vendredi 10 mars 2017 - par lephénix

André Gorz : « un autre monde est possible »

La thématique du "revenu universel" n'en finit pas de refaire surface à la faveur de la "compétition" électorale hexagonale. La voilà désormais consacrée en marqueur des interrogations contemporaines. « Mi-philosophe et mi-journaliste », André Gorz (1923-2007) avait longuement mûri cette idée dont l'heure vient de sonner. Il s’était donné pour tâche de renverser le savoir établi pour « créer une rupture dans la façon de penser les problèmes » au fil d’une œuvre visionnaire, « fervente et exigeante »… L’une des toutes premières à proposer une alternative à un « capitalisme » confronté à ses limites internes…

 

« Deux fois rebelle », André Gorz (né Gerhart Hirsch à Vienne) était, nous rappelle l’historien Willy Gianinazzi, un « individu inassimilé qui apprit à vivre en dépassant son refus juvénile d’exister par son rejet du conformisme social » et d’autre part un « écrivain subversif refusant la mainmise de la machine technocapitaliste sur la vie et la nature ».

Mais, s’il est connu du grand public, c’est par sa Lettre à D. (Galilée, 2006), considérée comme l’un des plus beaux textes d’amour de la littérature : une lettre en soixante-seize pages adressée à son épouse Dorine, avec qui il se donna la mort un an plus tard, au crépuscule d’une vie multiple minée par la maladie dégénérative de son alter ego - et marquée par une irréductible quête de sens et d’utopies concrètes ainsi que par le refus de l’aliénation fondamentale de la société d’abondance (l’injonction de consommer pour faire tourner l’économie), la dénonciation des coûts humains et écologiques de la folie productiviste et consumériste …

 Avant sa rencontre avec la jeune Anglaise Doreen Keir, survenue à la fin de l’été 1947, le jeune Gerhart, hanté par l’idée du suicide, s’était lancé dans l’écriture pratiquée comme un palliatif qui le dispenserait de vivre tout en l’assurant de se maintenir en vie par l’illumination d’instants créateurs dont la vibrante intensité fait de lui un auteur-phare pour deux générations de « chercheurs de vérité ».

 

 La qualité de la vie et la qualité d’une civilisation

 

Confronté à l’épuisement de l’élan de la Libération, devenu journaliste pour la revue Servir puis pour Paris-presse l’Intransigeant, Les Temps modernes et L’Express avant de participer à la fondation du Nouvel Observateur (1964) où il signe ses articles par le pseudonyme de Michel Bosquet, il fait ce constat : « le journalisme n’est pas un moyen d’expression : c’est un compromis. »

Ce compromis nourrit la réflexion du philosophe tout en lui permettant d’acquérir une solide culture économique – et de voyager, notamment aux Etats-Unis dont il dénonce, dès les années 50, le modèle de consommation par une stratégie de multiplication de « besoins » renouvelables attisés par l’obsolescence des produits.

Dès son premier livre publié, Le Traître (Seuil, 1958), un roman autobiographique préfacé par Sartre, le jeune autodidacte postule : « L’homme est impossible dans ce monde-ci, donc c’est ce monde qu’il faut changer, impérativement. »

Ce précurseur de l’écologie et de la décroissance a toujours manifesté dans ses écrits le « souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d’une civilisation » ainsi qu’il le synthétise dans une interview donnée au Nouvel Observateur (Où va l’écologie ? 14 décembre 2006).

Le penseur journaliste fut l’un des premiers a percevoir l’illusion du « plein emploi » alors que la « troisième révolution industrielle » permet de produire toujours plus avec un volume décroissant de travail. Plaidant pour une réduction massive du temps de travail et pour l’instauration d’un revenu minimum garanti indépendant du travail, distribué sur la base de la richesse produite, il estime que, dans une économie alternative, « le temps de vie n’a plus à être géré en fonction du temps de travail : c’est le travail qui doit trouver sa place, subordonnée, dans un projet de vie » (Métamorphoses du travail, quête du sens. Critique de la raison économique, Galilée, 1988).

