jeudi 17 octobre 2013 - par C’est Nabum

La métamorphose des trublions

Le professeur va en forêt ...

Sortie aux champignons

Vous savez peut-être les difficultés que je rencontre, à l'instar de tous mes collègues pour tenir (vocable cher à nos responsables si loin de la réalité de nos classes) ce groupe déstructuré par plus de deux années de dysfonctionnements multiples, d'incivilités outrancières et de refus systématique de travail. Le constat fait, je ne suis pas de ceux qui baissent les bras, même si mes propos peuvent parfois donner cette impression.

Je cherche toujours une faille, un petit espace où glisser une autre idée du rapport à la classe. Un peu d'humour, la surprise, des travaux différents, des méthodes non conventionnelles ; je fais feu de toutes les astuces pour provoquer une étincelle, modifier le rapport au collège, entendre le désamour de l'école sans jamais le tenir pour définitif et inexorable.

Cette classe est si difficile que personne n'a songé depuis son arrivée en sixième, à prendre le risque de lui proposer une sortie pédagogique. J'ai entendu cette revendication, j'ai noté à quel point, les élèves vivaient cette discrimination comme une injustice et non comme la juste conséquence de leurs comportements collectifs.

Je leur avais déjà proposé une sortie sur le Festival de Loire en demandant au directeur de prendre en charge l'accompagnement alors que je les attendais sur place. Tout n'avait pas été parfait, les conditions n'étant pas idéales pour se faire une bonne idée de leur fonctionnement réel. J'avais besoin d'un moment plus intime pour créer du lien et frapper l'imaginaire.

La sortie aux champignons est souvent l'un de mes trucs d'instituteur à l'ancienne. Vous n'imaginez pas à quel point, les jeunes des quartiers sont coupés totalement de la nature. La forêt est pour eux un espace mystérieux, inconnu et même dangereux. S'y ajoutent le mauvais temps de cette mi-octobre, la pluie, la boue ; on dirait que vous leur proposez la Lune !

Trois heures de balade plutôt que trois heures de classe, le contrat pouvait sembler alléchant. À l'évocation de cette proposition, je ne récolte pourtant pas l'unanimité. Il y a des grimaces, des réticences et des critiques. Pour eux, une sortie pédagogique est nécessairement une virée au Futuroscope ou à Disneyland. C'est bien la faute de ces collègues qui tombent dans la démagogie en leur proposant de telles sorties relevant du plus vil consumérisme …

Quant à moi, j'aime celles qui ne demandent pas de moyens extraordinaires, qui ne nécessitent pas une dépense folle en transport. J'aime les sorties qu'ils peuvent renouveler sans moi, qu'ils auront l'occasion de refaire avec leur famille si la mayonnaise a pris ; une journée vendange, une opération cueillette pour faire des confitures, une longue randonnée en bord de Loire. Ce qui a construit tant d'enfances autrefois et dont ils sont si nombreux à être privés.

Je ne me formalise pas. Je maintiens la proposition, je fixe le rendez-vous juste à l'ouverture du collège pour prendre le premier bus (8 H 05). Honnêtement, je m'attendais à une grosse désaffection féminine tant les jeunes filles avaient pincé le nez à cette idée. Les absents ayant toujours tort, je me moquais de ce risque pour accrocher ceux qui méritaient de l'être.

À 7 h 55, ils étaient quatorze sur les seize possibles (effectif maximal en Segpa). Les deux absents ont une bonne raison de n'être pas là, l'une a été exclue pour la semaine après avoir en cours traité une collègue de « Grosse pute ! » (sic) tandis que l'autre a signé une convention pour participer tous les mercredis matins à un atelier mécanique.

