samedi 22 octobre 2016 - par Sylvain Rakotoarison

Prince sans rire

« Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. » (Jean Cocteau).



Ce grand corps est un peu diminué car il ne peut plus marcher, mais l’esprit est complètement alerte. Pétillant, plein de vie, marchant excellemment, lui. Une capacité à faire de l’humour, à faire des plaisanteries de potache, gentillettes, parfois un peu salaces sur les bords, mais jamais grossières. Il pourrait dire, comme Pierre Dac : « La mort n’est, en définitive, que le résultat d’un défaut d’éducation puisqu’elle est la conséquence d’un manque de savoir-vivre ».

Une mémoire à toute épreuve, capable de se souvenir d’un petit incident anodin il y a longtemps, quarante ans peut-être. Et surtout, une aptitude à raconter des histoires. Pas à mentir, mais à raconter. À conter. Un véritable conteur.

Si l’on avait dit cela il y a vingt ans, on aurait presque haussé les épaules tellement c’était banal, normal, commun de dire cela : Gauthier était Gauthier, il resterait toujours le même, farceur, conteur, vif, de bonne humeur. Sauf qu’il y a vingt ans, il avait déjà 83 ans et demi. Alors maintenant…

Ses talents de conteur, on aurait pu les imaginer par procuration. Gardant en mémoire ses anciennes histoires, il les redirait maintenant, une fois centenaire. Mais non ! Il est capable de raconter la mort de son épouse, l’an dernier, alors qu’elle voulait toujours faire les choses trop vite. Du coup, elle ne l’a pas attendu.

S’il n’avait pas eu son métier, et si des découvreurs de talents l’avaient croisé, il aurait été un excellent "raconteur d’histoires" à la télévision comme pouvaient l’être un Pierre Bellemare, qui a fêté ses 87 ans ce vendredi 21 octobre 2016, ou encore un Pierre Tchernia qui est parti à 88 ans le 8 octobre 2016. D’une histoire peut-être banale, il serait capable d’esquisser un scénario intéressant, une trame qui attire, un ton qui fait retenir le souffle, et une chute qui fait rire ou sourire, même quand l’histoire est triste (parce que sa femme, il l’a aimée pendant …très très longtemps, bien avant la guerre !).

Quand il a retrouvé une autre belle-sœur, l’autre jour, il fallait voir les regards complices. Une gamine, pour lui. Elle n’a que 88 ans et demi. Ce n’est rien ! Quinze ans de moins ! Elle a sa canne, un peu de mal à marcher, mais au moins, elle marche, pourrait-elle lui dire. Et comme lui, elle a le sourire. Huit cent cinquante kilomètres les séparent. Peut-être ne se reverront-ils pas ?

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Pourtant, il a beau avoir l’âge qu’il a, Gauthier n’était pas le plus vieux dans la famille. Il avait un beau-frère qui avait cinq ans de plus, quand même. Il ne s’est jamais senti doyen, ou vénérable, ou sage. Au contraire de sa femme pourtant un peu plus jeune que lui. Autant sa femme était âgée depuis toujours, autant lui est resté jeune, pas seulement d’esprit mais de peau presque. Comme s’il avait absorbé la molécule qui empêcherait de vieillir. D’ailleurs, on le dit bien, l’âge n’est pas dans les artères mais dans la tête.

Sa belle-famille, c’étaient trois sœurs nées à partir de la Première Guerre mondiale. La génération suivante, ce sont huit personnes nées autour de la Seconde Guerre mondiale. La troisième génération, ce sont quatorze autour de mai 1968, mais déjà avec des disparités énormes, puisqu’il y a vingt ans de décalage entre le premier et le dernier. Et parmi cette troisième génération, il y a déjà une grand-mère ! Si bien que le jeune Gauthier, il est déjà arrière-arrière-grand-père. Et depuis plusieurs années, et même plusieurs fois !

Cette famille avait vécu comme sur un nuage. Pendant trente ans, aucun départ. Départ vers l’au-delà, je veux dire. Et si on élargit la période, sur quarante-cinq ans, presque deux générations, seulement trois départs, une belle-mère, un beau-frère et une nièce.

Aujourd’hui, on l’a oublié. C’est ce qu’il se dit, le Gauthier. On l’a oublié, et pourtant, il est prêt. Il était prêt depuis longtemps. On l’attend même. Sa femme, sa fille, sa belle-sœur, sa tante. Un neveu aussi. Mais il n’est vraiment pas pressé…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (21 octobre 2016)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Prince sans rire.

Un arrière-goût d'inachevé.
Omnes vulnerant, ultima necat.
Fin de vie, nouvelle donne.
Proust au coin du miroir.
Dépendances.
Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".

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