L’information comme enjeu du 21ème siècle

I. Retour sur l’époque de la technique
L’enjeu du 21ème siècle sera l’information. Les familiers de l’œuvre d’Ellul auront reconnu l’allusion à son ouvrage de référence, La technique ou l’enjeu du 20ème siècle, écrit en 1950 puis édité en 1954. Ellul ne fut pas le premier à s’intéresser à la technique. Laissons l’Antiquité et les fameuses pages écrites par Aristote pour un coup d’œil sur l’ère contemporaine de la modernité (après 1815). Auguste Comte avait déjà pressenti la place de la technique et même imaginé une société gouvernée par les ingénieurs. Spengler, Jünger, Heidegger puis Mumford ont contribué chacun à leur manière à la philosophie de la technique. Ellul a poursuivi la quête de la compréhension de la technique, achevée avec d’autres essai comme le très complet Système technicien paru en 1977 et une sorte de testament avec le Bluff technicien. Habermas a saisi dans les années 1960 l’emprise idéologique de la science et la technique. La grande originalité de Ellul est d’avoir dévoilé le caractère de la technique qui façonne et même détermine à un niveau plus profond qu’on ne le pense le caractère de nos sociétés avancées. La technique suivrait même un cours autonome, imposant carrément ses directives à l’homme qui semble la servir bien plus que s’en servir. Cette thèse est puissante autant que dérangeante. A la même époque, Raymond Aron avait publié une étude assez désagréable aux yeux des idéologues. Le monde occidental et la société soviétique seraient au fond assez semblables dans leur caractère industriel. Deux blocs idéologiquement distinct, organisés par des politiques très différentes mais déterminés par la technique et donc organisés par une technocratie.
Les idéologues se chamaillaient sur le travail, le communisme, le capital mais le principal problème était la technique. Depuis, le problème n’a pas été solutionné pour autant qu’il y ait une solution et par conséquent un problème. On pourrait en effet se demander si la technique n’est pas l’issue naturelle de la modernité, sorte d’appendice humain autant que de milieu où l’existence doit se mouvoir. Toutes les espèces ont la faculté de modifier le milieu mais l’homme est la seule à avoir achevé le processus en créant un autre milieu que la nature. Le caractère autonome de la technique, on l’a vu se dessiner, ce serait-ce qu’au moment des opérations menées par les gouvernements de la santé lors de l’apparition du virus H1N1. Que dire du développement incroyable des technologies, notamment le numérique, aussi impensable en 1930 que ne l’étaient l’électricité et la transmission hertzienne à l’époque de Voltaire et même Baudelaire.
Le grand mérite de Ellul est d’avoir pensé la technique dans les années 1950-80 alors que le pays le plus avancé était l’Amérique, propulsée par les ingénieurs et les politiques après Roosevelt. Petit retour dans les années 30, avant le terrible conflit. Ellul avait alors rejoint le mouvement ordre nouveau (rien à voir avec le machin d’extrême-droite dissout en 1973) créé autour des valeurs personnalistes et spiritualistes. Ce mouvement se voulait non-conformiste et décalé. Il l’était puisque l’un de ses thèmes était la crise de civilisation des années 30 avec comme objet d’expérience l’impact des méthodes industrielles sur la vie des Américains avec les désordres psychiques engendrés par ce mode de vie où le temps compte et se calcule. Ce trait de société sera peut-être notre fil conducteur permettant de tirer un bord conceptuel vers le 21ème avec une fois de plus des désordres psychiques mais dont l’origine n’est plus tellement le taylorisme et le fordisme mais plutôt l’impact des médias de masse. On devine bien l’intention que je suis. Les médias diffusent de l’information, laquelle joue un rôle perturbateur, pour ne pas dire génétique, dans le développement des psychismes affectés (peurs, craintes, désirs, émotions). Sommes-nous encore dans le monde des années 1970 où l’enjeu est la technique ? Je laisse la question en suspens, précisant néanmoins que Ellul était guidé par Marx tout en comprenant progressivement que les sociétés ressemblaient de moins en moins à celle de l’âge industriel de l’époque 1820-1950. Ellul confiait à V.H Vanderburg :
« Je me suis progressivement rendu compte qu’une transformation s’était effectuée. Marx parlait d’une société dominée par le monde industriel, et, alors qu’en 1930-1940 ce monde industriel était encore dominant, des orientations nouvelles étaient apparues. Ce qui me paraissait comparable dans le monde soviétique et dans le monde capitaliste, c’était précisément le phénomène technique. On pouvait partir de l’idée extrêmement simple qu’une usine, une automobile en URSS et une usine, une automobile aux États-Unis, c’est exactement la même chose. Il y avait à des niveaux élémentaires des points communs et nous trouvions là l’occasion de comparer les deux organisations. A mesure que nous analysions l’importance de la technique dans la société, nous nous sommes rendus compte qu’elle devenait progressivement le facteur plus décisif pour expliquer l’ensemble des phénomènes de notre temps, et qu’elle pouvait, comme élément d’explication, jouer le rôle que le capital avait joué dans l’interprétation de Marx au XIXe siècle. Je ne veux pas dire par là que la technique a la même fonction que le capital, ni que le système capitaliste est un système dépassé. Je sais que le monde capitaliste existe toujours. Mais le capital ne joue plus le même rôle que lorsque Marx l’étudiait au XIXe siècle. Le pouvoir et la capacité de reproduction de la valeur ne sont plus liés au capital mais à la technique »
Ces propos peuvent être transposés de manière assez subtile en nous interrogeant si la technique n’a pas fait place, du moins en partie, à un autre élément fondamental qui est l’information. A charge à l’auteur de prouver que l’information n’est pas un des éléments de la technique (qui se fabrique puis se transmet avec multiples techniques de communications) mais quelque chose de plus fondamental. Autrement dit, l’information dans la technique est bien distincte de la technique de l’information. Les enjeux sont différents, de même que les conséquences sociales et politiques. Sans doute devrons-nous interroger le secret de l’information. Peut-être plus universel qu’on ne le pense. Surtout si l’on fait entrer en scène la biologie et la physique contemporaine. Mais n’allons pas si vite.
II. Rétro-propective sur l’âge technétronique, Brzezinski et Toffler (à suivre ?)