« Mixité sociale », un leurre français ?
Les politiques urbaines conduites en France depuis une vingtaine d’années fixent comme objectif d’atteindre la « mixité sociale ». Or, tout concourt à miner celle-ci. On est même en droit de s’interroger sur la pertinence des actions entreprises, en particulier lorsqu’il s’agit de détruire les logements sociaux. Les remèdes mis en oeuvre génèrent en effet de nombreux effets pervers. La question du logement est révélatrice du fonctionnement d’une société et de la place laissée aux populations les plus fragiles, dans un contexte de concurrence croissante entre les territoires.
Depuis le début des années quatre-vingt, le discours politique en France considère, avec une belle unanimité, que le profil social des populations résidant sur les territoires communaux doit tendre vers la « mixité sociale ». Ce concept avait été utilisé dans la loi LOV de 1991, repris dans la loi SRU de 2000 et jamais explicitement rejeté par l’actuelle majorité parlementaire. Concrètement, des seuils avaient même été fixés, précisant le taux de logements sociaux qu’une commune se devait d’accueillir sur son territoire : 20 %, pour les communes de plus de 3500 habitants en France, mais seulement 1500 habitants dans la région Ile-de-France. Doté d’une telle volonté, d’un appareil réglementaire sophistiqué, de moyens conséquents affectés à l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine) depuis 2003, nul ne pouvait douter que les problèmes de l’habitat disqualifié comme de la difficulté à se loger pour les ménages socialement les plus fragiles ne se résorbent rapidement.
Or, tous les indicateurs attestent que les écarts se creusent entre les communes où viennent s’installer les populations aisées et celles où se concentrent les populations les plus démunies. Ces indicateurs intègrent les ressources fiscales déclarées par les ménages, le taux de ménages non imposés sur les communes, les catégories sociales telles que définies par l’Insee, les valorisations (versus dévalorisations) immobilières des territoires. Ce constat n’est pas une révélation, il a déjà alimenté une littérature abondante, conduit à la réalisation d’atlas des fractures sociales, justifié des prises de position alarmées des acteurs associatifs se préoccupant de ces questions. L’Abbé Pierre restant dans ce domaine la figure emblématique, l’une des personnalités les plus respectées des Français, à condition toutefois qu’il se restreigne à un discours compassionnel... Alors, d’où provient le problème ? Plusieurs pistes sont à suivre, chacune contribuant à complexifier les dynamiques du système résidentiel.
La compétition croissante pour les territoires les plus valorisés, à laquelle se livrent les ménages, constitue un facteur puissant de la différenciation sociale croissante des territoires. La notion de "territoire valorisé" est en elle-même complexe, car elle nécessite d’intégrer des éléments objectifs (l’accès à des équipements, à des aménités urbaines) mais également des aspects subjectifs comme l’image plus ou moins positive d’un quartier, d’une commune. Dans ce domaine, les ménages bénéficiant du meilleur « capital spatial » (entendu comme compétence à se mouvoir dans l’espace), seront capables d’accéder aux territoires disposant du meilleur « capital territorial » (entendu comme lieux les plus valorisés, ceux également où la pression immobilière sera la plus forte). Il va sans dire que ceci alimente des mécanismes de « filtrage social », la probabilité étant progressivement plus faible de voir les ménages les plus démunis accéder à des territoires valorisés. Ces dynamiques constituent une donne de fond, que l’on pourrait qualifier de « naturelle », chacun s’efforçant d’accéder à la plus optimale localisation résidentielle. La résultante en est : une moindre « mixité sociale ».
En parallèle, des politiques sont mises en œuvre, celles auxquelles il a été fait allusion précédemment. Elles sont armées de générosité, de volontarisme : il faut "requalifier" les quartiers en voie de stigmatisation, offrir des chances nouvelles à leurs résidents. Les territoires concernés sont d’abord ceux où les taux d’habitat social sont élevés ; pour s’en convaincre, il suffit de consulter le site officiel de l’ANRU, même si y figurent quelques anomalies comme la commune de Rueil-Malmaison dans les Hauts-de-Seine. Les actions menées conduisent à "dédensifier" les quartiers, à supprimer certains des logements sociaux existants, souvent à fort renfort médiatique (voir les destructions de barres) et à favoriser le lancement d’opérations urbanistiques valorisées afin d’inciter des populations aisées à venir s’installer, dans le but affiché d’atteindre une meilleure « mixité sociale ». Les résultantes en sont : moins d’habitats sociaux là où ils étaient nombreux, et amorce d’une gentrification des anciennes communes populaires.
Ces actions ne poseraient guère problème et seraient socialement acceptables si, dans le même temps, des créations d’habitats sociaux étaient effectuées sur les territoires où ils sont déficitaires. Il ne s’agirait alors que d’un processus de "vases communicants" : enlever ici, pour ajouter là. Mais il n’en est rien. En dépit des pénalités prévues dans le cadre de la Loi SRU (150 euros par an et par logement social déficitaire...), les constructions ne se sont guère intensifiées, certaines communes préférant même ouvertement payer les pénalités plutôt que d’atteindre les objectifs fixés. Une raison essentielle, les populations locales s’opposent souvent avec la plus extrême vigueur aux lancements de tels projets. Ceux-ci étant contre-productifs électoralement, les acteurs politiques locaux hésitent, quand ils en étaient initialement convaincus, à se lancer dans de telles opérations. Classique « syndrome nimby » tel qu’analysé outre-atlantique : le développement du logement social contribuerait à réduire le « capital territorial » par la mauvaise image qu’il projetterait sur les lieux, à déprécier les valorisations immobilières. Tout fonctionne ainsi comme si la « mixité sociale » était puissamment rejetée par ceux qui y sont le moins confrontés, renforçant les logiques de différenciation sociale des territoires. En résultante : l’offre résidentielle se réduit pour les catégories les plus fragiles de la population.
La « mixité sociale » constitue ainsi l’un de ces concepts généreux et creux qu’il est plus simple de prôner de façon rhétorique que de mettre en œuvre pratiquement. Plus grave, il masque souvent des actions qui ne font qu’accentuer les difficultés que l’on prétend combattre. Cynisme ou aveuglement ? C’est bien d’une évaluation critique des politiques urbaines conduites depuis une vingtaine d’années dont on aurait aujourd’hui besoin, en regard des besoins de la totalité de la population, tout particulièrement des exclus du logement, et non de nouvelles et hypocrites larmes versées lors du prochain coup de gueule de l’Abbé Pierre.
Didier Desponds. Maître de conférences en Géographie. Université de Cergy-Pontoise.
A paraître en décembre 2005 : « Stratégies résidentielles et logiques ségrégatives. Investigations dans l’aire d’influence de Cergy-Pontoise ». Editions Connaissances et Savoirs.