samedi 15 octobre 2016 - par Monolecte

Un certain ressenti

Fin des tricheries

Des fois, tu ne sais pas ce qui change réellement : toi ou les autres, le monde ou la perception que tu en as ? Tu sais juste que tu enregistres une somme de petits faits, de petits évènements insignifiants, mais qui, mis bout à bout, ont l’air de vouloir raconter quelque chose, dessiner un nouveau rapport au réel. Peut-être juste un changement de grille de lecture ou de sensibilité, mais peut-être aussi la prise de conscience, par accumulation, qu’un changement progressif devient finalement perceptible.

Par exemple, il y a toujours eu des chauffards sur la route. Peut-être moins ces dernières années où l’on vante la baisse du nombre de tués sur la route… mais où l’on oublie la possible augmentation des incidents mineurs, des blessés, estropiés, choqués, survivants par miracles. Et puis, il y a le quotidien, les interactions, les expériences et cette sensation qu’en fait non, ces derniers temps, c’est un peu comme si l’air lui-même était devenu agressif. Mais aussi bien, c’est toi qui es plus sensible, plus émotif, voire plus attentif aux petites variations insignifiantes.

Principe d’accumulation

L’autre jour, c’était une voiture affalée dans le fossé, avec un automobiliste qui attendait quelque chose, à côté. On s’est arrêtés juste pour vérifier que tout était sous contrôle, qu’il n’avait besoin de rien de plus. Il nous raconte que c’est une amie, avec ses deux filles à l’arrière, qui a croisé la route d’un type qui prenait toute la largeur de la voie. Elle a dû l’éviter et s’est retrouvée dans le fossé. Pas juste un peu. C’est un gros fossé, assez profond dans lequel le monospace est à moitié encastré. On y voit les cicatrices de terre et de caillasse qui marquent les portières et qui témoignent de la violence de l’arrêt.

— Mais le pire, nous raconte cet homme, c’est que le type n’a même pas fait mine de ralentir ou quoi que ce soit de ce genre. Il a juste continué son chemin, la laissant dans le fossé avec ses deux enfants.

C’est une toute petite route que l’on n’emprunte jamais par hasard. On se dit que le type est forcément du coin. Peut-être même qu’on le connait, qu’on l’a croisé ou qu’on a parlé avec lui.

Là, c’est un monospace, bétaillère à gosses également, deux têtes à l’arrière aussi, qui a déboulé sur ma droite sans même faire mine de remarquer qu’il y avait un stop. Pas un ralentissement, pas une hésitation. J’ai dû freiner urgemment pour ne pas l’emboutir. Je me retrouve à la suivre. Elle ne conduit même pas vite. Rien de spécial. Mais elle a manqué toutes nous tuer. Le hasard veut qu’elle se rende au même supermarché que moi. Rien à signaler en dehors de ce moment de désinvolture routière qui aurait pu être le dernier. J’ignore si elle s’est rendu compte de quelque chose ou pas.

Le lendemain, c’est un SUV bas de gamme qui, s’apercevant’ qu’il a pris la mauvaise file dans l’échangeur, va juste se rabattre sur moi, m’obligeant de nouveau à un freinage d’urgence ponctué, cette fois, d’une avalanche de coups de klaxon. Le type qui conduit a l’air de m’engueuler dans son rétro. C’était pour lui plus important de suivre sa route que d’éviter de se mettre en danger ou mettre en danger autrui. Ou alors, il ne s’est rendu compte de rien et pense que je l’agresse.

Depuis la rentrée, sur le trajet du collège, on a déjà évité l’équivalent d’une demi-douzaine d’accidents graves impliquant des gens qui ont l’air de n’en avoir plus rien à foutre : du code, des flics, des autres, de la vie de leurs proches, de la leur.

Variations anomiques

En fait, ce n’est pas vraiment de la colère, c’est juste une totale indifférence à l’idée même de conséquences.

Alors je ne sais pas : est-ce que le comportement des autres s’infléchit ou est-ce que ma perception s’est modifiée ou même ma tolérance à l’écart, à la désinvolture, voire au mépris qui s’est sérieusement émoussée ?

Est-ce que, finalement atrophiée par les déplorables exemples venus d’en haut, l’intériorisation des règles communes est en voie de délitement ? Est-ce que l’anomie devient la règle en l’absence de sens des règles ?

Il y a, aujourd’hui, dans la rugosité des rapports au sein de notre société, quelque chose de l’ordre du bruit des ongles sur le tableau noir, une hypersensibilité négative qui finit par anesthésier tout sens commun et tout sens du commun. Une sorte de haine larvée, drapée dans un océan de mépris.

Ou juste un subtil agacement, un ajustement nécessaire à la profonde violence des rapports humains dans un monde dérégulé gouverné par la compétition et l’argent.

Mais en fait, il n’y a peut-être rien, juste une convergence statistique étonnante, mais encore dans la fourchette du possible de petits riens anecdotiques sans aucune espèce de signification.



