Yves Guéna, l’un des derniers gaullistes de la première heure
« Voici que se referment les portes de la gloire. Demain, j’entrerai dans les temps ordinaires. » (Yves Guéna parlant de la démission de De Gaulle en avril 1969).
Coïncidence ? Alors que Pierre Messmer, disparu le 29 août 2007, sera honoré par les gaullistes dans quelques jours, le 20 mars 2016 à l’occasion du centenaire de sa naissance, l’un de ses ministres les plus fidèles au gaullisme, Yves Guéna, s’est éteint à l’âge de 93 ans, ce jeudi 3 mars 2016 à Paris.
Avoir 17 ans au début de la guerre (né le 6 juillet 1922 à Brest), et s’engager sans hésitation dans la Résistance (comme Daniel Cordier), c’est ce type d’acte héroïque, un acte fondateur d’une vie au service de son pays, auquel s’est livré le jeune Yves Guéna. Dès le 19 juin 1940, il quitta sa ville de Brest pour se rendre en Angleterre et ce fut le 1er juillet 1940 qu’il s’est engagé dans les Forces Françaises Libres (FFL) pour toute la durée de la guerre. Sa première rencontre avec De Gaulle a eu lieu le 6 juillet 1940 à l’Olympia Hall à Londres.
Jeunes technocrates au service de la politique gaulliste
Sorti de l’ENA en 1947, il fut haut fonctionnaire. Contrôleur civil au Maroc en 1947 puis maître de requêtes au Conseil d’État en 1957 (conseiller d’État en 1972), il fut le directeur de cabinet de Michel Debré, alors Ministre de la Justice en 1958 et 1959 (il fut l’un des rédacteurs officieux du projet de nouvelle Constitution entre le 4 juin 1958 et le 14 juillet 1958), puis directeur de cabinet adjoint de Michel Debré à Matignon en 1959. Ambassadeur en Côte d’Ivoire le 8 août 1960, il s’engagea dans la vie politique, naturellement sous l’étiquette gaulliste, en 1962.
Il a fait partie de ces jeunes gaullistes qui sont allés aux législatives en terre de mission au centre de la France, lui en Dordogne en 1962 comme Jacques Charbonnel en Corrèze en 1962 et Jacques Chirac aussi en Corrèze en 1967.
Député de la Dordogne de novembre 1962 à mai 1981 et de mars 1986 à mai 1988, sénateur de la Dordogne de septembre 1989 à janvier 1997, maire de Périgueux de mars 1971 à janvier 1997, Yves Guéna fut Ministre des Postes et Télécommunications du 7 avril 1967 au 31 mai 1968 et du 12 juillet 1968 au 29 juin 1969, Ministre de l’Information du 31 mai 1968 au 10 juillet 1968, Ministre des Transports du 5 avril 1973 au 27 février 1974, Ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat du 1er mars 1974 au 27 mai 1974. Il fut aussi conseiller général de la Dordogne de 1970 à 1989. Secrétaire général de l’UDR en 1976 (juste avant la création du RPR), il fut également vice-président du Sénat de 1992 à 1997. Il a "offert" sur un plateau d’argent la mairie de Périgueux à Xavier Darcos qui l’a "perdue" en mars 2008.
Il commença à être connu alors qu’il était ministre lors de la crise de mai 1968. Le Premier Ministre Georges Pompidou lui avait demandé de menacer les radios périphériques de retirer leur autorisation d’émettre si elles continuaient à parler trop favorablement des étudiants en révolte. Dans ses "Cahiers secrets de la Ve République", Michèle Cotta l’a ainsi décrit : « Il était apparu, sinistre, juste avant la grève de l’ORTF. Il n’avait franchement pas l’air d’être un gai luron. Héros de la guerre, c’est un gaulliste de la toute première heure, qui est tout sauf un extraverti. Excepté, paraît-il, à Périgueux, où il est le maître des lieux et des cérémonies. Son allure n’est pas celle du laisser-aller, certes, mais il s’exprime avec une décontraction qui me surprend, venant de sa part. » (20 février 1975).
