dimanche 27 décembre 2020 - par C’est Nabum

Le poids de la solitude

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Conte à lire en famille ou à écouter

 

Il était une fois un vieil homme, un ancien marinier qui avait, depuis de nombreuses années, abandonné la vie trépidante des gars qui vont sur l’eau. L’homme, le dos courbé, la marche pénible, continuait à marcher chaque jour le long de sa chère rivière. Il lui manquait un doigt à chaque main : un souvenir lointain des terribles arrançoirs et du grand bâton qui se brise dans la main, marques d’un métier rude qu’il a chéri tout son existence même s’il est usé par cette vie au grand air qui l’a vieilli prématurément.

Il allait péniblement sur le chemin qui, chaque jour, le conduisait de sa petite maison des bords de Loire jusqu’à l’auberge en lisière de village. Il y retrouva longtemps ses compagnons d’infortune, compagnons de bordée, des « chi dans l’iau » tout comme lui qui buvaient quelques chopines en jouant à la luette. Le temps avait passé, les amis ne vinrent plus, empruntant un à un le bateau du passeur qui les conduisit vers l’autre monde. Le Vieux, c’est ainsi que le nommaient les gens du bourg, était seul désormais, désespérément seul.

 

Il continua cependant de se rendre chaque jour dans ce troquet des bords de l’eau, lançait un « Salut la compagnie » qui ne recevait aucun écho. Il s’installait au comptoir pour commander un verre de Byrrh. Il était désormais le seul à boire cet apéritif dans la contrée, le patron commandant une à une les bouteilles pour ce curieux client. Personne ne lui adressait la parole à l’exception du tenancier qui attendait de lui des conseils météorologiques. Jamais l’autre ne lui aurait demandé des nouvelles de sa santé et c’était sans doute préférable.

Le cœur lourd, le Vieux reprenait le chemin inverse, rentrait chez lui d’un pas plus lourd encore pour une longue journée de solitude. Jamais une visite, jamais une lettre, il n’avait ni famille ni amis encore de ce monde. La Loire pour unique spectacle suffisait cependant à cette existence au ralenti. Il s’en contentait, attendant lui aussi que le passeur ne vienne le quérir.

Sa seule crainte ce n’était pas la mort mais l’impotence. Il redoutait ce jour où ses jambes noueuses ne lui permettraient plus de jouir de ce dernier plaisir qu'il lui restait. Il ne pouvait plus pêcher : ses rhumatismes lui interdisant de descendre jusqu’au bord de la rivière ; il n’avait plus la force de faire son jardin. Il survivait parce qu’un service municipal, chaque jour, déposait un plateau sur le banc de pierre devant sa demeure à l’heure précise où il se rendait au caboulot. Pourtant il n’avait jamais songé à changer ses horaires, le rituel c’est sacré.

La vie était devenue triste pour cet ancien lascar qui avait tant aimé courir le guilledou. C’était un passé lointain ; aujourd’hui qui peuplait ses souvenirs et ses longues rêveries face à la Loire. Sa vie n’était faite que d’attente et d’ennui. Heureusement pour lui, il y avait son banc sur la levée où il s’asseyait pour regarder interminablement la rivière couler, toujours différente, jamais baignée par la même couleur. Il ne s’en lassait pas. C’est la Loire qui le maintenait en vie, lui donnait la force de poursuivre plus avant encore cette déjà longue existence.

Ce jour-là, notre vieillard avait la démarche plus pesante encore qu’à l'accoutumée. Il allait traînant la jambe, s’appuyant lourdement sur son bâton de marche quand, sur le sentier, un bruit l’interpella. Il avait l’oreille dure : il se retourna cherchant d’où pouvait venir ce qu’il avait pris pour un appel ténu. Il ne vit personne : il avait sans doute rêvé. Il allait repartir quand, à nouveau, il crut entendre un appel au secours … Cette fois, il en était certain : quelqu’un l’appelait.

Il se pencha et entendit plus distinctement : « Et monsieur, mon brave homme, venez donc à mon secours ! J’ai grand besoin de votre aide ! ». Le vieux se plia tant qu’il put ; la voix sortait de ce fourré, il en était certain maintenant. Il fouilla avec son bâton, pensant trouver le corps d’un gamin, tant la voie était fluette, étendu dans la boucheture après une cascade en vélo. Un de ces maudits petits diables qui d’ailleurs n’avaient aucun égard pour lui quand ils le croisaient sur la levée ...

Que nenni. Il devina dans les hautes herbes une petite musaraigne qui continuait de l’appeler : ‘ Hé monsieur, oui vous monsieur, prenez-moi dans votre main ! ». Le vieux crut qu’il avait la berlue. Il se dit : « V’la ti pas que je perds les oies. J’entends des voies comme la pucelle ! » Mais, non, il ne rêvait pas : c’était le petit rongeur qui s’adressait à lui de manière suppliante : « Je suis une jeune et charmante bergère. J’ai croisé la route d’une méchante sorcière qui m’a jeté un sort. Embrassez-moi mon bon ami et je redeviendrai cette belle jeune fille qui sera alors votre compagne pour le reste de votre vie ! »

Le vieillard se frotta les yeux, se pinça en s’écrignant « Cré vin diou, quoi donc que c’t’affaire là ? » Il dut se rendre à l’évidence : il était bien en présence d’un étrange maléfice. Que devait-il faire ? En se tordant plus encore, il prit le petit animal dans sa main au prix d’un effort douloureux. Il l'approcha de sa bonne oreille pour mieux entendre cette voix délicate qui le charmait déjà.