Il me reste donc 14 candidats potentiels. Immédiatement deux jeunes filles m'affrontent. L'une est malade, l'autre n'a pas de tenue adaptée. Que veulent-elles ? Empêcher leurs camarades de profiter de cette opportunité ? Ennuyer leur monde et une fois encore se faire remarquer ? Le troisième, un garçon au fonctionnement hors norme, qui depuis le début de l'année scolaire n'a pas ouvert un seul cahier, me lance : « Je ne veux pas faire votre sortie de merde ! » Je m'estime heureux du vouvoiement, nous sommes en progrès ...

Je ne me formalise pas. Je refuse de fléchir devant les obstructions habituelles des plus insupportables. La règle de prendre tous les élèves ne tient pas dans de telles conditions. Ce serait folie d'aller seul dans les bois avec trois adolescents qui feront tout pour entraver la sortie. Ce serait encore plus scandaleux de priver les onze autres de ce qu'ils ont envie de faire. Il y a des limites au pouvoir des trublions. J'ai la chance d'être soutenu par la direction et pars, laissant les trois réfractaires en permanence. J'espère que l'ennui leur servira de leçon.

Nous avons passé trois heures merveilleuses dont deux heures trente à marcher dans les bois. J'ai trouvé des élèves charmants, porteurs des peurs d'une enfance qu'ils n'ont pas totalement vécue. Naturellement, ils ont eu peur de se perdre, ils ont prétendu avoir vu un sanglier (avec le bruit qu'ils faisaient …), ils ont crié en voyant un crapaud, tremblé à l'idée de croiser des chasseurs.

Mieux encore, il y avait un fossé rempli d'eau, large de deux mètres. C'est moi qui les ai mis au défi de sauter cet obstacle. Quelques-uns, après avoir franchi ce pas, se sont pris pour des héros magnifiques. À quinze ans, ils n'avaient jamais accompli cet exploit en forêt ! Nous avons rempli un panier de cèpes de Bordeaux. Ils se sont dit qu'ils allaient revenir avec leurs parents. Pour la première fois, ils formaient une vraie classe …

Je ne suis pas naïf ; demain tout peut à nouveau tomber à l'eau. Mais il restera forcément quelques traces des conversations individuelles que j'ai tenues avec chacun durant cette balade. Je sais qu'il me faudra trouver d'autres biais pour remettre dans le jeu ceux qui n'ont pas voulu venir. Mais un pas a été franchi. Un tout petit pas, certes, mais ce fut un moment de bonheur dans un lieu qui, pour eux jusque là, n'était que souffrance et chahut.

Voilà un petit épisode différent pour favoriser ce rude combat que nous menons au quotidien dans nos écoles. Que ceux qui pensent que nous ne faisons rien, que le métier est simple et ne demande aucun effort, que tous ceux qui méprisent les professeurs par posture idéologique ou haine ancienne ne viennent pas verser leur bile sur ce billet. Il est inutile d'en rajouter. Quant à nos chers responsables en mal de refondation, de nouveaux programmes, d'innovations pédagogiques ou de médiation comportementale, qu'ils évitent de lire ce récit ; il ne correspond nullement aux grandes tendances du moment. Je suis une vielle ganache de la profession ; il n'y a plus rien à tirer de moi …

Forestièrement vôtre. 

 



23 réactions


  • Jean-Philippe 17 octobre 2013 10:52

    Bonjour,

    Bravo, les vieilles recettes ne se périment pas, elles sont simplement oubliées par beaucoup.
    non, ça ne fera pas de miracle, mais ça peut changer des vies.

    Et heureusement, vous n’avez pas croisé de vieille sorcière au détour du bois, il n’en résultera donc aucun sort malheureux.


    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 11:42

      Jean-Philippe


      Vieille recette à mes risques et périls

      Il serait arrivé quoique se soit, j’imagine tous les parapluies s’ouvrirent ...
      Normal c’est de saison.

      Entre les discours et la réalité quotidienne, il y a un si grand écart ...

  • Ecureuil Bleu Ecureuil Bleu 17 octobre 2013 11:23

    J’aurai aimé être dans votre classe. 


