mais une ville proche du littoral - Morlaix - qui a attiré sur elle une raillerie présidentielle lors d'un passage de l'intéressé sur le plateau de l'émission Capital sur M6, dimanche 18 mars.
La présentation dynamique de ces cartes successives donne une meilleure idée du résultat final : l'isolement progressif de l'Argoat. L'Etat est-il un agent de la désertification ? Il faut se méfier des caricatures. Dans le cas évoqué par Nicolas Sarkozy (voir au-dessus), une octogénaire veut obtenir un rendez-vous chez un médecin ophtalmologiste à Morlaix. Mais au moindre problème de santé, elle peut prendre sa voiture, et en moins d'une heure se rendre à l'hôpital universitaire de Brest. Tout ce qui était loin s'est considérablement rapproché. Il ne faut jamais perdre de vue la perspective historique...
Malheureusement, l'article d'Ouest-France accumule les contre-sens. A La Trinité-Langonnet, dans l'extrême nord-ouest du Morbihan, les habitants se battraient contre un Etat défaillant. Les services publics partiraient à cause de la tyrannie de la rentabilité : bureau de poste à l'ouverture épisodique et école primaire en limite de fermeture. Le médecin issu d'une sélection malthusienne (merci le numerus clausus) est seul. Il ne consulte pas le week-end. Marc Pennec glisse ensuite une allusion au cas de l'hôpital de Carhaix, lui aussi en situation délicate. Tout cela est vrai, mais il faut replacer le tableau dans ce contexte : celui de la métropolisation, de la littoralisation et de la montée en puissance des réseaux de communications.
Pour relancer démographiquement l'Argoat, les solutions existent, pourtant totalement fantaisistes. On pourrait par exemple imaginer la concentration des fonctions administratives dans une ville de l'intérieur de la péninsule. L'hôpital de Carhaix se transformerait en CHU. Dans le cas des universités, pour s'inspirer de la Corse, une seule ville accueillerait une structure unique. Mais pour que Loudéac - exemple pris au hasard - devienne un pôle universitaire, il faudrait dans le même temps fermer les universités existantes ; on imagine le tollé. Dans le cas des transports, une autoroute relierait gratuitement Rennes à Brest par l'Argoat, tandis que les voies express seraient laissées telles quelles, ou ponctuées de péages.
En attendant, on continuera à pleurer sur les services publics menacés et le marché fou...