mercredi 31 janvier 2018 - par lephénix

Le XIXe siècle et nous...

Le XIXe siècle a la mémoire longue et se prolonge dans notre présent à travers ce qu'il nous a légué. Ce n'est pas étonnant : jamais auparavant une période ne l'a cultivée à ce point... L’historien allemand Jürgen Osterhammel propose une histoire globale d’un siècle de révolutions économiques, politiques et sociales dont il est impossible de faire le deuil quand bien même la « rupture » serait consommée avec lui : la mémoire d’une période de « mise en réseau » comme il n’y en a jamais eu auparavant a plus d’avenir que jamais…

 

 

Au XIXe siècle, constate Jürgen Osterhammel, « l’Europe faisait l’histoire » bien plus que pendant les époques antérieures – voire l’époque ultérieure où nous nous complaisons à nous ronger d’incertitude en dépréciant notre avenir commun : « Jamais l’Europe n’a disposé d’un tel excès de puissance d’innovation et d’initiative, ni d’autant d’arrogance et de volonté de domination »…

Mais la mémoire vivante de ce « monde d’hier », de ce long XIXe siècle si confiant dans le futur et le progrès sans limites, qui a tant marqué la conscience contemporaine, a sombré corps et âmes. Et ce, bien « au-delà des limites des mémoires personnelles au plus tard depuis que la tortue Harriet a quitté ce bas monde en juin 2006 dans un zoo australien, une tortue dont le jeune naturaliste Charles Darwin avait fait la connaissance en 1835 dans les îles Galapagos »…

Plus près encore du règne humain, il ne subsiste plus aucun témoin des funérailles de la reine Victoria (1819-1901) ou de la guerre des Boers (1899-1902) en Afrique du Sud, avec ses camps de « reconcentration »… De même, l’écho des dernières confidences chuchotées dans le salon parnassien très « fin de siècle » du poète flambeur José Maria de Heredia (1842-1905) négociant le mariage de ses filles avec leurs multiples prétendants s’est évanoui à tout jamais…

Mais jamais un siècle n’a autant réfléchi sur lui-même et n’a laissé autant de traces documentaires : s’il est celui de la « globalisation » (c’est-à-dire de la formation de réseaux couvrant le monde entier) accélérée, il a aussi été celui de la conscience de la dite globalisation ne serait-ce que parce qu’il a tenté de comprendre son propre présent et nous a légué une mémoire aussi encombrée qu’encombrante de sa réflexion sur lui-même dans le miroir des médias qu’il a inventés en activant un véritable âge d’or de la culture typographique…

Archiviste de lui-même, il a fait du « progrès » sa représentation fondatrice : « Le XIXe siècle a (…) porté à un niveau sans précédent la confiance dans le futur, la conscience du nouveau, la croyance dans le progrès technique et moral et partant du caractère obsolète de ce qui est ancien. Dans le même temps, le XIXe siècle a été la grande époque de l’historicisme qui imite, reconstitue artificiellement et patrimonialise… »

Cette croyance dans le progrès a gouverné notre histoire depuis les Lumières – peut-être le véritable début du XIXe siècle dont l’héritage pèse encore sur notre époque sans avenir dessiné qui donne dans la frénésie commémorative de son passé, faute d’un projet porteur, d’une voie ouverte vers l’avant…

 

Un siècle « en marche »… jusqu’à aujourd’hui…

 

Si le XIXe siècle a ouvert le champ des possibles, quand a-t-il commencé au juste et quand a-t-il fini ? Comment en fixer les limites ? D’un point de vue européen, aurait-il commencé au lendemain de la Révolution française ou avec le début de « l’ère des combustibles fossiles » vers 1820, avec ses « effets de croissance significatifs », et se serait-il achevé dans le fracas de la Grande Guerre, dès août 1914 ? Ou en 1918, quand il était devenu évident que le « monde d’avant » n’était plus, quand le décor de la « Belle Epoque » était tombé - et la rupture consommée entre « le présent d’alors » et le temps d’avant Quatorze ? Mais, au fond, cette notion de « siècle » est-elle vraiment opérationnelle ?

Indéniablement, il y a eu changement d’ère et de régime énergétique lorsqu’apparaît la « possibilité technique de substituer au travail musculaire de l’homme et de l’animal, à la tourbe et au bois, l’énergie stockée sous forme fossile (le charbon) comme force motrice dans le processus de production pour l’ensemble de l’économie ».