Parmi les barons du gaullisme
Ministre sous deux Présidents de la République, Yves Guéna a pu pressentir la fin de leurs mandats. Il a raconté à Michèle Cotta en novembre 1978 l’engrenage de la défaite du référendum du 27 avril 1969 : « Ma première réunion de campagne, je l’ai faite à Mompon, près de chez moi. Il y avait peu de monde, je n’ai pas réussi à faire bouger les assistants. En sortant, je me suis dit que j’avais fait un bide. En fait, ce n’était pas moi qui en faisais un, mais le référendum ! Notre campagne était molle, même chez les militants, tandis que celle des notables contre nous était très bien faite. Quant aux milieux patronaux, ils nous ont laissés tomber ; la droite n’avait plus la trouille parce que les élections législatives [de mai 1968] s’étaient bien passées pour elle et que le recours existait : c’était Pompidou. ».
Yves Guéna avait pris quelques notes en conseil des ministres. Lors du dernier conseil des ministres le 23 avril 1969, De Gaulle, sans illusion, avait conclu auprès de ses ministres : « En principe, à mercredi prochain. Peut-être, s’il n’en était pas ainsi, un chapitre de l’histoire de France serait terminé, mais nous avons espoir ! ».
Et de dire que la déclaration de Rome (Georges Pompidou qui a déclaré le 17 janvier 1969 à Rome : « Ce n’est, je crois, un mystère pour personne que je serai candidat à une élection à la Présidence de la République quand il y en aura une, mais je ne suis pas du tout pressé ! ») n’était pas en concertation avec De Gaulle comme Olivier Guichard voulait l’affirmer : « Je suis sûr que c’est faux ; que Pompidou a voulu provoquer le Général, au contraire. Ce vieux renard savait bien l’importance de la moindre déclaration. Peut-être que Balladur a été le premier étonné, mais , ce dont je suis certain, c’est que la déclaration a été concoctée avec Pierre Juillet… ».
À la fin du dernier conseil des ministres présidé par le Président Georges Pompidou le 27 mars 1974, Yves Guéna avait confié au journaliste Pierre-Marie de la Gorce : « Le Président va mourir cette semaine. » (cité par Michèle Cotta).
Au milieu des années 1970, Yves Guéna avait pris une importance politique non négligeable mais restait assez hésitant sur le soutien à apporter à Jacques Chirac. Pierre Juillet et Marie-France Garaud s’amusaient à le décrire comme l’homme aux deux parapluies : « Celui qu’il porte et celui qu’il a avalé ! ».
Le 7 avril 1976, Jacques Chirac, Premier Ministre et secrétaire général de l’UDR, nouvellement nommé par Valéry Giscard d’Estaing "coordinateur de la majorité", a voulu quitter la tête de l’UDR. Il a alors convoqué à Matignon Yves Guéna, l’un des secrétaires généraux adjoints, pour lui dire qu’il avait pensé laisser la direction de l’UDR… à Albin Chalandon (voulu par Marie-France Garaud). Réaction très verte d’Yves Guéna : « Je ne lui ai pas caché que je trouvais que ce poste, d’ailleurs délicat, me revenait de droit. » (confidence lâchée le 20 avril 1976 à Michèle Cotta qui a ainsi commenté : « Cela ne m’étonne pas du tout de Guéna : derrière son franc-parler d’autant plus inattendu que son apparence physique est raide, il a une assez haute idée de lui-même, qu’il cache le plus souvent, mais qui m’a néanmoins toujours paru évidente. »). Le surlendemain, après une réunion avec Roger Frey et Olivier Guichard très réticents, Jacques Chirac convoqua de nouveau Yves Guéna et lui déclara : « Tu m’as convaincu. Ok, tu seras secrétaire général de l’UDR. ».
La suite de l’histoire, c’est que quelques mois plus tard, Jacques Chirac démissionna avec grand fracas de Matignon et le 5 décembre 1976, transforma l’UDR en RPR dont il a pris la présidence. Voici Jacques Chirac en piste pour les quatre élections présidentielles suivantes…
Commandeur des croyants
La carrière politique d’Yves Guéna, tant locale (à Périgueux) que nationale (comme parlementaire et ministre), a toujours été sous le sceau de son engagement gaulliste de la première heure. Surnommé le "commandeur des croyants" par ses amis de Dordogne, il était le prophète du Dieu De Gaullle : « Pour moi, dans l’Histoire de France, il y a Clovis, Charlemagne, Philippe Auguste, Jeanne d’Arc, Henri IV, Louis XIV, Napoléon et De Gaulle. Ils sont au même niveau. ».
