lundi 13 septembre 2010 - par
Pour une critique intelligente de l’islam (I)
Aucune religion n’est au-dessus de la critique. L’islam ne fait pas exception à la règle. Mais tant qu’à critiquer, autant le faire intelligemment, sans caricature ni amalgame. Pour ce faire, voici quelques règles utiles à respecter :
Première règle : tenir compte de la variété géographique
L’islam est une réalité complexe. La manière dont les préceptes du Coran sont interprétés et mis en pratique varie considérablement suivant les sociétés. Il est donc pour le moins discutable de chercher à discréditer l’islam en ne se référant qu’aux sociétés les plus fondamentalistes, celles qui prétendent appliquer la charia à la lettre. Il serait tout aussi erroné de vomir en bloc le catholicisme en se basant sur quelques exemples, comme celui de l’Irlande, pays où l’Église a commis de graves abus parce que la société et le pouvoir politique lui ont laissé trop de pouvoir.
L’ignorance à l’égard de la variété géographique de l’islam va généralement de pair avec un manque de culture historique. Car cette variété géographique est en grande partie due au fait que l’islam a évolué différemment suivant les endroits et les contextes socio-politiques.
Deuxième règle : adopter une perspective historique
Par paresse intellectuelle et sous l’influence de manipulations politiques, nous avons tendance à « essentialiser » les cultures et les groupes humains : religions, nations, civilisations, etc. Autrement dit, nous voyons ces cultures ou ces groupes comme ayant une essence, une nature éternelle et immuable. C’est ainsi que j’ai pu lire, sur AgoraVox, des commentaires faisant remonter la civilisation française à 2000 ans, voire à l’époque de Lascaux ! Voilà ce genre de mythe dont il faut se défaire quand on aborde une civilisation ou une religion.
Cette remarque générale vaut aussi pour l’islam. Souvent, pour discréditer cette religion, on se réfère à ses origines. On cite à plaisir les versets du Coran les plus belliqueux ou les plus sexistes. On dénonce également – en se basant sur un récit d’ailleurs controversé – la pédophilie de Mahomet, qui aurait épousé Aïcha alors qu’elle avait six ans et consommé son mariage quand elle en avait neuf. Ces références ont évidemment un but : jeter l’opprobre sur l’islam et les musulmans d’aujourd’hui. Or, ce genre d’argument ne tient pas compte du fait que les religions évoluent, et qu’elles ne restent jamais entièrement fidèles à leurs origines. On peut parfois déplorer ce fait - par exemple, quand on voit la manière dont la plupart des chrétiens ont pratiqué l’amour des ennemis au cours des siècles. On peut aussi s’en réjouir. Le judaïsme antique n’était pas moins féroce à l’égard des femmes adultères que l’islam fondamentaliste. Quant au christianisme des origines, il n’avait pas aboli la loi de Moïse, et était donc de ce fait conforme aux préceptes les plus durs du judaïsme.
Il est donc fallacieux de vouloir juger une religion simplement à l’aune de ses origines. Le judaïsme et le christianisme ont considérablement changé au cours des siècles : parfois pour le pire, mais le plus souvent pour le meilleur. Il en va de même pour l’islam, même si l’évolution de cette religion a été souvent plus lente, à partir d’une certaine époque, que celle du christianisme. Même un pays fondamentaliste comme l’Iran accompagne dans une certaine mesure cette évolution. Ainsi, 60 % des étudiants iraniens sont des femmes. La condition des femmes a également évolué dans les pays arabes, et généralement dans le bon sens. L’historien Henry Laurens, dans cette conférence, ne nie pas qu’il y ait encore de fortes inégalités entre hommes et femmes dans les pays arabes. Mais il fait également remarquer que ces inégalités ont considérablement diminué dans certains domaines, notamment en matière d’éducation. Aujourd’hui, dans la plupart des pays arabes, les filles sont à peu près autant alphabétisées que les garçons. De plus, on constate souvent une arrivée massive des jeunes femmes dans l’enseignement supérieur. Dans certains pays (Koweit, Qatar, Émirats arabes unis), les étudiantes sont même trois fois plus nombreuses que les étudiants.
Reste que les lois et les coutumes des pays musulmans sont généralement moins démocratiques et plus sexistes que celles des pays occidentaux. Beaucoup de musulmans ont une réticence, voire un rejet pur et simple à l’égard des valeurs célébrées aujourd’hui en Europe et en Amérique du nord. Mais faut-il imputer à l’islam toute la responsabilité de cette situation ? C’est à cette question que je vais maintenant tâcher de répondre.
Troisième règle : interpréter les corrélations avec prudence
Deux phénomènes A et B sont corrélés lorsqu’il existe entre eux une certaine relation. Toute la difficulté est de savoir en quoi consiste cette dernière. A est-il cause de B ou B est-il cause de A ? Peut-être sont-ils causes l’un de l’autre. Peut-être sont-ils tous deux les effets d’une cause C. Mais il se pourrait que la réalité soit encore plus complexe. Par exemple, A peut être l’effet de B+C et non de B tout seul.