Puis l’ère des combustibles fossiles qui commence dans la troisième décennie du XIXe siècle, rappelle Jürgen Ostenhammel, « ne correspond pas seulement à la multiplication inouïe de la production des marchandises, mais aussi à une époque de mise en réseau, de vitesse, d’intégration nationale et de facilitation du contrôle impérial ».

Si l’utilisation des combustibles fossiles à partir de 1820 était une « tendance innovante dans l’emploi de l’énergie », elle a pris à partir de 1890 des « dimensions mondiales également au plan quantitatif ». Depuis, nous vivons dans le cadre technique que le XIXe siècle nous a légué – qu’il s’agisse de l’invention de la lampe à incandescence (1876), de la mitrailleuse (1884), de l’automobile (1885-86), du cinématographe (1895), des transmissions radio (1895) ou de la radiographie médicale (1895).

Professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Constance et lauréat en 2010 du Prix Gottfried Leibniz, Jürgen Osterhammel emmène ses lecteurs faire le tour de la planète pour saisir ce siècle de la domination européenne s’incorporant la réalité du monde et en dégage des caractéristiques essentielles.

D’abord, le XIXe siècle est un « temps de progrès asymétrique de l’efficience ». L’historien fait ce constat dans trois domaines. D’abord, dans la productivité du travail humain qui « augmente à un point très supérieur à ce qui se passait dans les processus de croissance économique des époques antérieures » grâce à l’introduction et la diffusion du mode de production industriel et la « mise en exploitation de nouvelles réserves de terres sur des frontiers sur tous les continents ».

Second « vecteur de progrès asymétrique de l’efficience », « l’augmentation de la capacité de tuer du combattant individuel »…

Troisième « secteur de progrès », le « contrôle croissant des appareils d’Etat sur la population de leur propre société »…

On le sait, le XIXe siècle avait d’autres caractéristiques comme l’augmentation de la mobilité avec son cortège d’innovations techniques « accélérant toutes les formes de circulation ». Ou la « réalisation progressive de l’état de droit par l’abolition des discriminations particulières et l’émancipation des groupes discriminés » : les idées d’égalité progressent quand bien même le principe d’égalité se heurte aux nouvelles hiérarchisations...

Qui se souvient d’un fait marquant de la mondialisation qui s’est joué au XIXe siècle ? En 1884 s’est tenue à Washington la conférence internationale du méridien qui a adopté le temps de référence mondial que nous utilisons toujours, fondée sur une division du monde en 24 fuseaux horaires et sur un méridien de référence – Greenwich…

Après avoir libéré le « transport des hommes, des biens et des nouvelles des limites du moteur biologique » et câblé le monde jusqu’à une dimension de « réseau », le XIXe siècle a fait accéder les sociétés à un univers d’énergie illimitée et à une « rationalité économique calculatrice » gagnant des « sphères d’interaction » de plus en plus larges – jusqu’à notre peu d’avenir désindustrialisé et désinvesti…
La saisissante somme holistique de Jürgen Osterhammel ne se veut bien évidemment pas la recherche d’un temps perdu – ou la chronique d’un temps retrouvé : elle fait vivre aussi, dans notre époque de régression et de rétraction mentale reniant jusqu’à son propre futur, la généalogie d’un certain « progrès ». En somme la version laïcisée d’une espérance collective mise en actes et en mouvement qui probablement fonda l’Occident – et une continuité orientée dont la flèche s’est brisée contre nos renconcements, comme pour nous ramener au temps d’avant le XIXe siècle, celui de l’éternel retour des fatalités et la si peu résistible montée des inégalités auxquelles l’on serait sommé de se résigner.

 

Jürgen Osterhammel, La transformation du monde au XIXe siècle, éditions nouveau monde, collection « Opus Magnum », 1250 p., 34 €

 



3 réactions


  • UnLorrain 31 janvier 2018 11:50

    On lira renoncement plutt que renconcement quelques lignes avant la fin de l’article,intressant article.


  • lephénix lephénix 31 janvier 2018 19:26

    @UnLorrain

    effectivement sur écran on n’y voit que du feu et les fautes de frappe passent inaperçues...la preuve par deux... comme le disait un film de jadis : « attention les yeux »...


  • Samson Samson 3 février 2018 02:13

    D’après votre compte rendu, le livre à en tout cas l’air bien intéressant et - j’espère - plaisant à la lecture !
    Merci de nous mettre en appétit et cordiales salutations ! smiley


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