lundi 7 février 2022 - par Orélien Péréol

Critique de la notion de crise

La notion de crise n’a pas besoin d’être expliquée. Elle se comprend de suite, elle est intuitive et a un modèle dont on a des récits (films, romans…), et un bon gros modèle, performant, que tout le monde a connu : l’adolescence. Un autre modèle est la mue des serpents… (et des voix masculines à l’adolescence, les filles ayant paraît-il la même chose sans qu’on s’en rende bien compte)

Qui voit des crises, voit des périodes paisibles, stables et satisfaisantes, rompues par des périodes difficiles à vivre, incompréhensibles, irrationnelles, et suivies de nouvelles périodes différentes, et de nouveau stables (et satisfaisantes).

En fait, la règle « tout bouge tout le temps » est la base d’analyses meilleures (plus près de ce qui se passe vraiment).

Pour le dire à l’envers, l’idée de crise fait voir de la stabilité là où on voyait de la crise lorsqu’on y était. Il est assez facile de vérifier (par la lecture de la presse par exemple) la permanence de la déclaration que nous sommes en crise et subséquemment, la permanence de la déclaration de la stabilité de moments sociaux-historiques passés (dans lesquels on se disait en crise).

L’idée de crise est un modèle. On ne sait pas bien ce qui amène la perturbation appelée crise, ni ce qui fait sortir de la crise et ramène une stabilité ; mais on croit savoir, quand on est dans la crise, qu’on va s’en sortir au bout d’un certain temps, parce que c’est ainsi, c’est le modèle qui le dit : Comme après la pluie le beau temps, après la crise la stabilité heureuse.

Cela ne vient pas tout seul, il y a des choses à faire pour rétablir une autre stabilité (plus) heureuse. On ne sait pas toujours lesquelles, on ne sait pas toujours bien ce qui a brisé l’ancienne stabilité, alors on tente toute sorte de choses, dans une idée scientifique proche de la méthode « essai-erreur » (on essaie ça, ça ne marche pas, on arrête, on essaie autre chose… jusqu’à trouver la solution), donc, on pratique essais-erreurs avec l’idée que la ou les solutions vont apparaître puisque le modèle lié au mot crise le prédit.

Je suis obligé d’écrire « modèle lié à la crise » parce que ce modèle ne fait que peu mention de la stabilité, pour, à mon sens, deux raisons : l’idéalité de la période dite stable n’est guère descriptible, car on se rendrait vite compte que sa stabilité était au moins relative, et même arrangée voire inventée ; l’idéalité, pour la petite part où elle est réelle, ne compte pas, n’a pas d’importance, puisque seule la crise est problématique. En résumé, le contraire de la crise n’a pas à être cité puisqu’on ne souhaite traiter que de la crise, on n’a rien à dire sur la période stabilité rompue par la crise, elle est passée et elle ne fait pas souffrir. Tout cela pour dire que le modèle devrait s’appeler « stabilité-crise » ; modèle « lié à l’idée de crise » étant plus facilement perceptible, c’est le nom que je choisis de lui donner.

JPEG Pour ses 99 ans, Edgar Morin nous parle de l’inattendu. Cette idée de surgissement, au sein des sociétés, de l’inattendu, de l’improbable, voire de l’impossible et l’intégration de ces nouveautés et étrangetés à la constitution desdites sociétés est déjà dans Castoriadis (l’institution imaginaire de la société). Cet inattendu est l’allumette qui met le feu à la crise, pour qui voit la crise comme bonne explication de l’état de la société (en fait, des états successifs des sociétés).

Edgar Morin lie ainsi la crise et l’inattendu.

Voici les inattendus d’Edgar Morin :

La pandémie, mais il a l’habitude de voir arriver l’inattendu (encore heureux ! à son âge !).

Après ce préambule, nous entrons dans l’histoire :

L’arrivée d’Hitler, le pacte germano-soviétique, le début de la guerre d’Algérie.

Suivent des généralités à propos du modèle lié à la crise qui contiennent cependant quelques idées singulières : on s’est trop habitués à la stabilité ; la crise nous rend sages et fous, elle suscite l’imagination créative et des régressions mentales. On se croyait dans la stabilité tandis qu’on entrait dans la crise (il nous explique le modèle d'une façon qui est un modèle du genre !). Il faut apprendre à vivre avec l’incertitude (on n’a jamais fait que ça, c’est la prégnance du modèle crise-stabilité qui nous l’a fait oublier). Il souhaite que la crise engendrant le pire et le meilleur, ce soit le meilleur qui l’emporte (nous devons faire face aux crises et les dépasser, faire face aux forces négatives… (il n’y en avait pas avant ? Leur apparition est si récente qu’on ne sait pas leur faire face ?) sous peine d’en être victimes.