9 réactions


  • velosolex velosolex 15 octobre 2016 12:11

    Ce sont à certains signes qu’on s’aperçoit ainsi que quelque chose a changé. Un moment on se demande si c’est nous, ou bien le monde, et l’on nettoie ses lunettes, songeur, se demandant si c’était ainsi hier, si c’est la faute à pas de chance. 

    Depuis quelque temps, en faisant du vélo, des signes d’agressivité de plus en plus évidentes des automobilistes. On vous rase, voir on vous injurie. Impossible au bout d’un moment de penser que c’est un hasard. Le monde devient violent, et dans la dynamique des fluides, le plus faible prend toute la charge, la conséquence de l’élastique qui se détend. 
    But, "dont think twice, it ’s all right...Comme disait Bob. 
    Heureusement quelques sourires, quelques grâces, de mon chat, d’un passant qui passe et sourit, d’une mère serrant son enfant dans ses bras, et qui me replonge en enfance, sont les clins d’œil amicaux du temps présent. 

  • zygzornifle zygzornifle 15 octobre 2016 15:31

    c’est comme ces millions d’électeurs qui ont votés Hollande ...... Ils l’ont croisés et maintenant ils sont dans le fossé .....


    • Tzecoatl Gandalf 16 octobre 2016 02:48

      @zygzornifle

      Histoire de ne pas se sentir seul, là c’est le capitalisme qu’on va mener au fond du ravin.

    • Olivier Perriet Olivier Perriet 16 octobre 2016 11:59

      @zygzornifle

      euh...pas vraiment, ce seraient plutôt des millions de chauffards qui ont suivi en toute connaissance de cause une voie hasardeuse ayant de fortes chances de les mener au fossé .


  • Olivier Perriet Olivier Perriet 16 octobre 2016 11:58

    Entre « la bétaillère à gosses », et « le SUV bas de gamme » doit-on se faire une idée pas très flatteuse de votre sensibilité personnelle au monde extérieur ?


  • Aristide Aristide 16 octobre 2016 12:31

    Poil à gratter du web depuis 2003 !


    La modestie de l’autoportrait est éclatante. Moi, je dirais « mes petits énervements d’acariâtre ».

    Encore un article sur les autres, ces irresponsables, ces dangereux, ... Ne cherchez pas dans ces exemples donnés, la moindre mesure, le « comportement des autres » désigné comme atteinte à MA personne. Le comportement de quelques malotrus généralisé. Les autres deviennent des ennemis. 

    Ce qui est savoureux, c’est cet instant très bref de lucidité où l’auteure se demande si cela vient d’elle. Eh bien, je confirme, cela vient de vous.

  • charlie charlie 16 octobre 2016 14:43

    Bonjour Monolecte, 


    Un certain ressenti ? Un ressenti certain…..

    Monolecte, certains des commentaires te donneraient raison a posteriori : «  Une sorte de haine larvée, drapée dans un océan de mépris. »

    Alors que tu développes un sujet qui concerne tout le monde : le monde semble avoir changé, est-ce moi qui ai changé ou le monde ? Le monde est-il devenu intolérant, moi y compris, qui ne tolère plus cette intolérance ? Légitime question. C’est celle que se posent tous ceux qui vieillissent… et tu devrais provoquer un réflexion intéressante plutôt qu’une levée de bouclier.


    Personnellement (je ne suis ni « jeune » ni « vieux »), je ne veux pas confondre la vie numérique et la vie réelle.

    Oui, la vie numérique suscite les déchaînements, le goût de blesser, la violence, la lâcheté derrière le clavier, les passions tristes, la brutalité verbale, la colère sans frein, le plaisir littéraire au seul service du pamphlet, de la parodie, du bon mot, la bile aigre……


    En revanche, je trouve la vie réelle étonnamment différente, tellement plus paisible, empathique ou souriante…. Je ne parle évidemment pas des zones d’extrême-pauvreté où le quotidien est abandonné au règne des bandes, des racailles claniques. Et même là, entendons aussi le rire des femmes de la cité qui partagent, s’entr-aident, gueulent, se marrent, cancanent….. 

    Ou des lieux de chômage industriel et de grande précarité. Et même là, le collectif peut être joyeux, fraternel.


    Mais l’exemple que tu prends : en voiture, je l’ai souvent testé : un signe de remerciement à un conducteur/trice qui vous laisse passer, et aussitôt la réponse est la même : un sourire. 

    Même observation dans la rue si l’on traverse à un passage clouté. Ou si l’on se pousse un peu pour laisser doubler un motard, il répond par un mouvement de jambe (= « j’ai vu ton geste, merci »). 

    J’ai déjà reçu plusieurs fois le ticket d’horodateur encore valide d’une personne quittant son stationnement précocement, faisant le tour de sa voiture pour me l’apporter et me le proposer, moi qui prenait sa place.


    C’est toujours actuel, et ailleurs, c’est pareil. Il suffit que l’Autre existe, par le regard, un brin de conversation, le sourire, une marque de politesse ou de respect, un bonjour à la cantonade. C’est fou le nombre de gens qui répondent positivement à ces marques d’existence !

