mercredi 18 août 2021 - par Orélien Péréol

Individus au présent de l’indicatif

Les médias numériques ont ceci de particulier que tout un chacun peut y être émetteur et récepteur. On les appelle des réseaux sociaux. Alors qu’à leurs débuts, ils avaient l’air d’être des espaces libres et ouverts, ils apparaissent maintenant comme des espaces étriqués où les Internautes semblent chercher du clan, de la tribu, de la ressemblance : l’échange d’arguments y est rare, l’insulte, le mépris, la moquerie, l’orgueil qui se veut écrasant, y sont abondantes.

On vit une perte de langage. Le langage, actuellement, se règle sur la paresse de l’émetteur : tout au présent de l’indicatif, les récits se font au présent. On ne peut plus distinguer le moment de ce qu’on narre d’un passé plus vieux dans la même histoire. Le futur est un futur composé « il va arriver à midi », c’est à dire conjugué avec un présent.

Les modes ont disparu, peu de gens savent encore ce qu’est un mode… Un mode est la façon dont un locuteur dit dans le langage le type de rapport qu’il institue entre ce qu’il dit et ce qui existe vraiment. L’impératif envoie une demande d’agir, cette demande peut-être douce (« reprends du gâteau ») ou forte : « En avant, marche ! » On a tendance à dire des indicatifs à valeur impérative : « tu sors de l’eau maintenant ». Le subjonctif est le mode du souhait, du vœu, du devoir (il faut que tu dormes, je souhaite que tu dormes). Enlever au locuteur cette tâche de dire un mode est devenu la norme. Certes, cela lui simplifie le travail, au prix de pertes de sens. Avec l’indicatif présent, on gagne en facilité, on perd beaucoup, vraiment beaucoup de précision et de subtilité dans l’échange.

Le style indirect a disparu. Il y a longtemps qu’on dit : « je ne sais pas c’est qui », au lieu de je ne sais pas : « c’est qui » (style direct) je ne sais pas qui c’est (style indirect). Même fonction que les modes : mettre dans le langage son rapport au monde. On dit : il a le choix entre sa sécurité et je veux être reconnu pour mon audace. Des propositions subordonnées sans mot introductif (comme en Anglais) placent du style direct au sein des phrases et éloignent le caractère modal de la langue.

Ces pertes formelles sont des pertes humaines, diminution des capacités à produire et échanger du sens. Ces pertes rendent le monde plus difficile à arpenter, moins compréhensible, moins supportable.

Le fait que les autres soient des autres, avec des idées autres devient frustrant et paraît inquiétant. Enfin quoi ! On a l’impression que tous ces gens qui ne pensent pas comme moi me disent que j’ai tort, du fait qu’ils pensent autrement. Les mots manquent pour s’arranger. Le langage relatif aux choses n’est plus là pour m’aider, le langage est indicatif, il montre ce qui est, du moins je le vois ainsi. On a l’impression que les mots masculins ne peuvent désigner que des personnes de sexe masculin, donc nier les femmes. Les présupposés sont un lien direct entre la langue et la réalité, d’une part, et, d’autre part, la négation de ce qui n’est pas dit. Le mot, c’est la chose. Pas de distance réflexive.

Quelqu’un qui vient dire autre chose bat ma toute-puissance en brèche… La pulsion directe est le seul moyen qu’il me reste : j’insulte, j’exclus l’autre de la communauté des hommes.

Il me faut tout tout de suite. Ce qui attente à l’immédiateté est perçu comme un obstacle. Et cet obstacle ne peut avoir été placé là que par des gens malintentionnés. Je suis un sujet narcissique, tout à l’indicatif présent. J’ai des droits et j’en veux plus. Les devoirs ? Les devoirs que je suis censés avoir sont des ruses de méchants qui veulent me brimer et m’humilier.

L’abstraction, le symbolique fin ne se laissent pas attraper sans efforts. On y a renoncé. Le style est inutile, la précision trop compliquée à obtenir, elle est incertaine qui plus est. Toutes ces choses nous ralentissent. Droit au but : Je ne veux plus t’entendre ! Ou nous sommes d’accord ou je me moque de toi. Voire je quitte la parole, le quitte le symbolique et je passe à l’acte, je t’élimine réellement, physiquement.

Attendre, imaginer, espérer, faire face au chaos de nos envies et de nos tourments, décomposer le monde avec prudence et délicatesse, donner un ordre symbolique au chaos dont nous faisons partie… tout cela nécessite des outils complexes et une patience trop grande.

Pourtant, cette patience est, d’une certaine façon, un amour du prochain. L’autre est l’autre et je suis un autre pour l’autre. Je ne devrais pas interpréter son altérité comme une atteinte à ma dignité, comme cela se fait couramment sur les « réseaux sociaux » et comme cela perfuse un peu partout, dans la presse papier par exemple.