A la logique productiviste, il oppose une toute autre, centrée sur le plein emploi de la vie et une autre vision de la production des richesses selon une « rationalité écologique » qui consiste à « satisfaire les besoins matériels au mieux, avec une quantité aussi faible que possible de biens à valeur d’usage et durabilités élevées, donc avec un minimum de travail, de capital et ressources naturelles » (Capitalisme, socialisme, écologie, Galilée, 1991).

 

Vers un « revenu universel » ?

 

Alors que la production de biens nécessite de moins en moins de travail et distribue de moins en moins de salaires, alors que l’emploi salarié se raréfie, pourquoi encore réserver le droit à un revenu aux seuls titulaires d’un emploi ? Et pourquoi faire dépendre le niveau du revenu de la quantité de travail fournie par chacun alors que l’obsolescence d’une économie fondée sur le travail-marchandise est flagrante ?

Gorz reprend l’idée d’un « revenu social garanti », non fondé sur l’emploi, prônée dans l’entre-deux-guerres par Jacques Duboin (1878-1976) dans le cadre de son économie distributive, et l’expose dans Misères du présent, richesse du possible (Galilée, 1997) car il pressent qu’elle correspond le mieux aux mutations de la société et à cette économie dont il voit se dessiner les contours : « Ce capitalisme qui s’automatise à mort devra chercher à se survivre par une distribution de pouvoir d’achat qui ne correspond pas à la valeur d’un travail »... Mais l’occasion est manquée par la « gauche plurielle » qui a gouverné le pays entre 1997 et 2002…

Plus soucieux que jamais de rendre la vie meilleure pour tous, ce chercheur d’utopies concrètes a inscrit sa pensée dans le cadre de la gauche syndicale puis de l’écologie politique dans le sillage d’Ivan Illich (1926-2002) pour imaginer des issues positives, porteuses de liberté, à la sortie convulsive d’un « capitalisme » qui ne sait plus quoi faire de la plus-value produite par sa « financiarisation » : « Aujourd’hui, l’argent cherche à produire de l’argent sans passer par le travail »…

A la fin de sa vie, il a vu les « avancées » de la technoscience servir l’accélération d’un turbo-capitalisme asservissant le vivant à la « rationalité mathématisante » et nous plongeant dans une ère postbiologique et posthumaine, comme le souligne Willy Gianinazzi : « Il existe en effet une étroite parenté entre la domination qu’exerce la connaissance scientifique objectivée et la domination qu’exerce le capital à travers un procès de valorisation détaché de tout contenu substantiel et concret ». C’est l’abstraction fondamentale qui nous dérobe la réalité : « L’achat et la vente de capital fictif sur les marchés boursiers rapportent plus que la valorisation productive du capital réel ».

Dans un monde où la « valorisation du capital » ne se nourrit plus de « l’extension du travail productif » mais de fictions monétaires hypervolatiles et du travail gratuit des consommateurs via une « économie de la contribution » pouvant se traduire en « captations d’externalités positives », André Gorz nous lègue une boîte à outils permettant de penser la « décivilisation » en cours et d’assurer une transition apaisée vers une « économie au-delà du travail-emploi, de l’argent et de la marchandise »…

Auteur d’ouvrages sur le syndicalisme révolutionnaire, Willy Gianinazzi nous livre, dans une autobiographie vibrante, le parcours d’un homme, l’itinéraire d’une pensée et la portée d’une œuvre au service d’une vie meilleure pour tous, lorsque la dignité et la vérité de l’être auront remplacé la fétichisation de l’avoir perverti en accumulation illimitée – quand bien même avoir n’empêcherait pas d’être dans une demande humaine d’avenir bien posée...

Willy Gianinazzi, André Gorz, une vie, La Découverte, 384 p., 23 €

 



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