lundi 24 juin 2013 - par Eric de Trévarez

L’appauvrissement du sens

Le sens objectivé, amputé de toute subjectivation, se prive de tous ses réservoirs de représentation, pourtant vitaux à son fonctionnement. Soumis au crible de la raison scientiste, le sens redevient signe, lettre, ou pire encore, nombre, mais jamais récit, dans une analyse univoque, statistique, statique ou prévisionnelle, d'un contrôle généralisé de gestion comparative, nommé benchmarking. C'est par l'alibi de cette objectivité, que l'intelligentsia dominante, imposera ses analyses et ses verdicts, du haut de son imposture scientiste.

Après cette première décennie du XXI siècle, quels sont les destructions du sens, imposés par l'organisation économique et sociale ? Quel avenir pour la culture française, perdue quelque part entre le piquet de la liberté et celui de l'égalité, et dont la fraternité se cherchera bientôt dans une éprouvette. Ne s'agit-il pas pour comprendre ces destructions, de déterminer l'ensemble des procès, qui régissent notre société. La profonde singularité, par rapport aux sociétés passées, provient du fait que notre société moderne se déclare, objective, de façon formelle. C'est le règne de la raison pure, ou plutôt de son avatar l'apparence. La société est devenue exclusivement rationnelle, elle a réduit, par la même occasion, la part de subjectivité dans son fonctionnement. Mais c'est surtout sa part de rêve qui fait défaut ou qui a été commercialisée, pour ce qui est rentable ou exploitable, dans un spectacle permanent, où tout est payant, et régi par le profit . Dans cette objectivation, le sujet complètement objectivé lui-même, n'est plus sujet, mais objet. Il n'est plus, être et personne, mais avoir et chose. Il n'a plus de valeur intrinsèque, mais un prix. Ce processus, par son extension générale et l'étendu de son champ, est totalement inédit dans l'histoire. Mais cette objectivation est aussi partie prenante et permanente, du mythe du progressisme, dans une objectivation de tous les instants, de type mathématique et statistique, propre aux objets, mais étrangère et délétère aux sujets et au sens. L'homme objectivé est devenu une probabilité. C'est l'évaluation des risque qui gère ses écarts par les normes et les assurances. Son comportement s'évalue, dans un écart type objectif, qui évolue sous une cloche de Gauss. L'homme, fruit du hasard, cherche en permanence à circoncire ce hasard, dans ce nouveau théâtre objectivé, qui est le marché. Le marché est maintenant la référence absolue. Et le marché créa l'homme, à sa ressemblance, dans la marge et les méandres de sa rationalité de gestion de masse et de rouleau compresseur.

Par une égalisation objective de type mathématique, l'être dénaturé et étayé par les normes, perd sa richesse polysémique, dans une uniformisation générale, débilitante et mortifère. C'est l'ère du clonage et des diversités, choisis et exploités par le marché. L'action et le fait, souvent résultat de la confrontation de l'objet et du sujet, sont soumis uniquement au crible scientiste du rationalisme marchand, sans pouvoir être dépassés, dans un avatar du réel qui n'a pas de nom, parce qu'il ne s'inscrit plus dans un récit mythique ou fondateur, et dont la science ne peut rendre compte au niveau du sens. C'est l'hédonisme au jour, le jour, et l'économisme de l'instant. C'est l'individuation ensemble, pour faciliter le ciblage, et par ailleurs, le débitage de l'homme en morceaux plus ou moins rentables, sur l'étale de la boucherie capitaliste. C'est, enfin, la sacro-sainte atomisation, nécessaire à la concurrence pure et parfaite.