Nous oublions qu’un processus de dégradation s’est mis en place il y a vingt ans dont on ne s’est pas rendu compte : la maitrise du profit illimité, la crise de la démocratie commencée en Amérique latine et qui atteint l’Europe, la crise écologique… des éléments de totalitarisme se mettent en place : drones de surveillance, téléphones portables, reconnaissance faciale… qu’il ne faut pas laisser faire.

 

Le modèle crise-stabilité ne permet pas, selon moi, de faire un constat solide de l’état du monde humain et de ses sociétés. Il noie la singularité de toutes les situations dans une configuration certes pénible à certains moments mais toujours gagnante pour qui sait tenir, endurer, résister, tenter des coups, inventer…

Notamment, il empêche de hiérarchiser les atteintes auxquelles il faut faire face.

Maintenir la planète en état de nous maintenir est un impératif au-dessus de tous les autres, très au-dessus, afin de maintenir la constance de l’impermanence mouvante.

Tant que nous penserons pouvoir retourner au calme, de préférence à un niveau supérieur, nous n’arriverons pas à faire face aux difficultés qui sont les nôtres.



4 réactions


  • Octave Lebel Octave Lebel 7 février 2022 11:44

    Merci pour cette ouverture .

    Nous faisons, nous participons tous à notre échelle à l’histoire et bien entendu nous ne savons jamais toute l’histoire que nous faisons. Nous individus et collectifs intimement mêlés et indissociables. Sommes-nous réellement éduqués selon cette dimension ?

    Sans perdre de vue que le champ de ce que nous ne savons pas encore dépasse de manière incommensurable celui de ce que nous savons. Et que bien sûr cela ne nous empêche ni d’être responsables ni d’agir emportés heureusement par cette dynamique.

    Ni que notre savoir personnel n’est qu’un îlot heureusement porté et nourri de l’intelligence collective à l’œuvre. Faut-il rappeler que la création artistique est une composante majeure de l’intelligence collective ?

    Je dois beaucoup à Edgar Morin entre autres qui doit beaucoup à beaucoup d’autres et comme nous tous à une foule d’anonymes qui ont traversé nos vies comme nous l’avons fait aussi.

    Au fond nous pourrions ressortir le vieux mot d’humanisme non comme un alibi mais comme un champ à labourer.


  • Clark Kent Schrek 7 février 2022 11:44

    « Il paraît que la crise rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Je ne vois pas en quoi c’est une crise. Depuis que je suis petit, c’est comme ça. »
    Michel Colucci, dit Coluche - 1944-1986 - Extrait du sketch « Le chômeur »


  • Xenozoid Xenozoid 8 février 2022 16:09

    Giorgio Agamben : Ces jours-ci, les mots « crise » et « économie » ne sont pas utilisés comme des concepts, mais plutôt comme des mots de commande qui facilitent l’imposition et l’acceptation de mesures et restrictions que les gens n’accepteraient pas autrement. Aujourd’hui, la « crise » signifie « vous devez obéir ! » Je pense qu’il est très évident pour tous que la soi-disant « crise » est continue depuis des décennies et qu’elle n’est en fait rien d’autre que le fonctionnement normal du capitalisme à notre époque. Et il n’y a rien de rationnel sur la fonctionnement du capitalisme à l’heure actuelle.

    Pour comprendre ce qui se passe, nous devons interpréter l’idée de Walter Benjamin que le capitalisme est véritablement devenu une religion, la religion la plus féroce, implacable et irrationnelle qui ait jamais existé, car il ne reconnaît ni les trêves ni rachat. Un culte permanent est célébrée en son nom, un culte dont la liturgie est la main-d’œuvre et son objet, l’argent. Dieu n’est pas mort, il a été transformé en argent. La Banque avec ses drones sans visage et ses experts a pris la place de l’église et de ses prêtres, et par sa commande sur le crédit ( comme les prêts à l’Etat, qui a si allègrement abdiqué sa souveraineté ), manipule et gère la foi - la rare et incertaine foi qui reste encore de notre temps. D’ailleurs, l’affirmation selon laquelle le capitalisme d’aujourd’hui est une religion est plus efficacement démontrée par le titre qui est apparu sur la première page d’un grand journal national, il y a quelques jours : « sauver l’euro Quel que soit le coût » . Voyez vous, le « salut » est un concept religieux, mais qu’est-ce que « quel que soit le coût » signifie ? Même jusqu’à sacrifier des vies humaines ? Car seulement dans une perspective religieuse ( ou, plus exactement, une perspective pseudo-religieuse ) pourrait-on faire de telles déclarations .


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