On trouve de plus en plus de discours qui n’affirment pas un point de vue mais découpent les points de vue déjà présents dans le débat public pour en montrer des contradictions internes, ces contradictions sont censé valoir inanité, inanité vaut argument dans l’esprit du « déconstructeur » en faveur de sa thèse.

En bonne logique et en bonne amitié entre frères humains, ce type de discours ne vaut pas, car on peut le pratiquer avec tous les discours. En bonne logique et en bonne amitié entre frères humains, on devrait tâcher de comprendre l’altérité de l’autre et en fait son miel : non pas forcément l’accepter tout cru, mais le recomposer avec ses points de vue antérieurs.

Pour la sauvegarde du langage, nous avons des institutions étatiques : l’école, les radios et télés de service public qui devraient tenir ce rôle de garantie de la bonne qualité, la bonne santé de la langue française et qui se font embarquer par le flot.

Tel est l’individu à l’indicatif présent. Il tire gloire d’être conforme, de « vivre avec son temps »…

Il faut, tout au contraire, lire à tous les temps, à tous les modes. Il faut écrire à tous les temps, il faut écrire à tous les modes, la volonté suffit. Il faudrait soigner la langue, comme on soigne son corps.

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Fin de cours d’une élève de CP
Comme le « l » de lavera que j’avais écrit la gênait, elle l’a effacé.


11 réactions


  • Clark Kent Lampion 18 août 2021 08:40

    C’est simplement une question de registre. La langue ne s’appauvrit pas. Par contre, elle évolue, c’est sûr, et la langue dominante phagocyte les autres, comme le latin l’a fait avec l’empire romain et son émule l’église catholique.

    Le registre (ou style, ou code, ou niveau) de langue est la variété de langue choisie par le locuteur en fonction de la situation de communication : techniques et non techniques, écrit/oral/ »connecté », officiel et familier.

    On n’a jamais eu recours à la langue littéraire au café du commerce ou avec ses enfants. Le langage soutenu a toujours été une ascèse culturelle à fonction esthétique en même temps qu’un marqueur social.

    Les différentes variétés de langue sont utilisées en fonction des caractéristiques du locuteur (niveau d’instruction, catégorie sociale, intentions, « vouloir-paraître », éducation, capacité ou disponibilité à utiliser un registre ou un autre) et des caractéristiques de la situation de communication (caractéristiques du destinataire et rapport hiérarchique avec lui).

    On assiste en permanence au le passage progressif d’un registre à l’autre, dans le sens « non standard – standard » : les mots d’argot perdent dans le temps leur caractère secret et entrent dans des registres « normal » et ce qui est vrai pour le lexique l’est également pour la syntaxe. Les réseaux sociaux ne font qu’accélérer le phénomène.


  • babelouest babelouest 18 août 2021 09:10

    Il eût pourtant fallu que nous continuassions tous les jours à garder le goût et le réflexe de parler de façon correspondant au temps de la pensée.C’était important, cela le reste plus que jamais, et dans l’avenir il sera judicieux que cela continue.

    .

    C’est pourquoi, par exemple, j’ai offert à ma petite-fille la même édition de Bled que j’utilisais au Cours Moyen. Elle aura une référence sûre, et peut-être aussi ses enfants, un jour.


    • Clark Kent Lampion 18 août 2021 09:14

      @babelouest

      les informaticiens chargés de développer des applications de traitements ou générateurs de textes, mais aussi de reconnaissance vocale et lecture synthétique ont quand même été obligés d’avoir recours à la grammaire générative (développée par Chomsky), et de reléguer tenir la grammaire normative au rand de pièce de musée, respectable et même admirable, mais obsolète.


    • babelouest babelouest 18 août 2021 09:22

      @Lampion pour avoir écrit des livres, j’ai utilisé la grammaire normative sans difficulté : il faut dire que je désactive toujours la proposition de mot que suggèrent certains traitements de texte.


    • Clark Kent Lampion 18 août 2021 09:27

      @babelouest

      On peut même rédiger encore aujourd’hui un manuscrit avec une plume d’oie, mais pour le publier, il faut avoir recors à l’imprimerie, les copistes et illuminateurs se faisant rares dans les monastères !


    • babelouest babelouest 18 août 2021 09:37

      @Lampion il n’empêche que la pseudo « aide à l’écriture » a tendance à m’énerver MENU ! En revanche, pouvoir aujourd’hui réussir une auto-édition sans devoir passer par la censure des éditeurs, c’est un grand plus ! Cela ne demande que beaucoup de temps....


    • I.A. 18 août 2021 19:13

      @babelouest

      Wesh-nan, je kiffe trop grave ton style de vieille racaille, heu, canaille, et pourtant moi mon bled s’appelle Bescherelle !

      Alors, on joute, ou j’ai déjà l’dessus ?!


