lundi 5 août 2019 - par lephénix

Crever l’écran du monde ?

« Ils ont couru après des riens, et ils ont été comptés pour rien » Jérémie

Alors que nos sociétés découvrent qu’à l’ère de l’instantanéité numérique, elles ne disposent plus d’aucune espèce d’appui possible dans la Nature, un livre à trois voix autopsie le chaos contemporain. Ses auteurs, animateurs de la revue « Ligne de Risque », opposent à la prédation sans limites du Marché global un « renversement des clartés » en retournant le verbe dans la plaie d’une époque de spoliation générale. Et en appellent à "faire tomber l'écran du monde"...

Une autruche qui consentirait à lever sa tête du sable ou une dinde de son écran seraient-elles capables de réaliser qu’elles sont entrées dans « l’âge de la fin » - quand bien même elles n'y seraient pour rien ? Une fin d’ores et déjà... derrière elles ? Encore, pour le réaliser, leur faudrait-il s'arracher à ce mur d'écrans à quoi se résume désormais nos vies presque posthumaines...

Alors que l’inéluctabilité même de cette fin s’est inviscérée dans leur métabolisme d’animal terminal, elles continuent à vouloir faire comme si, à la manière de ces volatiles sans tête se croyant assurées de leur becquetée de futilités et d’insignifiance, alors que plus rien ne supporte l’aventure vitale de leur espèce... Mais, comme dirait l’expert en Cygnes noirs Nassim Nicolas Taleb, que pourrait apprendre une dinde sur ce que lui réserve Noël en se fondant sur son expérience des mille jours précédents ?

Désormais, en ces temps de grande détresse, l’espèce animale présumée consciente est confrontée, à chaque rare éclair de lucidité qui illumine sa bulle, à « l’imminence de son effacement » comme le rappellent les trois auteurs de Tout est accompli qui citent Günther Anders (1902-1992) : « Nous ne vivons plus dans une époque mais dans un délai » - un délai étranglé dans « l’instantanéité des connexions numériques » d’une économie silicolonisée donc zombifiée qui détruit toute perspective d’avenir.

La mise sous écrou numérique

Les flux du grand brouillage numérique dictent leur tempo et ajustent chaque individu présumé conscient, entre les parois d’une prison électronique auto-gérée, à une mise en concurrence implacable à l’échelle planétaire et à un totalitarisme marchand ne supportant aucune entrave : « Le plus grave, peut-être, c’est la tendance dominante à traiter nature, travail et monnaie comme des marchandises alors que de manière évidente aucune de ces trois notions ne peut être réduite à une chose mobilière destinée à être vendue. En effet, nous avons part à la nature du seul fait d’être nés, et réduire celle-ci à l’état de marchandise nous expose forcément au même sort. »

Mais l’évidence même de cette irréductible part de réalité est passée par pertes et profits par les maîtres des algorithmes qui construisent et imposent la leur(re...) : « Les Temps modernes avaient mis l’ « Homme » en position de souveraineté en lieu et place de Dieu. Mais l’ « Homme » est supplanté à son tour par quelque chose de plus puissant : la virtualisation du monde à travers la mise en réseau numérique. »

Désormais, le Dispositif « contrôle à partir du virtuel tout ce qui existe » et « s’impose comme seul réel », devenant, à la place du « Sujet », « l’unique sous-jacent à tout ce qui arrive », se produisant à l’infini à travers un « usinage frénétique » de ce qui est. En tant que « puissance transnationale » reliant toutes les oligarchies « affranchies de toute appartenance », le Dispositif « totalise la planète à travers la mise en joue nucléaire, les réseaux numériques et le Marché global  ».

Depuis la Silicon Valley et Wall Street, des milliardaires rêvent de recalibrer l’espèce présumée humaine "pour la rendre plus conforme au profit  ». Ils la passent au laminoir d’une déraison étroitement comptable et gestionnaire pour la réduire en donnéees exploitables à merci comme ils réduisent la planète surexploitée en lignes de crédit. Ils envisagent même de réinventer cette espèce « à partir de la technique » avec des organes « remplaçables à volonté ».

Si les transhumanistes et « nababs de la Silicon Valley » proclament vouloir « supprimer la mort », c’est parce qu’ils ne «  l’envisagent plus comme une porte mais simplement comme un terme qui les prive de leurs biens » et met fin à leur monde, celui de privilèges indus où il suffirait aux uns d’ajouter d’un clic des zéros à leur rente pour disposer de la vie de tous les autres - et les en déposséder...

Il est question d’ « augmenter » la « part non biologique » de chaque être voire de les « produire » en batterie par ectogenèse ? Ainsi s’annonce la question de "l'humanité diminuée", décrétée sans valeur économique, et « le règne des spectres » : « Ces derniers ne seront ni vivants ni morts. Ils n’auront plus de sexe, de genre, d’ancrage. Le Dispositif sera tout en eux, et ils ne seront à leur tour qu’un moment du Dispositif. »

Toutes les populations mondiales, « substituables les unes aux autres », sont « requises au service du Dispositif », désormais leur alpha et leur oméga. Celui-ci « agence l’entièreté de ce qui existe ». Ces populations reconfigurées en « cyborgs unisexes » sont jetées en pâture au « Marché global », broyées par des puissances de calcul incommensurables et destinées à se fondre dans un tramage numérique – rivées inexorablement à l’illimité « comme succédané à l’infini »... 