    Hier, j’ai rempli deux paniers de girolles. Je me demande... quand j’étais gamin, il y avait une vieille dame que j’accompagnais en forêt, et je me souviens de cette forte impression qu’elle me laissait lorsqu’elle qu’elle me disait en montrant un tas de feuilles avec sa canne « Tiens regardes là », et ô merveille, elle ne se trompait jamais. Elle connaissait si bien la forêt qu’elle les « voyait » sous les feuilles... et donc je me demande, comme vous n’avez pas dit grand mot de la découverte, est-ce que vos élèves en ont trouvé eux mêmes ?

    Il m’a fallu du temps pour devenir un des meilleurs cueilleurs de mon coin (oui, je me vante un peu) mais quel plaisir lorsque, convaincu que je vais rentrer bredouille, que mon espoir a disparu et que mon attention se relâche, mon oeil vagabond se pose sur le trésor !

    Ca c’est le pied !

    Pour vous dire, hier, j’étais en train de soulager ma vessie et de me dire que j’allais rebrousser chemin, quand j’ai trouvé ce « Dore » (pas sûr de l’orthographe, je crois que c’est comme ça qu’ils disent dans le Sud, pour dire « LE coin », celui dont on parle sans dire où il est). Ce moment là, c’est quelque chose quand même.

    Il me semble qu’autrefois, dans un temps révolu, certains maîtres proposaient aux élèves d’aller en dehors des cours à la cueillette des simples. De la centaurée, au silène, en passant par l’aquilée, j’imagine que c’était là aussi l’occasion d’évoquer d’antiques croyances.

    Excellente idée en tout cas, rien de mieux qu’une ballade sylvestre pour (r)éveiller la curiosité, et donner de la saveur au savoir. Vous m’avez donnez envie d’y retourner ^^




    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 11:44

       Ecureuil Bleu


      Je vous remercie pour cette anecdote et ce mot gentil.

      Quant à être dans ma classe, il vaut mieux que ce ne fut jamais le cas. Mes élèves ont de vraies difficultés, je ne vous les souhaite pas ...

      L’intention est quand même charmante

    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 12:19

      Morvandiau


      C’est ce que je fais tous les ans ...

      Hélas cette année, le gel et la grêle ont débasté les vignes de l’association qui nous accueille ...

      J’aurai aimé les voir travailler à la dure !

  • ZEN ZEN 17 octobre 2013 12:05

    gamins élevés « hors sol »

    M’a piqué l’idée, le morvandiau ! smiley  smiley
    D’mon temps, on allait aussi cueillir les brimbelles (myrtilles) dans la forêt vosgienne,avec l’instit, histoire de faire un peu d’argent pour la coopérative scolaire
    Un forêt où l’on se sentait chez soi depuis longtemps...
    Monsieur nous indiquait aussi les espèces de champignons consommables ou vénéneux, telle que la marmite faloïde, comme on disait...


    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 12:21

       ZEN


      J’avoue avoir aimé sa formule mais il ne faut pas le lui dire ... 

      Les cueillettes et les ventes sont désormais interdites.

      Comment avancer dans un monde où les règles et les lois ne sont destinées qu’à favoriser la grande distribution ...

    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 17:18

      morvandiau


      Je m’en occupe ! 

    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 17:23

      Morvandiau


      C’est mal parti alors qu’elle est joli votre histoire ...

      Confiez-là moi ...

    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 21:24

      Morvandiau


      Écrivez moi un commentaire sur mes chroniques-ovales.com

      J’aurai ainsi votre mail et je pourrai vous envoyer votre texte nabumisé ...

      Il faut bien qu’il passe pour mien !


  • L'enfoiré L’enfoiré 17 octobre 2013 16:56

    « il n’y a plus rien à tirer de moi  »

    Mais si... il ne faut pas se sous-estimer.
    Comment le saviez-vous que je prépare un billet sur les champignons ?
    Comme entrée en matière je regarderai ce soir sur ARTE, ou peut-être je l’enregistrerai.
    Les champignons ne sont pas fait uniquement pour manger, comme vous pourrez le voir.