    Même les ordures psychopathes ont besoin de parler, d’exister. Je me souviens d’une jeune femme ayant échappé à un serial killer, à son sort tout tracé dans l’horreur, par l’écoute, la parole, l’intérêt. Elle avait discuté des heures avant de réussir à s’enfuir. Elle a eu aussi beaucoup de chance et rien n’est simple, mais rien n’est écrit d’avance.


    Bref. Il serait assez « raciste » de considérer que la pauvreté engendre nécessairement la méchanceté, la violence, la haine.

    Je trouve mes compatriotes beaucoup plus sains et bienveillants aujourd’hui que ce qu’ils peuvent encore montrer au volant, car avant, c’était pire.


  • Hector Hector 17 octobre 2016 09:44

    Bonjour Monolecte,
    Je « possède » une petite voiture, une AX qui vient de souhaiter ses 25 ans.
    Inutile de dire que ce n’est pas une voiture de course et que je la ménage le plus possible parce que je n’ai pas les moyen d’en changer pour une plus neuve.
    Et puis je l’aime bien.
    Je ne prends jamais l’autoroute, naturellement, je me contente des nationales. Je respecte scrupuleusement les limitations de vitesse, plus pour elle que pour moi et pour tout dire je ne dépasse que très rarement le 80 Km/h. Pour l’essence aussi.
    Je sais, cela va en agacer plus d’un.
    Mon amie habite à 130 Km de chez moi et je fais plusieurs fois par mois le trajet pour la rejoindre.
    260 Km et trois heures de cauchemar : 
    Klaxonnade, appel de phares, tentative d’intimidation des camions qui me collent au coffre avec phares et klaxon, queues de poisson à presque chaque dépassement, distance de sécurité JAMAIS respectées, insultes, etc...
    Il est des moments où je rêve de voir un flic.
    Mais pourquoi ne comprennent-ils pas que je ne peux pas rouler plus vite ? D’autant que sur ce parcourt il existe de nombreuses doubles voies et que très souvent je me gare sur les parkings pour laisser passer la longue file dont je suis le début.
    Mais non, je suis un automobiliste nuisible qui empêche ces gens de rouler à 10, 15 ou même 20 km/h de plus dans leurs belles automobiles.
    Des gens comme moi ne devraient pas exister.
    Et puis il y a l’orgueil. Certaines petites voitures modernes qui ne peuvent rouler plus vite que ne le prescrivent les panneaux, me doublent et reste devant moi sans accélérer vraiment après l’inévitable queue de poisson, vu la vitesse de dépassement.
    Il n’y a qu’en zone urbaine où cette petite voiture tire son épingle du jeu.
    Oui Monolecte, tout change et nous avec.


  • Monolecte Monolecte 17 octobre 2016 09:57

    Sur mon blog, un partage qui m’a semblé très éclairant sur ce que je voulais exprimer. Ce n’est pas un texte récent, mais il est d’une pertinence folle : 


    « Les années que nous venons de traverser, marquées par le néolibéralisme, ont rendu les gens indifférents, leur vie intérieure s’est transformée en un grand glacier de sentiments congelés. Les gens ne peuvent pas faire autrement que de transmettre cette froideur à leur environnement. Il y a des différences non négligeables selon qu’on a grandi et que l’on vit dans une société qui valorise la solidarité avec les faibles et ceux qui sont moins compétitifs, ou bien qu’on vit dans une société où ces gens sont abandonnés dans la misère et stigmatisés en tant que loosers. Que l’expression « espèce de victime » soit devenue la pire insulte que des jeunes se lancent à la tête en dit long sur l’image pervertie qu’ils se font de l’humanité, marquée depuis quelques années par le culte du gagnant. »

    Et aussi cet autre passage :

    « Le manque d’égard généralisé, l’individualisme poussé jusqu’à la manie égocentrique, le cynisme et l’indifférence caractérisent aujourd’hui les rapports entre les humains. C’est ainsi que « l’ère du narcissisme » porte déjà en son sein le prochain niveau de développement psycho-historique. Le marché, l’économie et la pédagogie dictent une idée de la vie intérieure humaine qui doit être flexible et interchangeable, analogue à ce qu’on stigmatise encore aujourd’hui comme « psychopathe », et qu’on retrouve chez les détenus, en prison ou dans des institutions médico-légales. Le terme de psychopathe n’est pas utilisé ici dans son acception populaire, définissant une personnalité perturbée, imprévisible et violente, mais comme l’ont défini les psychiatres américain et canadien Cleckley et Hare pour qui les caractéristiques d’une personnalité « psychopathique » sont l’incapacité à ressentir de l’empathie, le fait d’être beau parleur, charmeuse, sûre d’elle, à l’aise dans les situations sociales, froide quand elle est sous pression. C’est-à-dire précisément les attributs qui caractérisent les flambeurs et les gourous de la nouvelle économie et du monde de la finance qui continuent à nous pousser vers le précipice. »


Réagir