La faute à Galilée et à Descartes qui entendaient "expliquer le monde" en données mathématiques ? Au soleil noir des Lumières ?

Dès l’éclosion de la cybernétique, son père fondateur Norbert Wiener (1894-1964) n’avait-il pas prévu que chaque être parlant allait être « sommé de devenir un moment du Dispositif – une fonction du flux » ? N’est-il pas déjà trop tard pour « remettre l’hydre dans sa bouteille » ?

Dévastation générale à tous les étages...

Un homme se tient debout place de la République à Paris avec une pancarte au cou qui dit : « On m’a tout volé »... Il ne veut rien d’autre si ce n’est, peut-être, de témoigner de cet « invivable qui a pris la place de la vie » et menace tous ceux qui tentent de survivre dans ce qui n’est plus vivable ni une vie...

Ne sommes-nous pas tous, sans vouloir le voir en face, en voie de spoliation accélérée dans une « société liquide » qui n’envisage chacun d’entre nous que « sous l’angle du calcul » ? Certains ne commencent-ils pas à s’en rendre compte « à mesure que l’invivable s’élargit » ?

Pour les auteurs de ce livre à trois voix, l’attitude de l’homme à la pancarte « témoigne de l’expropriation dont les hommes sont aujourd’hui l’objet ». Chacun de nous ne serait-il « voué qu’à courir au-devant de son remplacement » dans une non-vie de rongeur peinant de plus en plus à faire tourner la roue de son infortune ? Les plus lucides ne se vivent-ils pas « comme déjà remplacés » à ce moment de l’histoire mondiale où « l’expropriation bat son plein » ? Les salariés ne se sentent-ils pas « soumis à un calcul d’intérêt en temps réel » qui les oblige à « travailler dans l’horizon de leur remplacement » ? Sans parler de ceux, de plus en plus nombreux à avoir été dépossédés, qui ne pourraient plus que porter leur dépouillement à la face de ce monde devenu celui d’une « immondialisation » dévastatrice... Chacun de nous n’est-il pas sommé de participer au cycle de la marchandisation et de prendre sa place dans la file vers la déchetterie décrite à satiété par Michel Houellebecq ? N’est-il pas requis pour participer à la dévastation générale sous peine d’exclusion immédiate ? N’est-il pas voué à collaborer sans appel à son obsolescence et à hâter son propre effacement ?

Trouver le Passage...

Tout serait-il vraiment accompli ? Le titre du livre exprime l'ultime parole du Christ sur la croix et propose une voie étroite pour échapper à la « confiscation générale » et à l’emprise du Dispositif. Multipliant les ouvertures bibiliques et rabbiniques, il entend rappeler que « même au coeur du nihilisme planétaire, il est toujours possible de trouver le chemin de l’indemne » voire une étincelle de conscience qui veillerait. Alors que « la nature cybernétique du fonctionnement global menace les possibilités de toute existence vivante », il est possible de donner une chance encore à la vie et d’accéder à ce qui nous libère, là même où ça s’ouvre et nous répond, « à ce point où chacun de nous se sépare de l’inessentiel »... C’est bien connu, «  le rapprochement de deux visages a un impact beaucoup plus vertigineux que la mise en relation de deux atomes »...

Des alliances demeurent possibles en conscience et lucidité à chaque regard d’instant-lumière arraché à la pulsation perverse des bytes numériques, aux inputs et outputs de la machine infernale à broyer les vies. Chaque « habitant de l’antimonde cybernétique » garde la faculté de faire ce « saut ardent vers l’intérieur » (Maître Eckhart), de s’établir dans cette « part irréductible » de l’existence où il peut éprouver tant l’éloignement du divin que sa proximité. Une clé mystique pour réintégrer "le Royaume" par une trouée dans le mur d'écrans ?

Serait-ce là se payer de mots ou faire advenir un véritable événement de parole crevant l’écran de nos renoncements – de notre consentement à l’anéantissement ? Si demain n’est même plus l’espoir vaguement entrenu de meilleurs lendemains, est-il temps encore, envers et contre tout, de combiner force intérieure et agir commun dans ce mouvement qui nous met en mots voire en mots d’ordre pour renverser l’insoutenable ?

Serions-nous encore capables d’un quelconque secours les uns pour les autres dans le déchaînement du ravage ? Après tout, il y a bien des livres qui ne ressassent l’impossibilité d’une vraie vie hors du miroir aux alouettes électronique que pour mieux la réfléchir par un retour aux sources. Là aussi est la force de résistance du livre à l’écoute de ce qui se tarit pour en réécrire le libre jaillissement. Serait-il plus facile à une conscience désentravée de se déconnecter du Dispositif pour se ressourcer telle la vague à l'océan du Réel qu'à l'espèce présumée non inhumaine de "remettre l'hydre dans la bouteille" ?

Yannick Haennel, François Meyronnis et Valentin Retz, Tout est accompli, Grasset, 366 p., 22 €




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