  • L'enfoiré L’enfoiré 17 octobre 2013 17:29

    Jusque 22:50 ?

    Il faut vous épargner, cher Nabum.
    Chez-nous, cela a été les 24 heures à vélo.
    Mais ce sont de jeunes étudiants de Louvain-la-Neuve.

    Peut-être l’enregistrer alors ou peut-etre dès demain sur Internet, le reprendra-t-on. 

    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 17:31

      L’enfoiré


      Je ne sais jusqu’à quelle heure celà va me conduire

      Ce sera demain alors grâce à Internet.


    • gaijin gaijin 17 octobre 2013 19:41

      morvandiau
      tout a fait
      c’est le sentiment du sacré qui distingue l’homme de l’animal .....
      merci de nous rappeler cette vérité première !


    • C'est Nabum C’est Nabum 17 octobre 2013 21:25

      Morvandiau


      C’est sans doute le sentiment d’être face à quelque chose qui le dépasse ...

      Appelez -ça sacré ou grandeur ...

      C’est une évidence

  • lcm1789 17 octobre 2013 23:00

    merci pour ce billet qui rappelle aussi que lorsque la direction d’un établissement soutient ses enseignants cela se passe bien mieux...


    Combien de directions aurait imposé la présences des 3 plus durs ?

    • C'est Nabum C’est Nabum 18 octobre 2013 06:31

       lcm1789


      La direction aurait pu les imposer, je ne serai pas parti.
      C’est parce que les enseignants ne sont pas assez fermes sur certains points qu’on peut réduire à néant leurs initiatives.

      Le principal s’est bien posé la question mais quand je lui ai demandé ce qu’on fait d’un adolescent qui refuse l’activité alors qu’on est seul au milieu d’une forêt ? Je pense qu’il a compris l’absurdité de la règle administrative. Je l’en remercie ...

  • Captain Marlo Fifi Brind_acier 18 octobre 2013 09:28

    Salut Nabum,
    Je me souviens d’avoir participé à la mise en route d’une classe dont j’ai oublié le nom, chaque Ministre changeant les étiquettes pour un contenu identique, en croyant avoir découvert le fil à couper le beurre.

    En septembre, l’équipe avait proposé d’aller camper quelques jours, en pleine cambrousse dans un gîte de randonnée au confort très sommaire, avec les élèves ; les enseignants et les surveillants se relayant en fonction de leurs disponibilités.

    Je passe sur les activités, veillées, découverte de la faune et de la flore etc.

    Le bilan a stupéfié tous les adultes. Foin des grenouilles, des criquets et des orchidées protégées !

    Figurez-vous que ce qui a le plus marqué les élèves, c’est de découvrir les enseignants et les surveillants, le matin, en pyjama et pantoufles, en train de boire le café....

    C’était pour eux, la découverte du siècle !
    Les enseignants sont des humains comme les autres, ben ça, alors !


    • C'est Nabum C’est Nabum 18 octobre 2013 10:04

       Fifi Brind_acier


      Il fut une période où nous commencions l’année par une semaine survie avec nos élèves. Mais désormais, nous ne pouvons plus rien faire.

      Nous partions à bicyclette, nous campions en bord de Loire, nous vivions d epêche et de ceuillettes. La sortie n’avait d’autre but que d’apprendre à vivre ensemble, de repsecter les règles collectives, de partager les tâches ...

      Ça ne rentre pas dans leur maudit socle commun et surtout dans leur législation du parapluie ouvert.

  • Prudence Gayant Prudence Gayant 20 octobre 2013 14:37

    Les champignons étaient aussi beaux que ceux de la photo ?

    Vous avez déclenché une réaction dans le cerveau de vos élèves, puisque certains veulent retourner en forêt avec leurs parents.
    Un bon point pour le prof.

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