Revenons maintenant au cas de l’islam. Si nous constatons (souvent, mais pas toujours) une certaine corrélation entre islam et rejet de la modernité occidentale, gardons-nous de l’interpréter hâtivement. Certes, on peut difficilement nier que l’islam, comme n’importe quelle religion, contienne des germes de sectarisme et de violence. Qui dit religion dit sacralisation d’une chose, d’une idée, d’un texte ou d’une personne. Appartenir à une religion, c’est considérer qu’il y a certaines réalités qui sont sacrées, c’est-à-dire qu’on ne peut toucher, critiquer ou tourner en dérision. Le problème est sans doute particulièrement vif pour des religions qui s’appuient sur des textes sacrés, comme le judaïsme, le christianisme et l’islam. De tels textes ont figé pour des siècles des croyances, des traditions et des pratiques qui constituaient peut-être un progrès à l’époque, mais seraient aujourd’hui inacceptables. Et comme ces textes sont sacrés, on n’ose guère les mettre en question.
Cependant, aucune religion n’est figée définitivement. Même celles qui s’appuient sur des textes sacrés peuvent évoluer, parce que ces textes doivent être interprétés à cause de leurs ambiguïtés et contradictions apparentes. Surtout, une religion n’est jamais coupée de son contexte social et politique. Ce contexte joue à la fois sur le poids de la religion dans la vie sociale et sur son contenu idéologique.
Islam = soumission ?
Cette notion de contexte social et politique va nous permettre d’analyser deux exemples de corrélations mal interprétées : islam/soumission, et islam/haine de l’occident.
On présente souvent l’islam comme une religion de soumission : soumission à Dieu, au pouvoir politique, soumission des femmes au pouvoir patriarcal, etc. Pour enfoncer le clou, on se réfère à l’étymologie du mot islam, qui signifie justement soumission en arabe. Tout cela n’est pas entièrement faux. Mais il serait abusif d’imputer au seul islam les rapports de domination existant dans les sociétés ou les familles musulmanes. Ce serait aussi absurde que d’accuser les chrétiens d’être nécessairement machistes, esclavagistes et ennemis de la démocratie. Le christianisme, à bien des égards, est également une religion prônant la soumission. Saint Paul, qui est parfois considéré comme le véritable fondateur du christianisme, prêchait la soumission des femmes à leurs maris et des esclaves à leurs maîtres (Épître aux Éphésiens, chapitres V et VI).
De la même manière, il exhortait les chrétiens de Rome à se soumettre au pouvoir politique : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. » (Épître aux Romains, chapitre XIII, 1-2)
Force est de reconnaître que ces versets ne sont pas restés lettre morte. Pendant des siècles, les Églises chrétiennes ont légitimé l’ordre social traditionnel et condamné les révoltes sociales ou politiques. Mais l’évolution historique de l’Europe (progrès de la science, guerres de religion, émancipation progressive du pouvoir politique à l’égard des Églises, etc.) a conduit à une mise en question générale des dogmes, des pratiques et des institutions du christianisme. Les chrétiens, tant bien que mal, ont dû s’adapter à ces changements. Beaucoup d’entre eux, aujourd’hui, sont de bons démocrates et partisans d’une parfaite égalité entre hommes et femmes. Certains, notamment en Amérique latine, ont même adopté une attitude radicalement critique à l’égard des inégalités sociales.
L’exemple du christianisme le montre : une religion peut avoir une grande souplesse et s’adapter à de multiples contextes sociaux et politiques. Pourquoi ne serait-ce pas le cas de l’islam ? Pourquoi les musulmans seraient-ils par nature incapables d’aimer la liberté et l’égalité entre les êtres humains ?
La question mérite d’autant plus d’être posée que les rapports de domination existant dans les sociétés musulmanes n’ont souvent pas grand-chose à voir avec l’islam. Par exemple, le manque de démocratie dans certains pays s’explique en grande partie par le soutien d’une grande puissance étrangère (États-Unis, notamment) au régime en place.
Islam = haine de l’occident ?
Comme on vient de le voir, le lien entre islam et esprit de soumission est beaucoup plus complexe que ne le disent certains islamophobes. Il en va de même pour le rapport à l’occident, c’est-à-dire à la civilisation euro-américaine. Après le 11 septembre, l’admirable George W. Bush se demandait : « Pourquoi nous haïssent-ils ? » Dans sa bouche, cette question était sans doute faussement naïve. Mais il n’est pas douteux que beaucoup d’Américains et d’Européens ont à l’époque pensé :
- que les musulmans dans leur ensemble haïssaient l’occident ;
- que cette haine était sans fondement rationnel, étant donnée l’infinie bonté des occidentaux à l’égard des peuplades arabo-musulmanes. D’où l’idée que cette haine était due à des causes religieuses, et en particulier à un certain puritanisme (les musulmans crevant de jalousie en voyant les occidentaux se beurrer la gueule et s’envoyer en l’air comme bon leur semble).
Nul besoin d’avoir un doctorat d’histoire ou de sciences politiques pour se rendre compte de la naïveté de telles croyances. Si un grand nombre de musulmans ont de la rancœur envers les États-Unis et leurs alliés, c’est pour des raisons souvent tout à fait objectives : soutien inconditionnel apporté à des régimes dictatoriaux et à Israël, bombardements et blocus meurtrier en Irak, invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, etc.
Il en va de même pour la rancœur de certains Maghrébins ou Franco-maghrébins à l’égard de la France et des « Français de souche ». Ainsi, n’en déplaise au philosophe (?) Alain Finkielkraut, le lien entre l’islam et les émeutes de 2005 est extrêmement ténu. Les causes sociales (chômage massif, racisme quotidien, ghettoïsation…) ont joué dans cette affaire un rôle autrement important.
(À suivre)