Le sens objectivé, amputé de toute subjectivation, se prive de tous ses réservoirs de représentation, pourtant vitaux à son fonctionnement. Soumis au crible de la raison scientiste, le sens redevient signe, lettre, ou pire encore, nombre, mais jamais récit, dans une analyse univoque, statistique, statique ou prévisionnelle, d'un contrôle généralisé de gestion comparative, nommé benchmarking. C'est par l'alibi de cette objectivité que l'intelligentsia dominante, imposera ses analyses et ses verdicts, du haut de son imposture scientiste. Rien de nouveau sous le soleil de la politique, seuls les paramètres se compliquent, et se mélangent, de façon inextricable, aux variables. L'intelligence se réduit alors à une approche pseudo-verbale et organisationnelle partisane, par exclusion du non verbal, du rêve et de la créativité. La polysémie du symbole s'appauvrit dangereusement, dans une tentative totalitaire d'objectivation, elle aussi permanente. Cette tentative manipulatrice de rationaliser, par la réduction du sens qu'elle impose, est en train de tuer toutes les racines culturelles des symboles, en détruisant ou en réduisant le territoire du sens. Chaque territoire abandonné est immédiatement investi par le marché et le capital. Ces pseudo-exigences d'objectivité imposent l'évaluation pour seule approche, de ce qui se réclame vérité, mais qui relève uniquement de la rationalité douteuse des marchés. Le réel serait-il uniquement mathématique, comme ce paradigme semble dangereusement l'affirmer ? Cette approche se veut effectivement, celle des réels en mathématique, mais comment s’accommoder d'un pareil raccourci. On oublie, effectivement, que le réel n'a pas de mots pour le dire, il relève du chaos et du fractal. Il échappe au verbal, dans son indépendance totale et ne saurait être pris en otage par un positivisme réductionniste. Le réel en tant que vécu intrinsèque, n'intéresse personne ! C'est dans sa collusion avec le sens que le réel acquière une valeur éphémère et sans cesse renouvelée, qui l'inscrit alors en tant que sens, dans un récit. En perdant ses rêves dans les méandres des équations réductionnistes, l'homme perd tout, tant il y a peu de réalité dans l'homme. C'est à ce niveau que la prolétarisation et l'aliénation de l'homme moderne sont totales et probablement définitives. Nous sommes loin des espérances du Siècle des Lumières, ou du Sur-Homme de Nietzsche. La mort de Dieu, loin du triomphe de la renaissance objective annoncée, devient alors un avis d’obsèques d'une hécatombe futur. La laïcité, dans sa forme la plus enthousiaste de l'objectivité libérée, est la porte parole du vide. Le matérialisme devient le prisme du néant. Raison où est ta victoire ? La vérité est-elle vraiment dans l'objectivité hégélienne, ne serait-elle pas plutôt à chercher dans la subjectivité et l'existence de Kierkegaard ?

Toujours est-il que la logique est manipulée et instrumentalisée. Elle objective tout, dans une pseudo rationalité de rentabilité, et une utilité marginale, qui exploite le besoin utilitaire infini, mais factice de notre société de consommation. Nous sommes plongés dans les logiques marginalistes de l'économie, et avons abandonné toute interrogation épistémologique. La culture qui, traditionnellement, a fait le lien entre le récit et la réalité, est réduite à sa version marchande, dans un décors de marketing et un rayonnage de super marché. La chose, trop rationalisée, détruit la part invisible qu'elle porte en elle, et qui la dépasse dans le sens et la signification, capacité à donner du sens dont ne sont point dotés les animaux. Par une amputation du champs symbolique, cet excès de rationalisation anéantit ce qui n'est pas verbal, au delà du marché, et nous ramène immanquablement à lui. Or tout idéal ou toute idéalisation, se situent dans ce triangle constitué du visible, de l'invisible et du symbole. Que devient alors l'intelligence et la créativité qui sont essentiellement non verbales ? Allons nous vers le sacre de l'imbécile, comme l'effondrement du système éducatif semble nous l'annoncer ?

