Les ateliers de la pensée
Les ateliers de la pensée sont un rendez-vous annuel à Dakar. C’est un ensemble d’ateliers, conférences avec débats, organisé par Felwine Sarr et Achille Mbembe. Le numéro 4 se déroule du 23 au 26 mars 2022. Son objet est le renouveau de la pensée, au départ d’Afrique, qui est un lieu et une place politique dans la diversité conflictuelle des lieux et des places, à destination du « cosmos », au moins de notre planète : notre cosmos atteignable. « cosmologie du lien et formes de vie » en est le titre.
Les ateliers de la pensée sont victimes de leur succès et l’amphi du Musée des Civilisations Noires (MCN) est devenu un peu petit. Dans le foisonnement de ces ateliers, on trouve un très grand nombre d’intervenants, dans des sessions avec un sous-thème, on trouve des performances, un film… Tout est visible sur YouTube, en direct et en différé. Voici une adresse d’un des films : https://www.youtube.com/watch?v=f8ChMVCUnhU
Il est impossible de dire l’exhaustivité de ce qui s’y passe, ce qui s’échange, juste en donner un parfum et l’envie d’en être l’année prochaine.
Beaucoup de communications sur les relations des hommes et des vivants, l’unité de la terre, des humains, des animaux, des plantes, des pierres… la communauté de destin. L’idée de ecclésia, même si ce mot n’est pas prononcé, est partout, comme la recherche de la grande assemblée générale des luttes qui permettrait de tout dire, tout échanger et de trouver par la prise en compte de chacun, les solutions aux maux qui nous taraudent. L’humanité se compose de plus de morts que de vivants (Auguste Comte). L’humanité se compose de millions d’années de bâti lent, chimique, et les atomes qui constituent nos corps, corps qui « fabriquent » nos pensées, viennent des étoiles lointaines et sont les mêmes que ceux qui constituent une pierre, un courant d’air ou un mouton. Comment penser tout à la fois et ne pas distinguer trop ce qui constitue son intérêt proche ?
Felwine Sarr démonte l’économie comme mode de production qui détruit plus qu’il ne produit. Notre croissance fait décroitre le vivant. Dans la même session, Isabelle Delannoy propose une économie circulaire qui organise une symbiose entre l’activité humaine et la nature, et qui pense le recyclage des objets dès le début de toute activité de production. La nature représente un modèle pour cela puisqu’elle recycle tout, c’est presque son principe actif. On peut utiliser les co-produits dans des systèmes économiques bâtis comme des milieux écologiques.
Ces événements des ateliers ne la pensée ne prétendent pas faire la description de cette vaste manifestation. Ils sont donnés selon mon désordre et en toute subjectivité.
Il faut noter la performance remarquable de Faustin Linyekula Mon corps, mon archive, dont le sens arrive à la fin : un film montre comment son village l’accueille, par quel rite, il est comme réintroduit dans la communauté dont il s’est absenté si longtemps, tandis qu’il danse une danse nerveuse, tendue, intense. Il nomme ensuite ces ancêtres depuis de longues générations jusqu’à l’ancêtre premier, l’ancêtre de tous, et il n’y a dans cette généalogie que des pères. Tristesse. C’est ainsi et il faut bien partir de là.
Hanane Essaydi nous fait l’éloge de la lenteur et de la contemplation qui est en soi une merveille, s’appuyant sur un roman de Patrick Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, comme une clairière dans le flot de pensées (non pas que ce ne soit pas de la pensée, mais elle est légère). Elle nous dit l’étonnement des personnes de son entourage devant cette passion qui l’anime de regarder, d’écouter. Elle oppose le cognitif (scientifique, froid, tyrannique…) au sensoriel qui amènerait l’émerveillement, mais la plupart des scientifiques sont éblouis par ce qu’ils voient, décrivent, analysent et sont aussi contemplatifs qu’elle.
Tanella Boni dérive sur l’imaginaire de la liane, dans une pensée proche du regretté Michel Serres : tisser, partir de la base… nous avons besoin de liens parce qu’il y a des séparations dans le monde… il faut bien couper le cordon ombilical, ce qui fait crier, pour vivre, soi avec l’autre, la mère d’abord, le père, et tous les humains…
Souleymane Bachir Diagne (parler le même langage) et Madoula Soumahoro (du « Je » au « Nous » : territoires, langues et filiations : singularités, intimités et individualités comme prérequis fondamentaux) proposent des modes d’entente dans une paradigme qui comprend vraiment le concept d’universalité, des modes de progrès, pacifiants, inclusifs : « L’honneur d’être différents, c’est pour toujours nous projeter au bonheur d’être ensemble. »
Bien des discours divisent le monde entre pauvres victimisés et bourreaux blancs. Ces discours sont toujours stéréotypés, hémiplégiques, omettant toute l’esclavagisme venue du nord-est, de l’Arabie, voyant dans le chlordécone une malveillance liée à la couleur de peau, oubliant les algues vertes de Bretagne, le médiator, dans lesquels la couleur de peau ne joue aucun rôle.
Leyla Dakhli fait le portrait d’une femme prise dans la révolution tunisienne, avec un frère, héros politique un peu par hasard, un mari en prison. Elle nous fait partager par les mots l’existence tellement contrainte de cette femme dans ce moment de la politique de son pays. Elle noue fortement l’individuel et le collectif et la force prégnante de la société dans laquelle on nait. Un grand merci pour ce récit de compassion, merci de nous avoir fait connaître cette belle âme à la vie si triste : https://www.youtube.com/watch?v=tKrixGLSwcU à 6h07’.
Mbougar Sarr dérive sur la bibliothèque de Babel de Borges : l’homme est un lecteur et il lit tout ce qui l’entoure dans une multiplicité d’interprétations croisées qui tissent la toile du monde, où lire nous lit en retour.
Les ateliers de la pensée ont projeté un film sur les massacres perpétrés par les khmers rouges au Cambodge : Les tombeaux sans noms de Rithy Panh (2018), film éprouvant de par l’horreur des violences subies. Les survivants sont dans la peine car les morts, leurs morts n’ont pas pu leur dire où ils sont morts et où ils sont : ils pratiquent mille rites pour avoir la réponse à cette question, puis pratiquent des funérailles symboliques, avec des pierres. Le débat apporta le récit de toutes sortes de rites mortuaires dans plusieurs pays africains. Nous vivons avec les morts, nous vivons dans cette grande communauté de toutes celles et ceux par qui nous sommes passés, de toutes celles et ceux qui sont loin et partagent notre humanité, et tous les terriens animaux, les non-vivants…
Il est impossible de tout dire. Comme un témoignage en zigzag : travailler, dire, chercher encore par cette unité la solution de nos problèmes… nous avons besoin de tout et de tous. C’est ce que font ces ateliers de la pensée à Dakar, Sénégal, espérant qu’ils soient féconds et recommencent leurs travaux dans une version 5.