« Noble ancien, je suis la bergère du bois joli. J’ai dérangé, un soir de Sabbat, les sorcières de la Fontaine et pour ma peine, la plus méchante d’entre elles m’a jeté un sort. Me voilà petite musaraigne jusqu’à ce qu’un chat me dévore ou bien qu'un brave homme m’embrasse. Vous êtes celui-là et je serai vôtre si vous me délivrez de ce maléfice ! » « Saperlipopette, par Saint Nicolas, il y a diablerie là dessous ! »

L’homme se signa pour conjurer le malin. Y’avait pas de pétard, cette fois il avait bien entendu. Il prit la seule décision qui lui semblait convenable. Il enfourna le petit rongeur dans le creux de la grande poche de son pantalon de velours et reprit son chemin pour aller jusqu’à sa masure, la bergère bien au chaud. Celle-ci semblait s’impatienter. Elle s’agitait dans le pantalon du bonhomme, hurlant plus fort encore « Un petit bécot sur mon museau mon bon prince et je serai votre servante dévouée ». « Tu vas ti pas te calmer un peu, drôlesse. Laisse-moi l’temps de cogiter ton affaire. J’t’avoue qu’ça me charabiate grandement ! »

Sur le chemin, l’homme soliloquait tenant grand conciliabule avec lui-même. « Quelle aubaine ! C’est au couchant d’ma chienne de vie qu’m’arrive pareil éberlument. Qu’j’avons ti faire ? Dois-je lui restituer son apparence à c’te gentille femelle pour avoir tous les chenapans d’la place à se berdiller autour d’mon chez moi pour que l’un d’eux la chaparde à la première occasion ? La bicher et ne point la rendre heureuse à cause de mon grand âge ? La bécoter pour d’venir gâteux et cocu dans l’instant ? »

Pendant qu’il en était là de ses pensées, la musaraigne ne cessait de répéter : « Un petit bécot sur mon museau et je serai votre fée, votre servante, votre amante, votre compagne. Vous aurez tout ce que vous pouvez espérer et bien plus encore ! » Le vieillard haussait les épaules, ce don de la destinée arrivait bien trop tard ...

Le vieux ne s’occupait plus de la pauvrette qui ne cessait de se débattre et de chercher à le convaincre. « Embrassez-moi, je vous aime déjà. Embrassez-moi, je vous serai fidèle. Embrassez-moi et je rendrai vos vieux jours merveilleux ! » L’homme n’en avait cure désormais : il demeurait inflexible. Il rentra chez lui, attrapa une cage qui, depuis longtemps, n’enfermait plus le moindre canari et glissa la musaraigne dans cette sordide prison.

« Mais ne m’avez-vous pas compris, mon cher ami ? Je suis une jeune bergère qui ne demande qu’à vous servir de toute son âme. Il suffit d’un baiser et je me mets tout entière à votre service ! » L’homme éclata d’un grand rire et se pencha vers la cage : « Que veux-tu que je fasse d’une femme à mon âge ? Je ne pourrai pas te tenir en laisse. Dès que tu auras retrouvé ton apparence que j’imagine magnifique, tous les gredins du bourg qui ne m’adressent même pas un regard, se précipiteront ici pour faire la ronde autour de toi. Je serai bien en peine de te garder. »

« Un petit bécot sur mon museau et je deviens votre bâton de vieillesse, je prends en charge votre bonheur, je vous promets ma douceur et ma tendresse ! » Le vieux éclata d’un rire franc. Il y avait si longtemps qu’il n’avait ri ainsi. Il en pleurait de joie. Il finit cependant par se calmer et expliqua les raisons de sa décision. « Que veux-tu que je fasse de toi à mon âge, belle bergère ? Sitôt sorti de ce corps, tu t’envoleras sans coup férir. Alors qu’une souris qui jacte, engeôlée dans sa cage, ne s’ensauvera jamais. J’aurons gourmandise de ta conversation et une couasse avec qui baver tout mon saoul. Bonheur suprême, tu n’aurons de cesse de récriminer en m’chauffant les oreilles ! Je pouvions r’in attendre de mieux pour mes vieux jours. »

Ainsi finit cette histoire. Le vieux se trouva une compagne qui le maudissait chaque instant de sa vie. Il n’en avait cure : il avait une interlocutrice bien qu’il ignorât le sens de ce mot trop savant pour lui. Chacun trouve midi à sa porte ; celle du vieux n’avait que faire d’une beauté offerte. La musaraigne n’avait plus qu’à ronger son frein, espérant qu’un jeune homme, un jour prochain, vienne rendre visite au bonhomme. Elle en fut pour ses frais : les jeunes gens ont la désagréable habitude de délaisser leurs aînés. La bergère paya le prix fort, au nom de tous les jeunes gens de son âge.

Sortilègement sien.

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