L'information remplace la connaissance et le savoir, dans une imposture générale qui se nomme la transparence, et qui est avant tout une exigence du marché. Cette transparence cache en réalité un égalitarisme sournois, véritable optimum pour la demande, mais où, tout doit être étalé, dans un exhibitionnisme et un voyeurisme malsain. C'est la parfaite circulation de l'information, de la concurrence pure et parfaite, et son corollaire la visibilité, qui n'épargne et ne respecte plus rien. Mais c'est aussi un barbarisme certain, signe d'une régression culturelle, ressemblant fort à un abandon de tout humanisme, face à une marchandisation générale . C'est là que commence la communication dans ce qu'elle a de plus immonde, et qui constitue, maintenant, notre monde, fait de télé réalité, de séries télévisées et de pacotilles.

Nous avions un héritage culturel, mais point de testament chez le notaire. Seule la religion du marché, qui est en passe de devenir universelle, nous relie encore ensemble, les uns avec les autres. Pour cette religion de la mondialisation et de l'universel, ceux ne sont pas les grands prêtres qui manquent, ni les temples ni les grands messes. La nouvelle langue sacré universelle, de ce miracle marchand, est le globish english. L'homme, complètement chosifié, n'est pas encore à vendre, mais sa mise à prix est déjà faite. Bonjour le progrès ! Merci au radicalisme rationaliste, progressiste et formel, de nous avoir conduit dans cette galère ! On nous avait parlé de lumière ? Bonjour les ténèbres. L'alibi de la science et de l'objectivité, est la forme la plus avérée de la persuasion et de la manipulation. C'est le chausse pied de toutes ces normes, que l'on nous impose, au nom du principe de précaution et d'objectivité.

Toutes les cultures ont cherché, au delà des apparences et du visible, un lien avec l'invisible, le rêve et l'intelligence, pour donner du sens et du signifiant. C'est terminé ! Nous sommes dans une civilisation qui s'appauvrit dans son humanisme, et qui n'est plus un récit, mais une chose tentaculaire. Le récit demain sera le domaine réservé de la publicité qui investira aussi le champ du politique. C'est un réel progrès !

 Eric de Trévarez



4 réactions


  • schwitters schwitters 24 juin 2013 14:49

    « L’homme, complètement chosifié » c’est pas nouveau...et il y a toujours eu des poches de résistance politisées ou non. D’accord sur le fait que nous sommes dans une période très sombre, la science étant tenue par de vrais fachos se croyant investies d’une haute mission nietzschéenne, la préservation de l’Homme intelligent face à la pullulation de l’homme prolétaire et pauvre. Vous apparaissez nostalgique d’une vision non statistique et non normalisée, une subjectivité réenchantée du monde...La réalité démontre que la majorité en est totalement détachée, et rejette avec une grande violence tout intellect dissident.

    Les masses refusent cette sensibilité et ne jurent que par cet ordre qui...finalement les auto-désigne comme sous-groupes médiocres. Grace au système de l’information, les plus malins créent un magma de fausses informations garantissant la mort de tout consensus.
    C’est comme une maladie, une épidémie (j’aime bien Von Trier qui aborde ce sujet), les hommes, de différents niveaux, ne s’en rendent pas compte, et se haïssent cordialement par mimétisme (mémétique).

  • Xtf17 Xtf17 24 juin 2013 17:50

    Excellent article, comme il y en a trop peu sur Agoravox en particulier, et dans les médias en général... bref...dur. Merci beaucoup à l’auteur.


  • 雛罌粟 雛罌粟 17 juillet 2013 11:55

    Pfff…

    « Le réel serait-il uniquement mathématique, comme
    ce paradigme semble dangereusement l’affirmer ?
    […]
    On oublie, effectivement, que le réel n’a pas de mots pour le dire,
    il relève du chaos et du fractal. »

    Rien capté, à propos du réel !
    Le chaos et les fractals ce sont bien des théories mathématiques, non ?

  • Jean Cerdan 24 août 2013 13:41

    Seulement huit « votes » qui en disent long sur le nombre de lectures d’un si brillant article.
    L’auteur veut sortir les hommes de la Caverne, peine perdue, ceux-ci s’y refusent.


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