La métamorphose des trublions
Le professeur va en forêt ...
Vous savez peut-être les difficultés que je rencontre, à l'instar de tous mes collègues pour tenir (vocable cher à nos responsables si loin de la réalité de nos classes) ce groupe déstructuré par plus de deux années de dysfonctionnements multiples, d'incivilités outrancières et de refus systématique de travail. Le constat fait, je ne suis pas de ceux qui baissent les bras, même si mes propos peuvent parfois donner cette impression.
Je cherche toujours une faille, un petit espace où glisser une autre idée du rapport à la classe. Un peu d'humour, la surprise, des travaux différents, des méthodes non conventionnelles ; je fais feu de toutes les astuces pour provoquer une étincelle, modifier le rapport au collège, entendre le désamour de l'école sans jamais le tenir pour définitif et inexorable.
Cette classe est si difficile que personne n'a songé depuis son arrivée en sixième, à prendre le risque de lui proposer une sortie pédagogique. J'ai entendu cette revendication, j'ai noté à quel point, les élèves vivaient cette discrimination comme une injustice et non comme la juste conséquence de leurs comportements collectifs.
Je leur avais déjà proposé une sortie sur le Festival de Loire en demandant au directeur de prendre en charge l'accompagnement alors que je les attendais sur place. Tout n'avait pas été parfait, les conditions n'étant pas idéales pour se faire une bonne idée de leur fonctionnement réel. J'avais besoin d'un moment plus intime pour créer du lien et frapper l'imaginaire.
La sortie aux champignons est souvent l'un de mes trucs d'instituteur à l'ancienne. Vous n'imaginez pas à quel point, les jeunes des quartiers sont coupés totalement de la nature. La forêt est pour eux un espace mystérieux, inconnu et même dangereux. S'y ajoutent le mauvais temps de cette mi-octobre, la pluie, la boue ; on dirait que vous leur proposez la Lune !
Trois heures de balade plutôt que trois heures de classe, le contrat pouvait sembler alléchant. À l'évocation de cette proposition, je ne récolte pourtant pas l'unanimité. Il y a des grimaces, des réticences et des critiques. Pour eux, une sortie pédagogique est nécessairement une virée au Futuroscope ou à Disneyland. C'est bien la faute de ces collègues qui tombent dans la démagogie en leur proposant de telles sorties relevant du plus vil consumérisme …
Quant à moi, j'aime celles qui ne demandent pas de moyens extraordinaires, qui ne nécessitent pas une dépense folle en transport. J'aime les sorties qu'ils peuvent renouveler sans moi, qu'ils auront l'occasion de refaire avec leur famille si la mayonnaise a pris ; une journée vendange, une opération cueillette pour faire des confitures, une longue randonnée en bord de Loire. Ce qui a construit tant d'enfances autrefois et dont ils sont si nombreux à être privés.
Je ne me formalise pas. Je maintiens la proposition, je fixe le rendez-vous juste à l'ouverture du collège pour prendre le premier bus (8 H 05). Honnêtement, je m'attendais à une grosse désaffection féminine tant les jeunes filles avaient pincé le nez à cette idée. Les absents ayant toujours tort, je me moquais de ce risque pour accrocher ceux qui méritaient de l'être.
À 7 h 55, ils étaient quatorze sur les seize possibles (effectif maximal en Segpa). Les deux absents ont une bonne raison de n'être pas là, l'une a été exclue pour la semaine après avoir en cours traité une collègue de « Grosse pute ! » (sic) tandis que l'autre a signé une convention pour participer tous les mercredis matins à un atelier mécanique.
Il me reste donc 14 candidats potentiels. Immédiatement deux jeunes filles m'affrontent. L'une est malade, l'autre n'a pas de tenue adaptée. Que veulent-elles ? Empêcher leurs camarades de profiter de cette opportunité ? Ennuyer leur monde et une fois encore se faire remarquer ? Le troisième, un garçon au fonctionnement hors norme, qui depuis le début de l'année scolaire n'a pas ouvert un seul cahier, me lance : « Je ne veux pas faire votre sortie de merde ! » Je m'estime heureux du vouvoiement, nous sommes en progrès ...
Je ne me formalise pas. Je refuse de fléchir devant les obstructions habituelles des plus insupportables. La règle de prendre tous les élèves ne tient pas dans de telles conditions. Ce serait folie d'aller seul dans les bois avec trois adolescents qui feront tout pour entraver la sortie. Ce serait encore plus scandaleux de priver les onze autres de ce qu'ils ont envie de faire. Il y a des limites au pouvoir des trublions. J'ai la chance d'être soutenu par la direction et pars, laissant les trois réfractaires en permanence. J'espère que l'ennui leur servira de leçon.
Nous avons passé trois heures merveilleuses dont deux heures trente à marcher dans les bois. J'ai trouvé des élèves charmants, porteurs des peurs d'une enfance qu'ils n'ont pas totalement vécue. Naturellement, ils ont eu peur de se perdre, ils ont prétendu avoir vu un sanglier (avec le bruit qu'ils faisaient …), ils ont crié en voyant un crapaud, tremblé à l'idée de croiser des chasseurs.
Mieux encore, il y avait un fossé rempli d'eau, large de deux mètres. C'est moi qui les ai mis au défi de sauter cet obstacle. Quelques-uns, après avoir franchi ce pas, se sont pris pour des héros magnifiques. À quinze ans, ils n'avaient jamais accompli cet exploit en forêt ! Nous avons rempli un panier de cèpes de Bordeaux. Ils se sont dit qu'ils allaient revenir avec leurs parents. Pour la première fois, ils formaient une vraie classe …
Je ne suis pas naïf ; demain tout peut à nouveau tomber à l'eau. Mais il restera forcément quelques traces des conversations individuelles que j'ai tenues avec chacun durant cette balade. Je sais qu'il me faudra trouver d'autres biais pour remettre dans le jeu ceux qui n'ont pas voulu venir. Mais un pas a été franchi. Un tout petit pas, certes, mais ce fut un moment de bonheur dans un lieu qui, pour eux jusque là, n'était que souffrance et chahut.
Voilà un petit épisode différent pour favoriser ce rude combat que nous menons au quotidien dans nos écoles. Que ceux qui pensent que nous ne faisons rien, que le métier est simple et ne demande aucun effort, que tous ceux qui méprisent les professeurs par posture idéologique ou haine ancienne ne viennent pas verser leur bile sur ce billet. Il est inutile d'en rajouter. Quant à nos chers responsables en mal de refondation, de nouveaux programmes, d'innovations pédagogiques ou de médiation comportementale, qu'ils évitent de lire ce récit ; il ne correspond nullement aux grandes tendances du moment. Je suis une vielle ganache de la profession ; il n'y a plus rien à tirer de moi …
Forestièrement vôtre.