Yves Guéna a atteint le plus haut sommet de l’État le 3 janvier 1997 avec sa nomination, par René Monory, alors Président du Sénat, comme membre du Conseil Constitutionnel pour succéder à Étienne Dailly décédé le 24 décembre 1996 (nommé le 8 mars 1995). Il a prêté serment le 20 janvier 1997 et fut nommé Président du Conseil Constitutionnel le 1er mars 2000 par Jacques Chirac après la démission de Roland Dumas. Assurant l’intérim pendant un an (Roland Dumas s’était mis en congé en raison de ses tracas judiciaires), il présida en pratique la plus haute juridiction de la République du 24 mars 1999 au 9 mars 2004. C’est la première fois (et seule fois) que le Conseil Constitutionnel a été présidé par un membre qui n’a pas été nommé par le Président de la République.
Il continua ses engagements comme président de l’Institut du monde arabe (IMA) de 2004 à 2007 (avant Dominique Baudis), président de l’Institut Charles-De Gaulle de 2000 à 2006, de la Fondation Charles-De Galle de 2001 à 2006, de la Fondation de la France libre de 2007 à 2011 (après Pierre Messmer), etc.
Mémoire d’Outre-Gaulle
Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, tant des essais que du théâtre ou des romans, Yves Guéna écrivit notamment la biographie du Baron Louis (publiée le 19 octobre 1999) qui lui valut le prix Jacques de Fouchier de l’Académie française en 2000. Il avait aussi envisagé les cent premiers jours du retour de la droite au pouvoir au printemps 1986 (dans un ouvrage collectif publié en 1985).
Son dernier livre était ses "Mémoires d’Outre-Gaulle" (livre sorti le 21 avril 2010). Yves Guéna n’a pu s’empêcher de se poser la question sur ce qu’aurait pensé De Gaulle sur les événements qui ont ponctué les quarante dernières années : « Qu’est-ce que vous voulez ? Lorsque vous entendiez le Général De Gaulle, il fallait quand même que ça rentre dans votre tête et que ça y reste ! Quand j’étais au gouvernement, je notais toutes ses déclarations en conseil des ministres. En principe, ce n’est pas autorisé, mais j’ai continué avec Pompidou. Mine de rien, je prenais des petites notes et je les rédigeais dès que je rentrais à mon ministère. » ("Sud Ouest", le 28 avril 2010).
Capable de parler des nombreux acteurs qui ont jalonné la vie politique française, comme Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac (« J’ai une très grande admiration, une très grande amitié pour Chirac. C’est un grand bonhomme. »), François Mitterrand (« Il était intelligent et habile mais il n’a rien apporté à la France. »), Yves Guéna s’était bien gardé de donner une opinion sur le quinquennat de Nicolas Sarkozy qu’il avait soutenu en 2007 : « Mon livre s’arrête en 2007, vous savez. En 2007, j’ai soutenu Sarkozy sans aucune restriction. Et vous avez remarqué que j’attends d’avoir un certain recul pour parler des choses ! ». On ne saura donc rien sur ce qu’il pensait des gaullistes d’aujourd’hui…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (3 mars 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Qu’aurait pensé le Général De Gaulle ?
De Gaulle en 1940.
De Gaulle en 1965.
Georges Pompidou.
Le gaullisme politique.
Edmond Michelet.
Pierre Messmer.
Robert Boulin.
Jacques Chaban-Delmas.
Valéry Giscard d’Estaing.
Jacques Chirac.
Raymond Barre.
Edgar Faure.
Maurice Faure.
René Monory.
Jean Lecanuet.
Jean Foyer.
Michel Debré.
Jean-Marcel Jeanneney.
Olivier Guichard.
Alain Peyrefitte.
Roger Galley.
Jean Charbonnel.
Pierre Bas.
Philippe Séguin.
Jacques Toubon.
Daniel Cordier.