  • babelouest babelouest 18 août 2021 09:15

    ( @ Séraphin)

    J’ai changé mon avatar, il est basé sur une photo qu’avait prise mon arrière-grand-père il y a au moins un siècle. Le port de mon village natal, avec deux hommes qui ramènent en bateau (tout se faisait en bateau ici, autrefois) des « rouches »,des roseaux. Au fond passait le petit train à voie étroite, qui dans les pentes peinait, peinait..


  • Orélien Péréol Orélien Péréol 13 octobre 2021 10:04

    A 10’, Denis Robert parle du présent de l’indicatif dans la même idée : 

    https://www.youtube.com/watch?v=6xQpeFE_6tk


  • Orélien Péréol Orélien Péréol 16 avril 2022 11:57

    Un article dans le même sens : 

    ′′ Le QI moyen de la population mondiale, qui a toujours augmenté de l’après-guerre à la fin des années 90, est en baisse au cours des vingt dernières années...
    C’est le retournement de l’effet Flynn.
    Il semble que le niveau d’intelligence mesuré par les tests diminue dans les pays les plus développés.
    Beaucoup peuvent être les causes de ce phénomène.
    L’une d’entre elles pourrait être l’appauvrissement du langage.
    Plusieurs études montrent en effet la diminution de la connaissance lexicale et l’appauvrissement de la langue : il ne s’agit pas seulement de la réduction du vocabulaire utilisé, mais aussi des subtilités linguistiques qui permettent d’élaborer et de formuler une pensée complexe.
    La disparition progressive des temps (subjonctif, imparfait, formes composées du futur, participant passé) donne lieu à une pensée presque toujours au présent, limitée actuellement : incapable de projections dans le temps.
    La simplification des tutos, la disparition des majuscules et de la ponctuation sont des exemples de ′′ coups mortels ′′ à la précision et à la variété de l’expression.
    Juste un exemple : supprimer le mot ′′ jeune fille ′′ (désormais désuet) ne signifie pas seulement abandonner l’esthétique d’un mot, mais aussi promouvoir involontairement l’idée qu’il n’y a pas de phases intermédiaires entre une enfant et une femme.
    Moins de mots et moins de verbes conjugués impliquent moins de capacité à exprimer les émotions et moins de possibilités d’élaboration d’une pensée.
    Les études ont démontré que la violence dans les sphères publiques et privées provient directement de l’incapacité à décrire ses émotions à travers les mots.
    Pas de mots pour construire un raisonnement, la pensée complexe est rendue impossible.
    Plus le langage est pauvre, plus la pensée disparaît.
    L ’ histoire est riche en exemples et de nombreux livres (Georges Orwell - ′′ 1984 «  ; Ray Bradbury - ′′ Fahrenheit 451 ′′) ont raconté comment tous les régimes totalitaires ont toujours entravé la pensée, par une réduction du nombre et du nombre sens des mots.
    S ’ il n’y a pas de pensées, il n’y a pas de pensées critiques. Et il n’y a pas de pensée sans voix.
    Comment peut-on construire une pensée hypothétique déductive sans conditionnelle ?
    Comment peut-on envisager l’avenir sans conjugaison avec l’avenir ?
    Comment peut-on capturer une tempête, une succession d’éléments dans le temps, qu’ils soient passés ou futurs, et leur durée relative, sans une langue qui distingue ce qui aurait pu être, ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait être Être, et ce qui sera après que ce qui aurait pu arriver, est-il vraiment arrivé ?
    Chers parents et enseignants : faisons parler, lire et écrire nos enfants, nos élèves. Enseigner et pratiquer la langue sous ses formes les plus différentes. Même si ça semble compliqué. Surtout si c’est compliqué.
    Parce que dans cet effort il y a la liberté.
    Ceux qui affirment la nécessité de simplifier l’orthographe, de purger la langue de ses ′′ défauts », d’abolir les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée la complexité, sont les vrais artisans de l’appauvrissement de l’esprit humain.
    Il n’y a pas de liberté sans nécessité.
    Il n’y a pas de beauté sans la pensée de la beauté "
    Christophe Clavé

  • Orélien Péréol Orélien Péréol 27 janvier 12:39

    « les réseaux sociaux apparaissent maintenant comme des espaces étriqués où les Internautes semblent chercher du clan, de la tribu, de la ressemblance ». Les algorithmes nous contraignent à cette ressemblance, puisqu’ils nous ramènent vers ce que nous avons déjà visité, liké... en douce, sans nous prévenir.

    L’appellation « réseaux sociaux » ne dit pas de quoi il s’agit. Nous sommes tous dans des réseaux sociaux, réseau familial, professionnel, amical, de voisinage...

    Webagora me paraitrait meilleur.

    D’une part, la taille de l’agora, maximale, nous pousse à retrouver du « clan », d’autre part, les logiciels nous y conduisent insidieusement.


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